N° 170 - Octobre 2003
( sommaire
)
Cahier :
Dans ce cahier :
-
La Bible, parole de Dieu
?, par André Gounelle
-
Pas d'Esséniens,
pas de Cathares : même combat ?, par Michel
Jas
Introduction
En France, un certain nombres d'Eglises et d'associations
ont lancé un mouvement de proclamation « l'année
de la Bible ». Des manifestations diverses (expositions, séries
de réunions, stands, etc.) ont été organisées
ces temps derniers. Très souvent dans des publications, des
liturgies, des conférences, des prédications, on confond
« Bible » et « Parole de Dieu », termes que
l'on considère comme interchangeables. S'agit-il d'un abus
de langage, d'une confusion ou d'une prise de position théologique
? Il y a quelques années, nous avons mené une enquête
sur cette question : « La Bible est-elle la Parole de Dieu ?
». Une dizaine de personnalités ont répondu à
cette question. A la demande de lecteurs intéressés,
nous reprenons cette question avec une étude du professeur
André Gounelle, bien connu de nos lecteurs habituels. L'émerveillement
d'une inspiration reconnue dans les textes « sacrés »
ne doit pas conduire à une idolâtrie. La tentation est
toujours forte de « matérialiser » la présence,
la grâce et la révélation de Dieu.
Christian Mazel
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sommaire du N°
La Bible est-elle Parole de Dieu ?
Venant d'un protestant, et d'un réformé, cette question
peut à première vue surprendre, voire choquer. En effet,
les Confessions qui expriment la foi réformée sont très
nettes sur ce point. Ainsi celle de la Rochelle (1571) déclare
dans ses deuxième et cinquième articles que la Parole
de Dieu se trouve dans les Écritures qui la contiennent. La Confession
helvétique postérieure (1566) commence par un chapitre
qui a pour titre : « De l'Ecriture sainte, vraie parole de Dieu
».
On a souvent interprété ces affirmations en leur sens
le plus fort. Au cours de l'histoire, quantité de gens ont estimé
que la Bible est une parole de Dieu parmi d'autres, à côté
d'autres. Ils pensent que Dieu s'exprime certes dans la Bible, mais
qu'il parle aussi par les traditions et les autorités de l'Église,
ou bien par la nature et les spectacles qu'elle nous offre, ou bien,
encore, dans la pensée et la conscience des êtres humains.
D'autres ont voulu discerner également une parole de Dieu dans
l'histoire, parfois dans les diverses religions du monde.
A des opinions de ce genre. on a opposé le sola scriptura (par
l'Ecriture seule) de la Réforme qui affirmerait, dit-on, un exclusivisme.
Il signifierait que la Bible n'est pas une mais la parole de Dieu, la
seule, l'unique. Il impliquerait que Dieu ne parle, ou plus exactement
que nous ne l'entendons nulle part ailleurs. En fait. Lorsqu'on étudie
les textes de la Réforme, et aussi ceux de la réflexion
théologique postérieure, on s'aperçoit qu'ils ne
vont pas aussi loin, et que cette interprétation radicale ou
extrême force et fausse la position du protestantisme.
Cette série d'articles me donne l'occasion de préciser,
à propos de quatre points, ce qui empêche de dire aussi
massivement et radicalement que la Bible est parole de Dieu.
Parole et écriture
Le premier point part d'une constatation toute simple et un peu bête.
La Bible ne se présente pas à nous sous la forme d'une
parole mais d'un écrit (ou plus exactement d'un recueil d'écrits
divers).
J`éprouve toujours une certaine perplexité lorsque j'entends
dire au cours d'un culte : « Maintenant, nous allons lire la Parole
de Dieu ». Normalement, une parole ne se lit pas ; elle s'écoute.
Bien sûr, il ne faut pas établir des oppositions trop tranchées,
ni se complaire dans les antinomies ou des incompatibilités insurmontables.
Il arrive que l'on dise et que l'on écrive exactement les mêmes
mots, les mêmes phrases, les mêmes idées. On peut
lire un discours imprimé, ou écouter la lecture d'un texte
sans que le contenu en soit modifié ni que le sens en soit changé.
Pourtant, nous le sentons et l'expérimentons constamment, en
général, la parole et l'écrit nous touchent de
manière différente et n'établissent pas la même
relation entre deux êtres. Lire le texte de quelqu'un ne revient
pas au même que l'écouter parler. L'écrit suppose
une distance, un écart et éloignement. Chacun reste de
son côté. On n'a pas directement affaire à une personne,
mais à quelque chose qui provient d'elle. Au contraire, la parole
implique une présence vivante, une rencontre personnelle, une
proximité et un contact.
Dans son article 2, la Confession de La Rochelle indique que la parole
de Dieu a été « au commencement révélée
par oracles » (c'est à dire, au sens étymologique,
par « ce qui sort de la bouche », nous dirions aujourd'hui
« de manière orale »), et qu'elle « a été
puis après rédigée par écrit es livres que
nous appelons Ecriture Sainte ». Nous savons bien que la plupart
des livres de la Bible sont nés de prédications ou de
harangues (celles des prophètes, des évangélistes,
des apôtres, et surtout, évidemment, celles de Jésus).
On y trouve des discours qui ont d'abord été parlés,
et ensuite couchés sur le papier. Dans les Écritures,
nous avons de la parole mise en conserve, ou congelée. Quand
on veut manger des conserves, ou consommer des aliments surgelés,
il faut les réchauffer pour qu'ils deviennent mangeables, assimilables,
pour qu'ils nourrissent.. De même, il faut que le texte retrouve
vigueur et chaleur pour qu'il nous atteigne comme une parole. Ricoeur
écrit que la tâche du prédicateur consiste «
à restituer en parole ce qui est donné en texte ».
Dans cette optique, le protestantisme a souligné l'importance
de la prédication. La Parole de Dieu nous parvient et nous interpelle
à travers elle. « Toute la vie et la substance de l'Église,
affirme Luther, sont dans la parole de Dieu... je ne parle pas de la
parole écrite, mais de la parole vocale » (c'est-à-dire
prêchée). A l'époque du Désert, donc d'une
vie d'Eglise clandestine, les protestants français ont tenu à
avoir des assemblées, des prédications, malgré
les avis des sages, des prudents, qui depuis la Suisse ou la Hollande
conseillaient de renoncer à ces assemblées tellement dangereuses.
La foi vient de ce que l'on entend (Rom.10/17), pas de ce qu'on lit;
elle se nourrit de la prédication de l'évangile, non de
la seule lecture personnelle et individuelle de la Bible. Toutefois,
une prédication n'est vraiment évangélique que
si elle se fonde sur le texte, lui reste fidèle, et se donne
pour mission de le rendre vivant et actuel. Les Ecritures fournissent
le fondement, la substance et la norme qui lui sont nécessaires.
On ne peut annoncer l'évangile que parce qu'on se réfère
aux écrits qui le transmettent.
La Bible n'est pas parole de Dieu comme texte. Elle ne l'est pas quand
on l'enferme dans un placard, ou qu'on en fait un usage strictement
littéraire. Mais lorsqu'elle suscite une prédication authentique,
lorsque cette prédication transforme le texte en message vivant
et actuel. alors surgit et retentit la Parole de Dieu.
La Bible et l'Esprit
Partons d'une phrase notée au cours d'une de mes lectures:
La Bible est « une chose morte, sans aucune vigueur ». Cette
phrase n'a pas été écrite par un incroyant ou par
un adversaire du christianisme, mais. aussi étonnant que cela
puisse paraître. par Calvin. Il l'a même dite en chaire
: elle se trouve dans un sermon sur 2 Timothée 3/16. Il ne s'agit
nullement d'un lapsus, ou d'un moment d'égarement, mais bel et
bien d'un thème qui revient à plusieurs reprises sous
la plume du Réformateur. Il considère qu'en elle-même
la Bible est inerte et sans force. Il y voit une lettre morte, un texte
qui tue, et non la parole vivante et vivifiante de Dieu.
Elle ne devient Parole divine que par l'action du saint Esprit dans
le coeur et l'esprit de ceux qui la lisent ou qui écoutent la
prédication qu'elle suscite. La Parole de Dieu ne se fait entendre
que lorsque s'opère la rencontre entre deux discours: celui qui
nous vient du dehors, celle que formule l'Ecriture, qu'annonce la prédication,
et celui qui nous vient par le dedans, que nous souffle intérieurement
l'esprit. Comme l'écrit Zwingli « l'Esprit qui parle dans
la Bible, et l'Esprit qui parle à notre âme se confirment
mutuellement ».
Au dix-neuvième siècle, on s'est beaucoup préoccupé
de l'inspiration des auteurs bibliques. Ont-ils été seulement
les porte-plumes de Dieu, écrivant pratiquement sous sa dictée,
ou ont-ils été des interprètes qui apportaient
du leur dans leur rédaction ? On a proposé diverses théories
et l'on en a beaucoup discuté. Il me semble que l'inspiration
des lecteurs de la Bible a autant d'importance et joue un rôle
aussi décisif que celle de ses auteurs. « Il est nécessaire,
écrit Calvin, que le même Esprit qui a parlé par
la bouche des prophètes entre dans nos coeurs » Pour cette
raison, dans les cultes réformés, la lecture de la Bible
s'accompagne d'une prière qui demande à l'Esprit d'agir
pour que le texte lu devienne parole vivante. Sans l'Esprit, les passages
les plus beaux des Ecritures et les prédications les plus émouvantes
relèvent de la littérature ou de l'art, et ne portent
pas une révélation ou une parole divine.
Si le texte a besoin de l'inspiration, réciproquement, l'inspiration
a besoin du texte qui la contrôle, la vérifie et l'authentifie.
Les réformés le soulignent contre les « enthousiastes
» ou les « illuministes » de la Réforme radicale
pour qui l'effusion de l'Esprit rend superflu le Livre. Nous avons toujours
tendance à confondre nos désirs, et nos passions avec
la volonté de Dieu, et nous prenons facilement ce qui nous plaît
pour une vérité venue d'en haut. Nous confronter avec
le texte nous permet de faire le tri, toujours risqué et hasardeux,
entre ce qui vient de nous et ce que Dieu nous dit : si l'Ecriture sans
l'Esprit est une lettre morte, l'Esprit sans l'Ecriture n'est qu'une
illusion et un tromperie.
La Parole de Dieu ne réside pas seulement dans l'Ecriture ou
uniquement dans l'Esprit, mais elle jaillit de la conjonction de l'Esprit
avec l'Ecriture.
La Parole faite chair
Au début de l'Évangile de Jean, nous lisons : «
Au commencement était la Parole, et la Parole était avec
Dieu, et la Parole était Dieu... Tout a été fait
par elle et rien n'a été fait sans elle... La Parole a
été faite chair, et elle a habité parmi nous pleine
de grâce et de vérité ».
Ce passage très connu appelle trois observations :
Premièrement, il n'y est pas question de la Bible. Quand il
parle de la Parole divine, Jean ne mentionne ni l'Ancien ni le Nouveau
Testament.
Deuxièmement, il implique que la parole divine précède
l'écriture ; elle existe avant tout livre, puisqu'elle se trouve
là au commencement, au moment même de la création.
Troisièmement, comme l'a justement noté le théologien
parisien Wilfred Monod au début du siècle passé,
quand la Parole de Dieu cherche à se faire entendre des humains,
lorsqu'elle veut les atteindre et habiter parmi eux, elle ne se fait
pas livre, mais « chair », c'est-à-dire personne.
C'est Jésus que le Nouveau Testament appelle Christ. et non un
écrit, Parole de Dieu.
On a souvent prétendu que l'Islam et le christianisme avaient
en commun d'être des religions du livre (même s'il ne s'agit
pas du même livre). Les deux religions se ressembleraient parce
que fondées, l'une et l'autre, sur une Écriture sainte,
et parce que soucieuses, l'une et l'autre, de fidélité
au texte inspiré. Sans nier une certaine parenté, on ne
doit pas oublier qu'elle s'accompagne d'une grande différence.
Pour le musulman, l'autorité suprême réside dans
le Livre, dont l'original se trouve de toute éternité
dans le Ciel et que Dieu dicte à son prophète. Mahomet
est le serviteur du Coran, il lui est subordonné ; son rôle
consiste à le transmettre aux fidèles. Dans le christianisme,
l'autorité suprême réside dans le Christ, parole
incarnée de Dieu. La Bible est au service du Christ, sa mission
est de lui rendre témoignage. Comme l'écrit Luther, elle
est la servante dont il est le Seigneur.
L'idolâtrie de la Bible menace le protestantisme, qui y succombe
souvent, de même que l'idolâtrie du sacrement menace et
atteint le catholicisme. Il faut souligner, avec Ebeling, que «
la foi... n'est pas foi en la Bible, mais bien foi au Christ ».
La valeur unique et l'importance décisive de la Bible viennent
de son lien avec le Christ. Elle permet de le connaître et de
le comprendre; il vient à nous et nous parle par son moyen. La
Bible est Parole de Dieu dans la mesure où elle rend témoignage
au Christ, conduit à lui, le fait rencontrer.
La Bible, ouvrage humain
Il faut, enfin, souligner le caractère très humain de
la Bible. On aurait tort de le cacher ou de le diminuer ; il saute aux
yeux, et l'ignorer conduit à méconnaître la Bible.
L'humanité de la Bible a deux aspects principaux. D'abord,
la Bible ne tombe pas toute faite, tout écrite du Ciel. Les différents
livres qui la composent ont été écrits par des
hommes. Ils ont procédé comme n'importe quel auteur. Ils
ont réuni des documents et entrepris des enquêtes (Luc
l'indique au début de son Évangile). Ils ont travaillé
avec des collaborateurs (Paul en mentionne plusieurs). Ils ont rédigé
des brouillons, et leur texte a parfois subi des remaniements (ainsi,
le livre de la Genèse combine plusieurs récits, et les
épîtres aux Corinthiens sont des morceaux choisis de diverses
lettres de Paul). Enfin, on a regroupé en un volume les livres
qui forment l'Ancien et le Nouveau Testament à la suite de discussions
qui ont duré plusieurs siècles.
Notre Bible résulte de toute une histoire que l'on peut reconstituer
sans faire appel à des interventions surnaturelles.
Ensuite, l'humanité de la Bible se constate dans le fait que
s'y expriment des idées, des opinions et des sentiments très
humains. On y trouve les croyances, les connaissances et les conceptions
d'une culture et d'une époque anciennes. Ainsi, l'auteur du premier
chapitre de la Genèse écrit que le soleil et la lune sont
les deux plus grands astres. Nous savons bien qu'il se trompe, et nous
voyons sans difficultés qu'il ne s'agit pas d'une Parole de Dieu,
mais d'une science humaine aujourd'hui dépassée. La Bible
contient aussi des cris de haine et de vengeance qui contredisent le
commandement d'amour, ainsi, ce psaume 137 au si beau début («
Sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous
pleurions en nous souvenant de Jérusalem ») et à
la fin tellement horrible (« Heureux celui qui saisit tes enfants
et les écrase sur un rocher »). Comment voir dans cette
abominable béatitude une parole venant de Dieu ou inspirée
par lui ?
Livre humain ou divin ? A mon sens, l'un et l'autre. Le message que
Dieu nous adresse nous parvient toujours à travers des discours
humains. Il ne faut pas confondre le message avec le discours qui à
la fois le traduit et le trahit. La foi chrétienne ne nous oblige
nullement à adopter les idées et les conceptions d'un
autre temps. Néanmoins, nous ne devons pas oublier que ces discours
humains transmettent un message qui les dépasse ; ils nous font
entendre, dans un langage imparfait, parfois contradictoire, avec des
erreurs et des ratés, ce que Dieu nous donne et ce qu'il veut
que nous devenions.
L'on peut qualifier la Bible de parole de Dieu quand à travers
les écrits humains qui la composent nous percevons la voix divine
qui nous appelle à la conversion et nous ouvre à une vie
nouvelle.
L'instrument de la Parole
On peut résumer ainsi ces quatre remarques : la Bible devient
ou porte la Parole de Dieu quand elle fait surgir une prédication
évangélique, quand l'action de l'Esprit la rend vivante,
quand elle nous fait rencontrer le Christ, quand à travers des
écrits humains, nous entendons le message qui nous vient de Dieu.
Tout cela amène à voir dans la Bible la condition nécessaire
l'instrument indispensable, le lieu irremplaçable pour que surgisse
et s'écoute la Parole de Dieu. Par contre. j'hésite à
dire qu'elle est Parole de Dieu. affirmation qui me semble prêter
à malentendu et manquer de précision. Deux images éclaireront
ce propos.
Luther compare la Bible au berceau de jonc qui portait Moïse
sur les eaux du Nil. Le berceau n'a de valeur qu'à cause de l'enfant
qui s'y trouve couché. Le berceau n'est pas l'enfant, mais sans
le berceau, l'enfant se serait noyé et aurait péri. De
même, la Bible n'est pas la Parole de Dieu, mais sans la Bible
qui la porte, la parole divine ne nous parviendrait pas. Un de mes amis
possède un disque ancien (un 78 tours) d'un concerto pour violon
de Mozart joué par Jacques Thibault. Il me le fait parfois entendre.
Le son n'a pas la pureté des C.D. actuels ; le disque gratte,
et devient parfois un peu nasillard. Il n'empêche qu'il est précieux
parce qu'à travers lui j'entends une interprétation exceptionnelle
de Mozart. J'écoute la musique, non le disque, mais sans le disque
cette musique aurait disparu. Comme ce disque, la Bible permet d'entendre
la Parole de Dieu. Notons, en passant, qu'il faut se tourner vers le
domaine esthétique et non vers celui de la science, pour trouver
des analogies qui permettent de comprendre l'autorité de l'Écriture.
Ces deux images appellent une précision. Quand je dis que la
Bible est la condition nécessaire, l'instrument indispensable,
le lieu irremplaçable de l'écoute de la Parole, il faut
avoir conscience du caractère personnel de cette affirmation.
Dieu peut atteindre les êtres humains en dehors de la Bible, s'il
le désire, et j'incline à croire qu'il le fait. Je ne
nie pas que sa parole se fasse aussi entendre ailleurs, dans d'autres
religions par exemple. Mais pour ma part, en ce qui me concerne, je
n'ai pas eu et je n'ai toujours pas accès à la Parole
autrement que par le moyen nécessaire mais non suffisant de la
Bible. La Bible ne limite pas la liberté de Dieu, même
si le chrétien ne peut pas se passer d'elle.
André Gounelle
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Pas d'esséniens, pas de cathares : même combat ?
Y-a-t-il des liens entre les parfaits de Montségur et les ascètes
juifs de la mer Morte ? Que certains aient répondu par l'affirmative
a de quoi nous faire sourire aujourd'hui et discrédite ce dont
nous voulons traiter. Dans les années 70 ou 80, des auteurs,
plus rêveurs qu'historiens, utilisaient une ombre prétendue
ésotérico-essénienne ou cathare pour dévoiler
des mystères impossibles (1). Ou alors, les cathares étaient
aux Occitans comme les esséniens étaient aux francs-maçons.
L'université pouvait rester indemne.
Aujourd'hui ce n'est plus le cas. Les manuscrits de la mer Morte sont
maintenant disponibles, publiés et quasiment tous traduits (2).
La presque totalité des textes et références concernant
le catharisme est désormais à la portée du plus
grand nombre grâce à la nouvelle édition augmentée
d'Ecritures cathares de René Nelli par Anne Brenon (Monaco, éd.
du Rocher, 1995) et grâce au site Internet de Jean Duvernoy.
Les années qui viennent promettent donc un renouveau nécessaire
pour les études historiques et théologiques hérétiques.
Il ne devrait plus être possible de parler du Nouveau Testament
ou des sources du judaïsme post-biblique sans traiter de Qumrân.
Le public mieux informé protesterait. Il ne devrait plus être
possible non plus de parler des spiritualités chrétiennes
du Moyen-Age en ignorant, ou feignant d'ignorer, les hérésies
antérieures à la Réforme (3). De même que
le judaïsme moderne et le christianisme ancien furent en grande
partie des réponses au vieil essénisme, le catholicisme
de saint Grégoire ou de Thomas d'Aquin se construisait contre
« le manichéisme » (le dualisme) des dissidents médiévaux.
Mais paradoxalement - est-ce un signe des temps ? -, au moment où
le renouveau pour les études hérétiques s'annonce,
le grand livre des recherches à venir s'ouvre curieusement par
la révision, jusqu'à la suspicion, quelque fois la négation,
en tout cas l'hypercritique !
Hypercritique que nous croyons pour les deux dissidences dualistes
exagérée.
Premier oubli des Esséniens
La recherche qumrânienne, il faut le reconnaître, fut,
depuis la découverte des manuscrits, assez largement boudée
par les universitaires. « Matière théologique !
» : donc trop confessionnelle pour les universités laïques.
Recherche inclassable, car trop aux frontières des disciplines
vétéro et néotestamentaires pour les facultés
de théologie : chacun des enseignants se renvoyant la balle (4)
!... Mais surtout parce que les textes les plus curieux et objets de
débats : 550 manuscrits araméens (en 15 000 fragments)
de la grotte 4, près du site de Khirbet Qumrân, - textes
à connotation spéculative et polémique - ne furent
publiés en totalité qu'avec près de 50 ans de retard
(5) ! Scandale de la recherche historique ? Certes, mais beaucoup s'en
étaient accommodés ! Les rouleaux et manuscrits de la
grotte 1 - textes essentiellement bibliques - furent, eux, publiés
et étudiés quasiment dès leurs découvertes
(6). Ceux de la grotte 4 - extraits de commentaires, textes messianiques,
apocalypses, documents de spiritualités - plus problématiques
pour l'exégèse ancienne, demandaient à être
situés historiquement ainsi que débattus théologiquement.
Ils sont aussi moins bien conservés (plus petits fragments).
Le retard pris par les premiers chercheurs, pères de l'Ecole
biblique et archéologique de Jérusalem - côté
jordanien -, qui avaient la responsabilité de l'édition
des manuscrits de ce lot, fut dénoncé : des problèmes
personnels doublés de quelque arrogance ou inconscience (esprit
d'infaillibilité ?) (7)... Défaillance regrettable qui
servit sans doute d'alibi aux autres savants : on oublia les esséniens
! Il n'en reste pas moins au crédit des premiers découvreurs
une somme considérable d'études très précises,
d'éditions consciencieuses, d'hypothèses soigneusement
argumentées, de parallèles linguistiques, paléographiques
et thématiques qu'on aurait tort maintenant d'ignorer. Plusieurs
revues internationales, particulièrement La Revue de Qumrân,
avaient rendu compte régulièrement de leurs travaux. L'archéologie
des ruines du village de Khirbet Qumrân avança. La paléographie
aussi, permettant le classement et la datation des manuscrits. Quelques
débats permirent des précisions ; comme la polémique
entre A. Dupont-Sommer et J. Carmignac au sujet du Maître de justice
(fondateur de la secte ?) au début trop messianisé. D'autres
questions restèrent en suspens comme celle de l'identification
des esséniens avec les hérodiens des Évangiles.
Deuxième oubli, ou négation
Mais, au moment où le voile autour du retard dans l'édition
des manuscrits allait être levé (8), où la publication
de fragments inconnus de la grotte 4 était rendue effective ou
annoncée, une autre critique accompagna la prise de position
de quelques chercheurs (9).Critique qui demandait d'abandonner l'identification
des gens de Qumrân, ou rédacteurs des manuscrits, avec
les esséniens ! Le groupe juif révélé par
les textes de la mer Morte ne serait pas pré-chrétien,
mais post-chrétien, judéo-chrétien, ou zélote,
et n'aurait peut être même pas existé : pas constitué
de groupe à part ! Une secte juive à tendance monastique
n'aurait pas vécu dans l'attente du Messie, selon Esaïe
40/ 3, « au Désert », près de la mer Morte
à proximité des grottes où ils auraient caché,
et nous découvert, les manuscrits ! Les premiers chercheurs,
pionniers et spécialistes des manuscrits de la mer Morte, qui
avaient quasi unanimement identifié les gens de Qumrân
(habitations + réfectoire + bassins pour les ablutions + scriptorium)
et les possesseurs des rouleaux (mêmes jarres dans les grottes
et dans le village) avec le troisième groupe juif distinct des
Pharisiens et des Sadducéens : les essènoï ou essaïoï
de Pline, Philon et Josèphe, dont la présence est décrite
entre Engueddi et Jéricho, se seraient involontairement trompés.
Inconsciemment les premiers qumrânologues auraient projeté
sur les juifs de l'Antiquité leur expérience de moines
catholiques de l'Ecole biblique de Jérusalem.
Sévère, la critique avait quelque chose d'éloquent
(à l'époque qui ne critiquait pas les pères de
l'Ecole biblique de Jérusalem pour leur parcimonie dans la diffusion
et l'édition des manuscrits ?) et quelque chose de séduisant
(l'histoire n'est pas neutre, elle fonctionne par reconstructions successives).
Certains crurent que la voie de l'hypercritique était celle
de la nouvelle génération donc porteuse d'avenir ! De
jeunes théologiens me disaient même que la recherche essénienne
était « minée », incertaine, donc inutile
!
Plus de peur que de mal
En fait, et heureusement, les études récentes viennent
de désamorcer les dégâts de l'hypercritique (10).
D'abord les successives datations au carbone 14 confirment et viennent
de confirmer (11) les chronologies qui avaient été proposées
par la première équipe éditoriale (paléographie
à partir des manuscrits + archéologie de Khirbet Qumrân)
!... Ensuite, la reprise de quelques théories anciennes par exemple
au sujet du quartier essénien devenu quartier de l'Eglise de
Jacques à Jérusalem (la communauté de « Pentecôte
» ?), ou la reprise de l'hypothèse esséno-hérodienne
par Yadin, recrédibilise les premiers travaux (12) !
La proximité évidente entre d'une part les grottes à
manuscrits et les vestiges au dessus de la terrasse marneuse au nord
du Wâdî Qumrân (ruines - « Khirbet » -
qui correspondent à un village avec des caractéristiques
qui ne trompent pas - village de scribes, centre de vie communautaire
? - et non pas à quelque riche villa ou quelque fortin romain)
et d'autre part la vie essénienne décrite précisément
à cet endroit par Pline l'Ancien, réifient totalement
le débat !
Resterait à savoir ce que le discrédit laissé
par l'hypercritique provoquera chez les chercheurs comme second retard
dans l'intérêt pour les manuscrits et le milieu qui les
a porté !
Zapping sur les cathares
Par une étrange similitude d'attitude, l'université
française bouda aussi les hérétiques du Moyen Age.
Il est par exemple, surprenant de réaliser la quasi absence des
cathares dans la pourtant très savante et passionnante revue
: les Annales du Midi ! Dans les facultés de théologie
aussi : gêne chez les catholiques ? oubli chez les protestants
? Le XXe siècle, siècle des orthodoxies matérialistes
ou incarnationistes, regardait ailleurs ! Seuls quelques curieux, orientalistes
avant guerre, adeptes du new-age aujourd'hui, s'interrogeaient au sujet
des non-conformistes-vaincus-de-l'histoire... Du coup, le catharisme
était récupéré à l'image des sectes
(13) ! L'abandon des cathares dans l'historiographie protestante française,
lui, est antérieur. Il date, avant Napoléon Peyrat, de
l'orthodoxie protestante et de Charles Schmidt au milieu du XIXe siècle
(14).
La connaissance du catharisme et des cathares fit d'énormes
progrès, donc malgré les courants majoritaires et les
modes de l'époque : grâce à la ténacité
de deux découvreurs indépendants dont le courage personnel
rivalise avec la compétence, deux savants aussi différents
que le père Antoine Dondaine puis Jean Duvernoy. Le premier,
dominicain français travaillant à Rome, découvre
à Florence dans les manuscrits conservés par son ordre
le Liber de duobus principiis (Biblio. Nat. fonds du couvent Saint Marc),
seul livre en entier connu de théologie cathare, comprenant plusieurs
traités et suivi d'un fragment de rituel, qu'il publie en 1939.
La même année, il établit la liste de plusieurs
manuscrits médiévaux dénonçant l'hérésie,
particulièrement l'oeuvre de Raynier Sacconi (parfait cathare
italien ayant abjuré pour devenir frère dominicain et
inquisiteur). Après guerre et avant de se consacrer aux éditions
de Thomas d'Aquin, il publie les sources rassemblées dans «
La hiérarchie cathare en Italie » (Archivum Fratrum Praedicatorum,
n°19, 1949), et l'oeuvre de controverse anti-cathare (Manuscrit
Bibl. N. de Paris) qu'il attribue au vaudois Durand d'Huesca (Archivum
Fratrum Praedicatorum, n°29, 1959). Dondaine avait aussi repéré
et comparé les manuscrits Manisfestatio haeresis de Prague et
de Reims. Et avait même trouvé une des copies de La cène
secrète (apocryphe d'origine Bogomile connu des cathares) d'après
le manuscrit de Dôle, version non éditée.
Le deuxième renouveau vint de l'inclassable Jean Duvernoy (15).
Juriste de profession, originaire du pays de Montbéliard vivant
à Toulouse, son apport fut aussi conséquent, mais d'un
autre type, et complémentaire. La transcription, puis l'édition
(Toulouse, Privat, 3vol., 1965), puis la traduction et les annotations
(Paris, La Haye, Mouton, 3 vol., 1977-1978) de l'énorme Registre
d'Inquisition de Jacques Fournier Evêque de Pamiers (Bibliothèque
du Vatican, Ms n° 4030 Vat. Latin), permit de mettre en situation,
de rendre vivants donc plus compréhensibles les hérétiques
pourchassés en haute Ariège au début du XIVe siècle.
Montaillou village occitan d'Emmanuel Le Roy Ladurie, (Paris, Gallimard,
1975) au succès immense fut rendu possible grâce à
cette trouvaille. Puis, par deux ouvrages de référence
Le catharisme, la Religion des cathares (Toulouse, Privat, 1976) puis
Le catharisme, l'histoire des cathares (Toulouse, Privat, 1979), Jean
Duvernoy fit le point avec beaucoup de perspicacité, de recul
aussi, sur toutes les recherches érudites ; en offrant et classant
les références, le plus souvent de façon synoptique
pour faciliter l'étude des futurs chercheurs... Jean Duvernoy
est le premier à affirmer, comme le relève Anne Brenon,
que la compréhension dualiste n'est pas constitutive du catharisme,
mais aboutissement déduit d'une grille de lecture scripturaire...
même patristique (16).
Déconstruction annoncée (17)
Isolées, les revues françaises qui abordaient le catharisme
étaient les Cahiers d'Etudes cathares, dirigés par Déodat
Roché (1877-1978) fondateur de la société du souvenir
cathare et qui érigea la stèle de Montségur, publication
à connotation néo-cathare, un peu maçonnique, en
tout cas anthroposophe, et à l'opposé les Cahiers de Fanjeaux,
dirigés par le Père Marie-Humbert Vicaire (1906-1993),
quelques universitaires catholiques soucieux d'une réhabilitation
romaine et les responsables de l'ordre dominicain... Indépendant
et reconnu par tous, Jean Duvernoy participait aux deux revues !
La création de Centre d'études cathares par René
Nelli, Jean Duvernoy, Michel Roquebert et Anne Brenon depuis 1982 et
le lancement de la revue Heresis décrispa et décloisonna
la recherche.
Mais les cathares à peine reconsidérés comme
chrétiens allaient perdre leur substance.
Le colloque catharisme : l'édifice imaginaire (Centre René
Nelli 1994, éd. 1998) décléricalisa et déésotérisa
l'étude sur la dissidence médiévale. L'image moderne
des hérétiques étant déconstruite, que pouvait-on
dire de celle qu'on leur prêtait au Moyen Age ? Monique Zerner
de l'Université de Nice publia Inventer l'Hérésie
? (Centre d'Etudes médiévales, Nice Sophia-Antipolis,
1998) fruit d'un séminaire tenu depuis 1993, nourri de questions
nouvelles et stimulantes. Désormais la question de l'albigéisme,
essentiellement considérée comme fantasme / point de fixation
de l'Eglise romaine, était remise au coeur du Moyen Age. Certes,
l'étude prenait la perspective de la religion persécutrice
et de la société hiérarchique mais avec un recul
dynamique. L'heure n'est plus à l'historiographie catholique
classique, un peu sur la défensive, ni à la simpliste
réhabilitation cathare. Renouveau annoncé : les professeurs
font travailler les étudiants sur ces « hérétiques
» redevenus ombres, pour nous désenchantés (créations
littéraires ?), dont le Moyen Age se servit comme projections
diabolisées... Donc pour les universitaires : dé-diabolisés
!
Anne Brenon saluant l'aspect novateur et encore positif de la nouvelle
historiographie mettait pourtant en garde : « encore faut-il prendre
soin de ne pas raser définitivement la maison au prétexte
de la nettoyer » (18) .
Jean Louis Biget, professeur émérite à l'Ecole
Normale supérieure de Fontenay Saint-Cloud, par ses recherches
comparatives et sociologiques dédramatisait le passé cathare
: l'hérésie avait beaucoup été exagérée
par les clercs de l'époque - et les ésotériques
et occitanistes d'aujourd'hui - ! La contestation religieuse n'avait
concerné qu'une élite cultivée et minoritaire (19).
Dans Le Pays cathare (Le Seuil, Points-Histoire, 2000) il annonçait
pourtant : « il convient de ne pas sombrer dans l'hypercritique
» (p. 23)
Travers que nous pouvons discerner maintenant chez quelques uns de
ses élèves, chez ceux des professeurs R. Moore de l'Université
de Newcastel ou de P.Biller de l'Université de York (R.U.) (20).
On parle de « construction de l'hérésie »
et de « déconstruction du discours » : jusque là
nous sommes d'accord (21)... La critique historique doit tenir compte
des enjeux de chacune des époques, des questions de pays et de
régions (parler des hérétiques au nord ou au sud
de l'Europe - certains historiens ont tendance à l'oublier !
- ne soulève pas les mêmes passions(22) et des mises en
récits inévitables de la subjectivité. Mais l'hypercritique
que nous dénonçons, c'est lorsque le système d'analyse
prend le pas sur la réalité et que la remise en cause,
devenant dogmatique, perd la recherche comme objectif. L'exemple le
plus flagrant se trouve dans le second livre collectif du reste passionnant
de Monique Zerner, L'histoire du catharisme en discussion, le «
concile » de Saint-Félix (1167) (Centre d'Etudes Médiévales,
Nice Sophia-Antipolis, 2001, livre qui rend compte et qui poursuit les
études du colloque de Nice : « Revisiter l'hérésie
méridionale ? Le supposé concile cathare de Saint-Félix
1167 », début 1999 ). Les critiques s'évertuent
à y défendre l'a priori de la non historicité du
document étudié (23) - il révèle la structure
épiscopale du catharisme refusée par les auteurs, quitte
à changer d'argumentation au cours et à la fin du débat
- , alors que les spécialistes de l'IRHT - Institut de Recherche
d'Histoire des Textes, laboratoire du CNRS -, dont Jacques Dalarun son
directeur, curieusement convoqués par les organisateurs du colloque,
concluent (« la charte de Niquita, analyse formelle ») en
faveur de l'authenticité du texte. Mais Monique Zerner revient
sur son hypothèse.
Présupposés rêvés et imposés
Peut-être est-ce une affaire de mode, mal comprise ou poussée
à l'excès ? Il me souvient qu'Albert Schweitzer (24),
lui le libéral, lui l'historico-critique, était choqué
par l'attitude toute dogmatique et radicale de la théologie dialectique
qui se construisait dans le bultmanisme selon lui par une négation
de principe !
« Il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations
» aurait dit Nietzche ; mais ceci aussi est une interprétation
!... Il nous faut déconstruire bien sûr les projections,
les tautologies, les anachronismes, les mythes positivistes, mais aussi
les fraudes conscientes ou d'auto aveuglement de certains de nos modernes-post-modernes
!... A partir d'une parodie publiée dans la revue Social Text,
les physiciens Alan Sokal et Jean Bricmont dans Impostures intellectuelles
(Paris, Odile Jacob, 1997 ) l'ont dans un autre contexte fortement souligné.
La mise en garde est amusante quand il s'agit d'un canular philosophico-mathématique
; elle est grave si elle dénonce quelque mépris d'histoires
humaines, urgente si elle vise le négationnisme de la Shoah !
La sociologie constructiviste, celle de Peter Berger et Thomas Luckmann
par exemple, apporte beaucoup. La philosophie de Foucault, déconstrutiviste,
renouvelle aussi nos approches. Il ne faut pourtant pas que les méthodes
fonctionnent pour elles même, faisant fi des repères chronologiques
ou géographiques... Ou en cherchant à les faire plier
!... C'est à une nouvelle querelle des universaux que j'en appelle,
ou aux nuances d'un Ricoeur qui développe tout autant «
la rigueur du regard distancié » que le devoir de mémoire
(25)...
Réapparition ou deuxième mort des vaincus
« Le christianisme est un essénisme qui a réussi
» affirmait Renan. Il est trop facile de lui apporter contradiction
après les découvertes ! Il y a un statut de vis à
vis du discours historique qu'il ne faut pas négliger. Les faits
ne sont pas bruts ; inversement la fiction n'est pas systématique
! La découverte des esséniens par les manuscrits de la
mer Morte dans les années 1947 à 1963, comme la redécouverte
des cathares depuis Ecritures cathares de Nelli en 1959, et La religion
des cathares de Duvernoy en 1978, participent à l'historiographie
moderne. S'il y a immanquablement problème de succession, ou
d'école, souhaitons que la jeune génération prenne
un peu de recul sur ses propres lectures et rende justice aux vaincus
(26). Le problème est qu'aujourd'hui nous sommes submergés
par l'information, même en science, et sommes de plus en plus
sensibles aux phénomènes de manipulation. La désinformation
n'est-elle pas plus facile que l'information ? Attention, la naïveté
épistémologique n'est pas que dans un sens. Sur le strict
registre de la communication il est plus facile aujourd'hui à
un clerc, pour se faire entendre, de parler contre Dieu que pour Dieu
; il est plus facile à un historien de l'Antiquité aujourd'hui
de « revisiter / réviser » Qumrân que d'expliquer
l'exégèse subtile des esséniens, ou à un
médiéviste de faire miroiter la toute certaine notion
de fantasme plutôt que de décliner les sources souvent
fragiles et toujours fragmentaires d'un passé enfoui !
Est-ce un signe de santé que de pouvoir nier, avec risque de
repli sur soi ? D'où la possibilité que les négateurs
n'« existent » pas !... Etudiant en théologie, je
m'étais passionné et senti dérangé par les
adeptes, dont on ne parle plus, de la non historicité de Jésus
(27) ; puis par la réponse rassurante d'André Gounelle
aux théologies de la mort de Dieu (28).
Dommage, si quelques savants veulent briller contre les esséniens,
« pauvres en esprit » dans le désert, dont on aurait
/ aura à travailler encore les contours, ou contre les cathares-Albigeois
ou bons-hommes ; un peu comme ce grand négateur-séducteur
qu'était Louis XIV que l'on présentait après la
Révocation de l'Edit de Nantes, heureux de sa victoire, le pied
sur l'hérésie !
Michel Jas
Notes
(1) Sur cette période historiographique confer : Jean-Louis
Biget « Mythographie du catharisme (1870-1960) » p. 271-
342 dans Cahiers de Fanjeaux n° 14, « Historiographie du
catharisme » Toulouse, 1979 ; Philippe Martel « Les cathares
et leurs historiens », Les cathares en Occitanie, Paris, Fayard,
1982, p. 403-477 ; Jean-Louis Biget « Les cathares, mise à
mort d'une légende » L'Histoire n° 94, Nov. 1986,
p. 10-21, du même « L'Histoire vraie des cathares »
L'Histoire n° 183, Déc. 1994, p. 40-56 ; ainsi que : catharisme
: l'édifice Imaginaire, Carcassonne, Heresis, 1998, particulièrement
les communications d'Anne Brenon, L. Albaret, J.-J. Bedu et N. Gouzy.
(2) cf. - pour l'édition officielle : Collection Discoveries
in the Judaean Desert (DJD), vol. I, Oxford, 1953-55, à vol.
XXXIX, Oxford, 2002. (Pour le site Internet chercher à «
Orion Center-Dead Sea Scrolls »).
- et pour l'édition « piratée » : A Facsimile
Edition of the Dead Sea Scrolls (Eisenman, Robinson, Shanks), 2 Vol.
Washington, Biblical Archaeology Society, 1991.
- en français, l'édition La Bible, écrits intertestamentaires,
La Pléiade-Gallimard, 1987, est incomplète mais fiable.
Les textes (à problèmes !) de la grotte 4 sont régulièrement
publiés par A. Caquot ou M. Philonenko dans la RHPR, revue
de la faculté de théologie de Strasbourg.
(3) Les spécialistes du Moyen Age théologique ou philosophique
(parmi lesquels, en premier : Alain de Liberia La philosophie médiévale,
PUF, Paris, 1993) devraient désormais intégrer les sources
utilisées par Dominique Iogna-Prat Ordonner et exclure, Cluny
et la société chrétienne face à l'hérésie,
au judaïsme et à l'islam 1000-1150, Paris, Aubier, 1998
ou par Roland Poupin La papauté, les Cathares et Thomas d'Aquin,
Toulouse, Loubatières, 2000.
(4) Saluons pourtant l'article de Christian Grappe : « L'apport
de l'essénisme à la compréhension du christianisme
naissant » dans ETR, Montpellier, 2002 n° 4, p. 517 à
536.
(5) Deux volumes seulement de Discoveries in the Judaean Desert
consacrés à la grotte 4 jusqu'à la polémique
; par contre : 14 volumes depuis !
(6) Découverte de la caverne par les bédouins qui
en retirent 7 longs manuscrits bien conservés, été
1947. Premières études et publications par Sukenik,
Brownlee et Burrows en 1948. Fouille systématique en 1949,
découverte de 600 petits fragments. Publication du vol. 1 de
Discoveries in Judaean Desert en 1955.
(7) Sur toute cette question, cf. l'article « Le Vatican occulte-t-il
les manuscrits de la mer Morte ? » par Hershel Shanks (directeur
de Biblical Archaeology Review) dans L'aventure des manuscrits de
la Mer Morte (sous la dir. de H. Shanks) Paris, Seuil 1996. A compléter
par « Y a-t-il un scandale dans l'édition des manuscrits
de la mer Morte ? » par E.-M. Laperrousaz dans Qoumrân
et les manuscrits de la mer Morte, un cinquantenaire, Paris, le Cerf,
1997 ; par le § « la publication des manuscrits et ses
turbulences » par André Paul dans Les manuscrits de la
mer Morte La voix des Esséniens retrouvés, Paris Bayard,
Centurion, 1997 ; par « Les grandes batailles de Qumrân
» par F. Garcia Martinez et « des fragments par milliers
» par André Caquot dans Cinquante ans après, Qumrân
quelles réponses ?, Le monde de la Bible n°107, 1997 ;
par la préface par Emile Puech à Les manuscrits de la
mer Morte par Farah Mébarki et E. Puech, Rodez, ed. du Rouergue,
2002 ; ainsi que par le § « un scandale pour des manuscrits
» par Lawrence H. Schiffman dans Les manuscrits de la mer Morte
et le Judaïsme, Québec, Fides, 2003 .
(8) cf. les critiques exprimées par J. Fitzmyer dans Biblical
Archaeology Review en 1990. Robert Eisenman date, lui, sa lutte pour
l'accès aux manuscrits de 1986.
(9) Norman Golb de l'Université de Chicago, depuis un article
de 1989, lance l'hypothèse dissociant la présence des
manuscrits (qui proviendraient de la Bibliothèque du Temple
de Jérusalem) et les ruines de Qumrân (qui seraient les
restes d'une forteresse romaine). A partir de l'étude d'un
texte de la grotte 4 (4QMMT) non publié en 1989, L.-H. Schiffman
de l'Université de New York postule pour une origine sadducéenne
des gens de Qumrân et non essénienne. Chef de fille de
la contestation contre l'équipe éditoriale de l'école
biblique de Jérusalem, Robert Eisenman, de l'Université
de Long Beach-Californie - depuis Maccabees, Zadokites, Christians
and Qumran, Leyde, Brill, 1983, jusqu'à Les manuscrits de la
mer Morte révélés, Paris, Trad., Fayard , 1995,
tente de discréditer la « théorie essénienne
», et la datation des manuscrits (même par le Carbone
14) pour présenter les sectaires de la mer Morte comme de curieux
judéo-chrétiens (juifs messianiques dirigés par
« le Maître de justice » - qui serait, lui, en fait,
Jacques-frère-du-Seigneur -, opposés à la tendance
du « prêtre impie » - Paul -, internationaliste
et pacifiste). Une théorie encore plus hardie et encore moins
partagée est développée par Barbara Thiering.
Après son Redating the Teacher of Righteousness (Sydney, 1979)
et The Qumran Origins of the Christian Church (Sydney, 1983) et plusieurs
articles dans New Testament Studies, à raison d'un titre par
an depuis 1992, elle va jusqu'à faire du Maître de justice
: Jean-Baptiste, de Jésus : un natif de Qumrân, marié
à Marie-Madeleine et réfugié près de la
mer Morte après la croix !.
(10) cf les études citées note 7, auquel il convient
d'ajouter les articles sur la question depuis 1992 par Geza Vermès
(Université d'Oxford ) dans la revue qu'il dirige : Journal
of Jewish Studies, les réponses dans la Revue de Qumrân,
soit directes (par exemple la recension très critique en 1998
contre la thèse de Léna Cansdale, doctorante australienne
qui cherchait à dissocier Qumrân des Esséniens)
soit indirectes (par la continuation des études qumrano-esséniennes
comme si aucune critique n'avait été émise ;
ou bien l'hommage à J.-T. Milik en 1996). Pour une lecture
rapide des mises au point et précisions actuelles cf. l'excellent
dossier « Les manuscrits de la mer Morte, dernières découvertes
», Le Monde de la Bible n° 151, juin 2003.
(11) Datations effectués dans des laboratoires de Zurich
et de Tel Aviv en 1989-1991, et par l'AMS de Tucson en Arizona en
1994. La théorie d'Eisenman demandant une date plus récente
(post-chrétienne) pour 1Q pesh.Hab est désormais devenue
impossible...
(12) Yigaël Yadin par son étude sur 11QT, le Rouleau
du Temple (cf H. Shanks L'aventure... op.cit. p. 127-150), reprend
et actualise l'hypothèse de Constantin Daniel présentée
en 1967 et 1979 dans la Revue de Qumrân. Cf. J. H. Charlesworth
Jesus and the Dead Sea Scrolls New York, 1992, p. 75-78.
Pour plus de prudence : cf. W. Braun " Were the N.T. Herodians
Essenes ? A Critique of an Hypothesis « Revue de Qumrân
», 1989, 1, p. 75- 88.
(13) cf. la bibliographie indiquée en note 1.
(14) cf. ma communication « L'orthodoxie protestante, le rêve
albigeois, Schmidt et Peyrat » dans Catharisme : l'édifice
imaginaire (op.cit.)
(15) cf. l'interview par Philippe Terrancle « Jean Duvernoy
un révélateur » dans n° spécial : «
Cathares, les martyrs de l'inquisition » Pyrénées
Magazine, été 2003.
(16) cf. J. Duvernoy « Origène et le berger »
dans Autour de Montaillou un village occitan (sous la dir. d'E. Le
Roy Ladurie), Castelnau-la-Chapelle, l'Hydre, 2001, p. 335-344.
(17) Une mise en garde par Anne Brenon a été déjà
publié dans Evangile & Liberté : « La reconstruction
du catharisme un nouvel enjeu historiographique » n° 191
; avril 1999 p. 4.
(18) « Le catharisme. Nouvelles perspectives historiques »
dans l'excellent recueil d'articles d'A. Brenon préfacé
par Jean Duvernoy : Les archipels cathares. Dissidence chrétienne
dans l'Europe médiévale, Cahors, Dire, 2000, p. 13-16.
(19) Les études de Biget demandent à être complétées
à partir de M. Roquebert : Les Cathares. De la chute de Montségur
aux derniers bûchers (1244-1329), Paris, Perrin, 1998 ; sans
oublier l'amicale et pertinente recension par J. Duvernoy dans Heresis
n° 33, Déc. 2000 p.104-107 (ce que dit Duvernoy des cathares
de Verdun-Lauragais s'applique très bien à une réponse
qu'on pourrait faire aux thèses de Biget).
(20) cf. Laurent Albaret qui participe à la nouvelle ligne
éditoriale de la revue Heresis ne laisse aucun doute sur les
objectifs du colloque tenu à York en mai 2000 (Heresis, n°
32, p.124-126).
(21) avec toutefois l'envie de « déconstruire la déconstruction
» quand par ex. nous trouvons Patrick Boucheron surprenant au
sujet de Jacques Fournier, Pierre Maury et du colloque d'Août
2000 à Montaillou - qu'il ne cite pas -, dans « le dossier
Montaillou » (L'Histoire n° 259, Nov. 2001) !
(22) « Aucune des accusations stupides ou dégoûtantes
qui précèdent (J.D. venait de citer les textes de controverses
habituels) ne figure dans la littérature de controverse relative
aux Albigeois, ou dans les registres de l'Inquisition méridionale.
Cela est dû naturellement au fait que tout le monde (dans le
Midi) connaissait, et était d'ailleurs censé connaître
le contenu du catharisme et le comportement des adeptes » J.
Duvernoy, « L'air de la calomnie » Catharisme : l'édifice
Imaginaire, Carcassonne, Heresis, 1998, p.34.
(23) Optant pour un faux du XVII° (J.-L. Biget aussi après
avoir soutenu l'hypothèse d'un faux du XIII° - J. Chiffoleau
élargit lui la critique jusqu'à vouloir étudier
pour contester l'historicité de toutes les autres rencontres
d'hérétiques : Bergame 1218, Pieuse 1226, Montségur
1232 ou Chanforan 1532 - ) puis du XVI°, Monique Zerner renvoie
à trop d'imprécisions autour du système presbytérien-synodal
protestant qui aurait servi de modèle au document cathare,
ou concernant l'ancienne historiographie du catharisme, ses enjeux
et ses sources. Cf. les sources cathares connu des protestants que
j'avais indiquées dans : "Cathares et protestants le colloque
de Montréal" Heresis n° 26-27, Carcassonne, 1996,
p. 23-42 (mais Monique Zerner tient pour des faux la / les sources
protestantes du colloque de Montréal !..).
Les critiques s'évertuent à y défendre l'a
priori de la non historicité du document étudié
(23) - il révèle la structure épiscopale du catharisme
refusée par les auteurs, quitte à changer d'argumentation
au cours et à la fin du débat -, alors que les spécialistes
de l'IRHT -Institut de Recherche d'Histoire des Textes, laboratoire
du CNRS -, dont Jacques Dalarun son directeur, curieusement (volontairement
?) convoqués par les organisateurs du colloque, concluent («
la charte de Niquinta, analyse formelle ») en faveur de l'authenticité
du texte. Mais Monique Zerner revient sur son hypothèse.
Présupposés rêvés et imposés
Peut-être est-ce une affaire de mode, mal comprise ou poussée
à l'excès ? Il me souvient qu'Albert Schweitzer (24),
lui le libéral, lui l'historico-critique, était choqué
par l'attitude toute dogmatique et radicale de la théologie
dialectique qui se construisait dans le bultmanisme selon lui.
(24) « Lettre inédite (à M. Carrez) »
ETR, Montpellier,1985, n°2, p. 161 à 164.
(25) cf. La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli, Paris, le Seuil,
2000 ; particulièrement les p. 429 à 441.
(26) Les nouveaux censeurs ne sont pas automatiquement novateurs
parce qu'hypercritiques. Ils reprennent quelquefois d'anciennes théories
: pour l'essénisme, les positions d'H.-E. del Medico (Le Mythe
des Esséniens, Paris, 1958 : les témoignages de Josèphe
ou de Philon sont des ajouts ou des transpositions etc...) ; pour
le catharisme, les orientations sociologiques de R. Morghen (Rome,
1944, 1951 et après les critiques de Dondaine : études
de 1954 et 1957).
(27) Quoique certains auteurs parmi les déconstructivistes
des Esseniens renouvellent - sans que cela soit affirmé directement
- la négation de Jésus. Il faut relire R. Eisenman (op.cit.)
avec cette question, ou lire ses débats sur les sites internet.
Les présupposés qui guident ses hypothèses, sur
les souffrances du Messie, le rôle de Paul ou les pré
ou judéo-chrétiens, s'éclairent avec cette perspective.
Curieusement Jean Duvernoy, après Dando en 1967, s'était
exprimé dans la revue (Cahiers du cercle Ernest-Renan, n°
120, 1981 et n° 138, 1985), dont une des caractéristiques
était d'opter pour la non-historicité de Jésus,
sans pour cela prendre à son compte les théories «
mythologistes » de la revue.
(28) cf. André Gounelle Après la mort de Dieu, coll.
Alethina, Lausanne, L'Age d'Homme, 1974, nouvelle édition avec
postface « vingt-cinq ans après », Paris, Van Dieren
Editeur, 1999.
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