Les titres les plus simples sont
toujours les plus complexes. Celui-ci n'echappe pas à la règle.
Tout semble simple car chacun comprend les mots qui composent ce thème
: La justice, le Nouveau Testament... C'est ce dernier terme qui est
le moins difficile, car la composition comme la place du N.T., tel que
constitué par le canon de l'Église primitive sont connues.
En revanche le mot de justice laisse place à de nombreuses interprétations
et ouvre sur des controverses qui sont autant de nature théologique
que politique ou juridique.
1. Cette difficulté est redoublée d'abord par le fait
que le mot justice appartient au vocabulaire quotidien de la langue
commune mais aussi, d'une certaine manière, de la langue savante
: celle des juristes et celle des philosophes. Dans de tels cas, la
discussion sur ce thème ne revêt pas seulement un caractère
académique comme on pourrait s'y attendre avec un mot seulement
savant. La discussion engage souvent de la passion et des intérêts.
Au travers de ce mot, c'est toute une conception et surtout une pratique
de la justice qui est en jeu. C'est « juste » ou «
ce n'est pas juste » sont des expressions qui ne se bornent pas
à constater une situation. C'est souvent une revendication ou
un cri de révolte qui mobilise des individus, des groupes entiers
et qui conduit quelquefois à des actions collectives violentes.
C'est au nom de la justice que l'on a règné sur des sociétés,
mais aussi que l'on a soulevé le drapeau des révolutions
et fait basculer des systèmes sociaux
2. Il y a une autre difficulté qui nest pas moins redoutable
: le mot justice, en français, recouvre deux objets très
différents.
Dans un premier sens, le plus commun, - et pourtant le plus savant
- il désigne une qualité, voire une vertu. Etre juste,
c'est se comporter d'une certaine manière, pour le minimum, s'analyse
comme le respect de certaines règles. Pour reprendre une expression
de l'A.T., c'est , avoir « des poids justes et une balance juste
». La justice est dès lors la caractéristique d'une
situation, d'une décision ou d'un homme. En ce sens tous les
textes sacrés ou non, parlent des « justes » ou de
la « justice » (ou de linjustice) dune société.
Ce sens se trouve également dans la Bible et dans le N.T. où
il est fait appel à la justice ou aux justes comme le passage
célèbre du Sermon sur la Montagne (Mat v/6).
Parler ainsi d'une qualité peut encore être rendu plus
complexe suivant que l'on attribue cette caractéristique à
l'homme ou à Dieu : cela entraîne des conséquences
tout à fait importantes et qui, d'une certaine manière,
séparent profondément les courants de pensée présents
dans les textes. Mais ces divergences se réalisent dans une compréhension
commune du mot qui est rapportée à une disposition morale
ou sociale.
Le deuxième sens certainement plus récent, désigne
en revanche un appareil : La « Justice » représente
une institution autonome, avec ses rituels, son personnel et sa logique,
chargée de traiter et de résoudre les contradictions nées
de la vie sociale. Ce sens n'est pas secondaire car il est supposé,
au travers de l'administration judiciaire, parler de la qualité.
Si être juste c'est rendre à chacun ce qui lui est dû,
l'appareil de la justice ne serait que la concrétisation de cette
vertu d'équilibre, de rééquilibrage. On sait pourtant
combien il peut y avoir de distance entre le mot et la chose, entre
le projet et la réalité. Pourtant, l'institution judiciaire
continue de véhiculer cette signification, avec des formes, des
procédures et des résultats très variables, selon
les moments historiques, les lieux et les problèmes à
traiter.
Comme on le voit, ces deux sens renvoient l'un à l'autre, car,
s'il est vrai que la qualité du juste peut se manifester en tout
domaine, il est vrai aussi que pour être crédible, l'appareil
de la justice doit mettre concrètement en oeuvre cette qualité.
Cela explique que dans des passages du N.T, nous trouvons des textes
et des paraboles où est précisément mise en scène
cette double relation.
3. Ces difficultés d'appréhension du mot expliquent
déjà qu'il faut s'attendre, dans le N.T. à des
perspectives différentes, comme si, en précisant de plus
en plus le terme, on en découvrait des significations de plus
en plus complexes. Comme la vue au travers d'une fenêtre s'élargit
au fur et à mesure qu'on sen approche, l'analyse du mot justice
devient de plus en plus problématique au fur et à mesure
qu'on la sollicite.
En simplifiant et en organisant cette approche, on pourrait dire que
l'on trouve dans le N.T trois sens différents de la justice.
Dans un premier sens, auquel souvent on ne prête que peu d'attention,
nous trouvons toutes les allusions ou toutes les descriptions de l'appareil
institutionnel judiciaire qui sert, en quelque sorte, de cadre ou de
décor à une action ou à une parabole... La «
justice » au sens d'institution nest pas présentée
de manière neutre : cela nous renseigne sur une première
leçon relative aux pratiques sociales de la justice.
Dans un deuxième sens, le mot renvoie à une expérience
humaine, à une pratique individuelle. Etre juste, c'est «
pratiquer » la justice. Inévitablement, ce sens magnifie
les actes, et, à travers eux, le jugement que l'homme porte sur
ses semblables et sur les situations auxquelles il est confronté.
Cette responsabilité de trancher pour donner une solution réputé
juste, apparaît alors comme le fruit d'une sagesse, d'une écoute,
mais aussi d'une compréhension qui forcent l'admiration. La figure
du juste dans un homme est le signe dune certaine perfection. On verra
tout ce qui découle de cette définition, bon et moins
bon !
Enfin, dans un troisième sens, la justice apparaît comme
une caractéristique fondamentale de Dieu, et comme telle, moins
inaccessible qu'incompréhensible.
La plupart du temps, la justice de Dieu déroute car elle n'a
en partage aucun des raisonnements de l'homme. Tant que, selon l'A.T.,
la loi permettait de séparer ce qui était juste de ce
qui ne l'était pas, il était clair que la conduite à
mener comme les décisions à prendre pouvaient être
mesurées aux prescriptions de cette loi. Mais lorsque celle-ci
est accomplie,, lorsque les commandements de la loi se réduisent
aux deux impératifs : « tu aimeras ton Dieu et ton prochain
», la définition de la justice se brouille complètement.
Outre le fait que cette définition échappe à l'univers
ordinaire de l'homme, elle a de plus, la particularité de devenir
un instrument constant de questionnement, de remise en cause des modes
de la vie sociale, au lieu de les confronter et de rassurer ceux qui
les mettent en oeuvre.
Trois sens, trois questions finalement qui nous font passer successivement
de la mise en scène humaine, à l'expérience personnelle
et enfin à l'accomplissement d'un univers radicalement autre,
posé comme modèle à la fois indépassable
et jamais accompli.
I. La justice comme appareil de mise en scène des rapports
sociaux
La présentation de la justice
comme institution correspond à des moments, à des situations
et à des significations différenciées. On peut,
pour simplifier, lire deux enseignements qui, d'une certaine manière
sont peut-être complémentaires.
1. Dans un premier sens, nous avons une vue très critique,
sinon négative de la justice-institution. Comme décor
de parabole, elle apparaît comme un système gouverné
plus par l'intérêt personnel ou l'aveuglement des rapports
réels entre les hommes que comme un service chargé de
dire le droit. L'exemple du passage de Luc XVIII-1 et suivants est éclairant.
Cette parabole du juge inique met en scène un magistrat peu soucieux
d'exercer son office et une veuve, symbole de la plus grande fragilité
dans la société de cette époque. L'aveu cynique
que l'accueil que le juge fera enfin à cette femme est la conséquence
de l'importunité et non le sens de son devoir, décrit
un système qui accentue l'inégalité de positions
entre celui qui exerce le pouvoir et les petits qui le subissent.
On comprend, dans ces conditions, que la justice humaine comme appareil,
soit présentée dans d'autres passages, comme un lieu et
une institution à éviter.
Dans Matt.V- 25 et 40 , ou dans Matt. X-17, le même conseil
prévaut : il faut éviter la justice rendue par les tribunaux
et régler, au contraire, les différends entre soi. La
traduction devant les tribunaux est toujours présentée
comme l'acte des méchants contre les justes, des juifs hostiles
contre les nouveaux chrétiens, où l'on enferme, on punit,
et on chatie ; elle semble être au service des puissants et jamais
capable de rendre des décisions justes. Bien des avertissements
du Christ concernent cette hypothèse où les fidèles
- donc les justes - seront traduits devant les tribunaux, battus et
emprisonnés. Cette mise en garde est en même temps l'annonce
que la persécution est inévitable et que la justice officielle
y prendra sa part.
Il est vrai qu'une partie de cette justice est de nature romaine et
appartient à l'occupant réduit ici à sa fonction
de gardien de l'ordre. Les textes des évangiles trouvent ici
un exemple de choix dans le fonctionnement de cette justice «
étrangère » avec le procès de Jésus
devant Pilate. Au delà de l'aspect technique de la procédure
portant notamment sur la compétence de l'organe qui doit décider,
finalement, c'est la description dune machine qu'entreprend le texte
du N.T.. En l'espèce, le gouverneur Pilate peut faire figure
de parfait fonctionnaire, soucieux non seulement de respecter la procédure
et la dévolution des compétences (juridiction dHérode
à respecter, Luc...) mais aussi de se concilier les pouvoirs
locaux (le tribunal religieux du Sanhédrin, tout autant qu'Hérode)
et de se comporter en autorité impartiale. Ses tentatives pour
se débarrasser du « cas Jésus » sont significatives,
tout autant que sa décision finale, consistant à mettre
fin à une situation embarrassante, (une possible révolte
populaire appuyée par les autorités autochtones). La justice
romaine apparaît alors comme un bon exemple de bureaucratie gouvernée
par la raison d'État : le lavement des mains de Pilate couronne
la décision de manière paradoxale.
Mais il faut aussi considérer que les textes du N.T parlent
aussi continûment de la justice religieuse maintenue par les romains,
qui constitue autour du grand prêtre et du roi Hérode un
des éléments de l'appareil juif subordonné au pouvoir
de César. Cette « justice »-là nest pas meilleure
que la précédente, au contraire elle consacre la main-mise
d'une caste sur le peuple juif au nom de la tradition et du respect
des coutumes, et d'autre part une conception sectaire et rigide de la
transmission de la Loi. Il est significatif de voir combien les membres
de ce haut tribunal se satisfont des témoignages achetés,
combien ils sont complices d'actions, de manipulation auprès
du peuple, et, dans une connivence avec l'occupant, combien ils sont
responsables dune collaboration sans retenue avec les Romains. Bref,
la justice des juifs, en tant qu'appareil, n'est pas supérieure
à celle de l'occupant.
On pourrait tirer de cet ensemble d'exemples, une leçon de
défiance à l'égard de la justice-institution dont
l'organisation et le fonctionnement trahissent complètement les
espoirs ou les attentes que chacun pourrait mettre dans un appareil
chargé de donner à chacun ce qui lui est dû.
2. Mais il faut contrebalancer cette présentation par tous
les passages du N.T où l'institution judiciaire est montrée
comme capable de protéger, certes dans certaines limites, les
droits de l'accusé.. Il faut ici faire mention de tout l'arrière
plan des Actes des apôtres à propos des tribulations de
l'apôtre Paul.
L'action de l'apôtre peut en effet aussi être lue comme
une histoire judiciaire entre une accusation (celle des juifs selon
le texte) et une procédure par laquelle Paul se défend.
Il est interessant de remarquer qu'à partir du chapitre 16 des
Actes et ce jusquà la fin du livre (Chap.28) Paul est poursuivi
par les juifs qui arrivent à soulever des foules et à
convaincre les magistrats. D'où une succession de traductions
devant les magistrats, d'enfermements en prison puis de libérations,
entrecoupés de fuites grâce aux réseaux des fidèles.
A partir du chap.21, l'arrestation de Paul à Jérusalem
prend un tour plus sérieux : il échappe à un véritable
lynchage grâce à la garde romaine et c'est là, dans
la forteresse de la tour Antonia, qu'il évite le supplice du
fouet ordonné par le tribun, en révélant sa qualité
de « citoyen romain ». Tout le mécanisme juif se
déclanche alors, du centenier chargé d'appliquer la peine,
au tribun qui la prononcée - et qui se hâtera de l'annuler
- jusqu'au gouverneur Felix qui siège à Césarée
; devant ce gouverneur, un véritable procès est ouvert
avec l'accusation des grands prêtres et des anciens soutenus par
un « avocat » Tertiullus et la réponse de Paul. Puis,
le successeur de Félix, le gouverneur Festus recommencera toute
la procédure ; et Paul qui connaît ses droits en appelle
à César, donc à l'autorité suprême.
Entre temps, le procès a repris devant le roi Agrippa, venu
à Césarée et aurait pu en rester là : mais
l'appel à César oblige à continuer la procédure.
Et c'est le long voyage de Paul vers Rome, comme détenu, constamment
surveillé et gardé - voyage long et mouvementé
de plusieurs années -. A Rome, Paul jouit d'une relative liberté
malgré la constante surveillance d'un garde (chap.28/16), voire
d'une plus grande autonomie (v.31), sans que l'on sache d'après
les textes, quelle a été la conclusion du procès.
Cette longue histoire est évidemment celle d'un enseignement
continu, de conversions multiples et des rencontres de différentes
communautés chrétiennes en Méditerranée.
Mais elle a, comme fond, la présence constante de la justice
romaine dont la procédure permet la préservation des droits,
et d'abord, du premier d'entre eux, le droit à la vie, grâce
à la possibilité de se défendre. Le Sanhédrin
apparaît, au contraire, mal organisé de ce point de vue
(chap.23 à partir du v.1) et moins fiable.
Cela ne signifie pas que cette version positive de la justice romaine
renverse complètement le jugement antique porté sur la
justice des hommes puisque les mêmes conseils et les mêmes
préventions à l'égard de cet appareil subsistent
dans les autres textes du N.T.. Notamment les lettres de Paul aux Romains
(spécialement chap. 2 et 3) rappelle fort le rapport étroit
entre la Loi (certes spirituelle) et le péché ; en d'autres
termes, un système fondé sur la loi, n'aboutit en définitive,
qu'à la condamnation. On pourrait élargir au domaine socio-politique
et dire que le procès et la justice des hommes, aussi perfectionnés
soient-ils, ne peuvent qu'engendrer culpabilité et condamnation..
C'est en ce sens que l'on peut comprendre qu'il n'est pas sage, du
point de vue chrétien, d'user des moyens offerts par les institutions.
« Bénissez ceux qui vous persécutent » (XII,14)
; « ne vous vengez point vous-mêmes » (19). Plus fortement
Paul réaffirme que le seul juge est le Seigneur et que donc peu
lui importe d'être jugé par ses contemporains « ou
par aucun tribunal humain » (I Cor. IV, 3). Le passage qui suit
dans cette lettre (I Cor.VI, v1 et...) est éloquent : Paul demande
que les dissensions ou les conflits qui divisent les membres de l'Église
ne soient pas portés devant les tribunaux « paiens »,
c'est à dire devant la justice des hommes et exhorte les chrétiens
à régler leurs difficultés entre eux. Car faire
ainsi trancher les litiges internes par des infidèles c'est pratiquer
l'injustice.
C'est ce qui est précisé par Paul dans une autre lettre
(I Tim.V,19 ) : toute accusation contre un ancien doit comporter la
déposition de deux ou trois témoins. Ainsi s'organise
une sorte de justice parallèle, interne à l'Église
qui est chargée de traiter les conflits, et fait remplacer le
jugement par l'amour fraternel, même si, en de nombreux cas, Paul
appelle la sanction de Dieu sur tel ou tel membre de la communauté.
On peut donc conclure sur cette première approche de la justice
prise dans son appareil humain en constatant qu'elle n'a pas la valeur
que le monde lui reconnaît et que pour la primitive Église,
elle ne saurait représenter un modèle de règlement
des conflits, surtout lorsque ceux-ci concernent les membres de la communauté
des fidèles. Ce sont ces fidèles-là qui sont peut
être porteurs dune possible justice..
II. La justice comme expérience de l'homme de vertu
Il y a en effet un tout autre sens
que celui d'institution et qui vise au travers de la justice, un certain
type de rapport social - la justice entre les hommes - et un certain
type de comportement - le juste opposé à l'homme injuste
-. Nous sommes dans un tout autre registre. Il ne sagit plus de considérer
des procédures et des institutions, mais des comportements et
des attitudes.
Cela ne renvoie pas, dailleurs, uniquement aux qualités de
certains hommes ou groupe mais peut aussi désigner des situations
et des promesses dont le sens n'est pas facile à décrypter.
Cependant une chose est sûre, cette interprétation du mot
justice met l'accent sur les vertus nécéssaires de l'homme.
Ces deux aspects doivent être considérés.
1. La justice comme émanation de la vertu de l'homme...
L'idée essentielle résulte d'une structure profondément
enracinée dans la culture juive et, depuis, dans la culture chrétienne
: celle de la loi comme norme posée et imposée, à
partir de laquelle l'obéissance et la désobéissance
déterminent la conduite juste ou injuste. Est juste ce qui correspond
à la loi.
Observons que ce primat de la loi nest pas, comme on voudrait souvent
le croire, un rajout imposé à la condition humaine : il
est la condition même de l'humanité. Seul, l'homme, à
la différence des animaux simpose (ou accepte, ce qui revient
au même) une règle qu'aucune nécessité naturelle
ne l'oblige à respecter depuis le jardin d'Eden jusqu'aux prescriptions
de toute nature depuis les rapports entre les sexes jusqu'aux interdits
alimentaires- l'homme affirme son humanité en s'interdisant certains
actes. En dehors de la loi qui tranche, sépare, ordonne au sens
dorganise, il n'y a que chaos et confusion. Dès lors, le respect
de la loi est au principe même de l'humanité ou, comme
le diraient des anthropologues contemporains, un passage de la nature
à la culture, qui est le propre de l'homme. On comprend que dans
ces conditions l'idée même de justice est liée à
celle de loi : est juste celui qui respecte la loi.
On peut tout à fait concilier ce sens avec des théories
de la justice qui nappartiennent pas à la culture juive. Cest
le cas de la philosophie grecque. Chez Aristote la justice est perçue
de deux manières : justice distributive, selon laquelle la richesse
et les honneurs sont répartis entre les individus ; Justice commutative
qui restitue à celui qui est privé dune partie de ses
biens ou de son honneur, ce dont on l'avait indûment privé.
La justice est donc une affaire de proportions : il faut donner (ou
rendre) à chacun ce qui lui est dû. La justice comme attitude
consiste précisément à respecter ce partage des
biens et de la considération.
Cette doctrine de la justice peut être retrouvée dans
nos textes : c'est en quelque sorte, un minimum d'accorder à
chacun ce qui lui est dû, mais c'est, au fond, plus que cela,
comme déjà l'énonçaient les textes de lA.T.
Il sagit bien de pratiquer la loi, au delà, de pratiquer la charité,
envers tous.
La parabole si connue de Matt.XXV.31 l'indique bien. Donner à
manger et à boire, accueillir l'étranger, vêtir
ceux qui sont nus, visiter les détenus, voilà ce que l'on
peut résumer dans un mot : la Justice. C'est ce qu'énonce
le v.37 « alors les justes » répondront : «
Quand t'avons nous... » et la conclusion de cette annonce c'est
que « les justes iront à la vie éternelle »
(v.46).
On peut confirmer que dans le N.T., tous ceux qui sont pieux et observateurs
de la loi de Dieu, sont dénommés « justes ».
Ainsi Jean le Baptiste est présenté comme un homme saint
et juste (Marc VI,20), et celui qui reçoit un juste aura une
récompense de juste (Matt.X,41) ; c'est aussi la conclusion de
la parabole du Semeur qui sortit pour semer et dont les semences tombent
dans des terrains inégaux. Le Christ, sollicité d'expliquer
cette parabole conclut : « alors les justes resplendiront comme
le soleil dans le royaume de leur père » (Matt.XIII,43)
: on comprend que ces justes sont précisément ceux qui
ont entendu la parole, qui l'ont comprise et qui ont porté du
fruit (v.23), c'est à dire qui l'ont mise en pratique.
Cette justice qui est la mise en oeuvre de la loi de Dieu ne sarrête
pas aux signes extérieurs. Jésus met en garde contre cette
justice des pharisiens et des scribes (Matt.V,20) qui, pour l'essentiel
s'arrête à une conception purement formelle ou ritualiste.
Il faudrait citer ici tout l'évangile de Matthieu et les protestations
renouvelées du Christ contre cette justice de façade :
il suffira de rappeler les imprécations contre les pharisiens
du chap.23 : le malheur est appelé sur tous ceux qui ne font
pas ce qu'ils disent, qui affichent une foi purement d'extérieur,
qui conduisent les autres à leur perte, qui blanchissent 'lextérieur
et cachent la pourriture à l'intérieur. Tout ceci peut
être résumé dans un court verset du chap.VI,1 :
« Gardez-vous d'étaler votre justice devant les hommes
pour être admirés d'eux ».
Cette recommandation montre que la justice des hommes est plus difficile
à réaliser que la simple application des textes et des
prescriptions. Elle est plus une manière d'être que de
savoir, plus une attitude intérieure qu'un comportement extérieur.
Si la justice est la conséquence de la vertu de l'homme, elle
ne peut s'accomplir dans le seul registre de l'exécution de règles.
On comprend que le mot justice devient plus difficile à saisir
: partis de la loi nous arrivons à une situation où le
mot devient presque incompréhensible. Ainsi en est-il de certains
passages quelque peu énigmatiques : lorsque Jésus demande
le baptème, le texte dit que Jésus devant la protestation
de Jean lui dit : « laisse faire pour le moment car il est convenable
que nous accomplissions ainsi toute justice » (Matt.III,15) ;
de même le texte pourtant si connu des Béatitudes ouvre
sur une autre conception de la justice : « Heureux, ceux qui ont
faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés »
(Matt V,6). Il y a là le point où éclate l'ambiguité
de la justice demandée aux hommes.
2. Le danger, en effet, de présenter la justice comme une expérience
de la vertu humaine est d'adopter une représentation «
religieuse » de la justice.
Pour s'expliquer, il faut préciser ce qu'indique le terme de
« religieuse ». On pourrait dire que la confiance en Dieu
- ou la foi dans sa parole - est très vite entraînée
à s'organiser dans des rituels et des formes que l'on dénommera
« religion ». L'homme semble ne pouvoir durablement accepter
une promesse et une foi qu'en les coulant dans le moule dune religion.
Désormais tout ce que la foi avait d'incertain et la promesse
de risqué se transforme en acte de dévotion parfaitement
définis en rituels qui suppriment tout doute. (La parabole du
Bon Samaritain en est l'illustration avec le renversement de la question
initiale : de « qui est mon prochain ? » à «
de qui es-tu le prochain ? »). Cela veut dire que l'adéquation
à la loi et l'observance stricte des interdits et obligations
remplaceraient désormais la libre aventure d'une fidélité
à une promesse. On mesure tout ce que la justice perd dans cette
opération ! Si elle n'est que l'application des normes et donc
l'exécution formelle dune règle, elle se vide de sens
dune certaine manière, et surtout elle fait reposer l'ensemble
des comportements sur les qualités et les vertus de l'observant.
On débouche alors sur le pharisaïsme, il faut le préciser,
sur un pharisaïsme sérieux. Au delà des hypocrites
faciles à dénoncer, il y a les docteurs de la loi qui
pensent pouvoir ainsi faire leur salut. La rencontre avec le jeune homme
riche l'illustre parfaitement : le Christ ajoute, comme on sait , un
commandement « inconnu » - vendre tout ce que l'on a - pour
rappeler que la loi n'est pas la mesure de la justice et que le fidèle
ne peut faire le décompte exact de tout ce qu'il respecte (comme
le fait ce jeune homme ) au risque d'oublier l'essentiel..
L'accomplissement de la justice qui apparaissait comme une oeuvre
strictement humaine et qui reposait alors sur les qualités de
l'homme juste, éclate en révélant que la justice
n'est pas produite par les hommes sinon très imparfaitement mais
donnée à ceux qui en ont faim et soif. Un verset de l'évangile
de Jean résume cette idée : « je ne puis rien faire
de moi-même ; je juge d'après ce que j'entends et mon jugement
est juste parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté
de celui qui m'a envoyé » (Jean V,30). On peut comprendre
pourquoi, humainement, la justice est un exercice si difficile «
ne jugez point afin de n'être point jugés ; car de la façon
dont vous jugez, vous serez jugés vous-mêmes » (Matt.VII,1).
La paille et la poutre montrent suffisamment que si l'exercice de la
justice se limite à ce que nous voyons ou aux règles que
spontanément nous utilisons, la justice sera bancale et cette
asymétrie se retourne contre nous-mêmes.
Ainsi, en conclusion provisoire : Si la justice n'est pas seulement
application de la loi et mise en oeuvre de nos vertus, elle nous dépasse
et nous oblige à ouvrir encore plus le champ de notre compréhension
: c'est le seul moyen pour que ce qui était jusque là
incompréhensible devienne un enseignement, pour que les usages
du mot justice, apparemment obscurs, séclairent dun sens nouveau.
Pour cela, il faut avancer d'un pas et postuler que la justice ne peut
avoir tout son sens que comme accomplissement divin modèle indépassable
et pourtant offert.
III. La justice comme accomplissement divin de la promesse
Le N.T comprend une autre interprétation
qui par opposition, déchire l'idée d'une justice fruit
de la vertu des hommes : cette justice nouvelle est proprement incompréhensible.
1. On partira de la parabole des ouvriers recrutés à
des heures différentes par le maître d'une vigne (Matt.XX,1-16).
On a l'habitude d'insister sur la légitime colère des
ouvriers de la première heure devant le paiement de ceux de la
onzième heure. Comment accepter qu'un travail inégal donne
lieu à un salaire égal ? ou comment l'égalité
peut-elle sappliquer à des situations inégales ?
Nous sommes ici à l'opposé de la conception grecque
selon laquelle il faut rendre à chacun ce qui lui est dû,
car il apparaît, qu'il est plus dû à ceux qui ont
beaucoup travaillé qu'à ceux qui n'ont travaillé
qu'une heure. Le maître répond avec une certaine logique
que le prix convenu au départ a été respecté.
Le respect du contrat de travail est indéniable et les premiers
ouvriers ne sont pas lésés : au moins du point de vue
formel ! Car, « au fond », il y a bien une inégalité
choquante. Alors le maître utilise un autre argument : celui de
son bon vouloir, celui d'être « bon » comme il lui
plait ! L'argument est imparable. Mais pas forcément acceptable
! Le bon vouloir du maître n'a pas à être discuté,
il s'impose comme une donnée de la situation.
Il faudrait peut-être remarquer ici, une autre dimension de
la justice : celle qui n'est pas le résultat des hommes qui ont
travaillé, comme une sorte de fruit de leur labeur et de leurs
vertus. Elle les dépasse au sens où elle leur est donnée
on pourrait dire imposée par quelqu'un qui est plus grand qu'eux
et c'est cette dimension qui pose problème !
En effet, la justice du maître échappe aux ouvriers comme
si, au delà ou au dessus de l'histoire qu'ils vivent, une autre
histoire se réalisait dont la logique est différente.
On pourrait multiplier les exemples des paraboles où la même
idée et la même conclusion prévalent : les hommes
ne sont pas prêts à recevoir ce qui leur est donné
et préfèrent organiser eux-mêmes leur propre système.
Pourtant, c'est ce que proclame le verset des Béatitudes : «
les affamés de justice seront rassasiés » cela signifie
que quelqu'un leur donnera ce qu'ils attendent en vain des arrangements
de leur société.
Cette conception mérite d'être appréciée
et approfondie dans ses conséquences, sous peine de donner matière
à une vision très démobilisatrice de la justice.
2. Certes, la première interprétation est celle que
Paul va particulièrement développer : la justification
aux lieux et place de la justice. Le déplacement des mots est
considérable et l'on sait que c'est sur ce jeu de mots que s'enracine
toute la Réforme commençante avec l'illumination de Luther,
réfléchissant sur le passage de la lettre aux Romains
(I,17) « car, dans cet évangile est révélée
la justice de Dieu, celle qui s'obtient par la foi et qui conduit à
la foi, ainsi qu'il est écrit : "celui qui est justifié
par la foi vivra" » (citation d'un passage de l'A.T., c'est
à dire du livre de Habacuc II,4).
La justice n'est donc pas une action que l'homme développe,
mais un don de Dieu grâce auquel il se retrouve non juste mais
justifié. Cest un renversement complet qui substitue à
la recherche des vertus humaines, la seule acceptation reconnaissante
d'une grâce.
Cette conception de la justice soppose à celle qu'avaient développée
les pharisiens : il n'est nullement question de la vertu des hommes.
De même que dans l'A.T, la justification était l'oeuvre
propre du juge (être acquitté), qu'elle signifie aussi
l'acte de pardon, de même dans le N.T., selon Paul la justification
est l'oeuvre de Dieu à l'égard de tous, puisque nés
sous le péché, les justes comme les païens. Paul
sélève donc contre les idées judaïsantes et
pharisiennes qui se sont développées dans les premières
communautés chrétiennes : c'est un combat concernant le
contresens du mot justice..
C'est donc que la justice renvoie à Dieu souverainement et
non à l'homme. C'est ainsi qu'il peut, parce qu'il est Juste
et qu'il tient ses promesses, justifier les hommes. C'est en quelque
sorte une qualité de Dieu qu'il communique aux hommes.
3. Reste quand même une figure de la justice dans le N.T. qui
ne peut pas être éludée : celle du jugement dernier
qui occupe une part non négligeable de l'enseignement du Christ
et que l'on retrouve dans les lettres des apôtres ou, évidemment
dans le livre de l'Apocalypse : « L'heure du jugement est venue
» (XIV,7) et les livres sont ouverts et tous « furent jugés,
chacun selon ses oeuvres » (XX,13), à la suite de quoi,
ceux qui n'étaient pas inscrits dans le livre furent jetés
dans l'étang de feu et qu'apparut un ciel nouveau, puis une nouvelle
terre, la nouvelle Jérusalem.
C'est ici apparemment une autre justice qui s'accomplit, celle que
déjà annonçait l'A.T. où Dieu dans un sens
plus commun, rétribue les justes et punit ceux qui sont ses ennemis,
y compris au sein de son propre peuple.
Rien de révoltant dans cette justice qui conforte le sens commun
et comme dit Paul : « Si notre injustice fait éclater la
justice de Dieu, que dirons-nous ? Dieu est-il injuste (je parle ici
comme les hommes) en laissant agir son courroux ? Non, certes ! Autrement
comment Dieu jugerait-il le monde ? » (Rom.III,5-6). Mais après
ce constat irrécusable, Paul en dénoue la conclusion dramatique
(nous serions tous promis au châtiment) par la situation nouvelle
qu'ouvre Jésus Christ : désormais, en effet « c'est
en dehors de la loi que la grâce de Dieu a été manifestée
» (Rom.III,21) ce qui signifie que tous ceux qui croient en Jésus
Christ échapperont à cette justice vindicative et répressive
pour entrer dans la justification par grâce.
Cette explication donne un autre sens au tableau de la séparation
des bons et des méchants qui organise encore le récit
de Matthieu XXV. La séparation des justes et de ceux qui iront
au châtiment éternel pourrait bien être celle qui
différencie ceux qui acceptent et ceux qui ne reconnaissent pas
la justice de Dieu, au sens de la foi. Ceux qui interrogent pour savoir
quand ils ont pu rencontrer Dieu dans celui qui a faim, soif, froid,
est en prison ou étranger, ressemblent fort à des personnes
qui tentent de se justifier et c'est ce qui est impossible pour les
hommes et qui les condamne comme les pharisiens.
Dès lors, la justice de Dieu est déroutante : elle ne
fonctionne pas selon la logique des hommes (sera gratifié celui
qui est juste et sera puni le méchant) mais selon une autre logique,
selon laquelle tous sont appelés à être justifiés
sils l'acceptent..
Nous sommes bien loin du premier sens le plus commun de la justice
: il ne sagit plus de balance et d'équilibre entre le bien et
le mal, le juste et le méchant. Cela signifie-t-il pour autant
que l'homme peut se désinteresser de tout ce qui constitue la
vie au sein de la société ? Certainement pas, car si la
loi ancienne est passée, une nouvelle « loi » est
posée : Tu aimeras (Mat.XXII,3), et cela oblige beaucoup plus
que d'être en règle avec l'ancienne loi. Cela déborde
la comptabilité du bon et du mauvais qui sert de base à
la justice car, désormais, cette conduite personnelle et sociale
guidée par l'amour des autre - ou ce qui est « semblable
», l'amour de Dieu - fait entrer dans une tout autre justice,
mais une justice quand même. Justice d'une nouvelle naissance
acceptée comme don et non fruit de notre vertu.
Pour conclure, on comprend que le mot justice révèle
des oppositions et des conflits non seulement savants et théologiques
mais aussi communs et politiques. Ces conflits ouvrent des lectures
et des pratiques différenciées de la parole.
A chacun de choisir son camp !