L’œuvre de
Charles Wagner est aussi abondante et diverse qu’originale. Un
peu vieillis dans leur style, déconcertants dans certaines de
leurs préoccupations, ses écrits mêlant intimement
mysticisme et rationalisme, religion et citoyenneté, font preuve
d’une étonnante modernité.Lorsqu’il inaugure
le Foyer de l’Âme en 1907, Charles Wagner s’adresse
d’abord aux passants de la rue : « Qui que tu sois, entre
ici. Tu ne seras l’hôte d’aucune famille étroite.
Tu seras l’hôte de Dieu et ton âme sera chez elle…
Ici, on enseigne l’humanité. » Après 25 ans
de ministère pastoral exercé dans différentes petites
salles du quartier de la Bastille, le pasteur Wagner peut enfin installer
sa communauté dans de vrais murs dont il a conçu l’architecture
selon un étonnant mélange de classicisme et de modernité.
Le Foyer de l’Âme sera construit grâce aux dons que
Wagner a recueillis, entre autres aux États-Unis où il
se rendit en 1904 à l’invitation du président Th.
Roosevelt
Comme s’il voulait brouiller les pistes, il qualifie
sa toute nouvelle paroisse d’Église réformée
« évangélique libérale ». À
l’heure où le conflit entre orthodoxes (évangéliques)
et libéraux atteint son paroxysme, cette appellation relève
à la fois de l’humour et de l’ironie. Comme Élie
Gounelle ou Wilfred Monod, Wagner fait partie de ceux qui ne veulent
pas accepter la division qui ronge l’Église réformée
depuis les années 1850. Lors de l’assemblée de la
dernière chance qui se tient en 1906, à Jarnac, il conjure
les réformés de ne pas céder aux démons
de la désunion. Peine perdue, comme on le sait. Après
l’échec d’une troisième voie conciliatrice dont
il est un des initiateurs, il se résoudra à rejoindre
le synode libéral en 1916.
On pourrait penser que cette ouverture d’esprit
cache une certaine absence de convictions. Il n’en est rien. Né
en 1852 en Lorraine, fils de pasteur luthérien, Charles Wagner
est profondément libéral. « Enfant du plein air
», habitué à nourrir les vaches en revenant de l’école,
il est attiré par Paris. La capitale représente chez lui
comme l’espace de liberté qu’il recherche. Il y est
appelé en 1883 par le Comité libéral parisien avec
lequel il entretiendra par la suite des relations plutôt difficiles.
De son enfance rurale, Wagner gardera une âme profondément
religieuse et même mystique. Sa lecture assidue de Tauler et d’Eckhart
le confortera dans cette voie. En même temps, son libéralisme
lui permet toutes les audaces. Sans pour autant tomber dans le syncrétisme,
il n’hésite pas à prendre le meilleur de chaque tradition
: « Je ne suis ni protestant, ni catholique, ni juif, mais un
peu tout cela à la fois, non en sceptique qui rit de tout, mais
en croyant qui croit plus que ce que contiennent les formules. »
Peu soucieux des frontières de la stricte orthodoxie protestante,
l’auteur de Devant le témoin invisible n’est pas indifférent
à une certaine forme de théologie naturelle. Sur bien
des plans, sa pensée rejoint celle d’Albert Schweitzer.
Les deux hommes articulent de la même façon rationalisme
et mystique qui, loin d’être contradictoires à leurs
yeux, se complètent et se prolongent l’un l’autre.
Autre œuvre novatrice : le dialogue avec les grandes
religions du monde dont il fut l’un des précurseurs en France.
Là encore, Wagner fait preuve d’une audace peu commune à
l’époque. Il organise des rencontres interreligieuses, accueille
au Foyer de l’Âme le chef spirituel de la communauté
baha’ie, alors pourchassée en Iran, et encourage la création
de la synagogue libérale de la rue Copernic à Paris. Grand
mystique devant l’Éternel, Wagner est aussi un grand laïc
devant l’État. En pleine querelle sur la séparation
Églises-État, le pasteur se met au service de l’Éducation
nationale et rédige de nombreux traités. Le théologien
se fait alors moraliste. Collaborateur officiel du Manuel général
de l’instruction primaire, il forme plusieurs générations
d’instituteurs à l’enseignement de la morale laïque
dont on sait la place importance qu’elle tenait dans l’école
de la République.
On l’aura compris, l’homme est inclassable
et ne se laisse enfermer dans aucune étiquette habituelle. Allergique
à la critique et à l’anathème, il est un bâtisseur.
Disciple de Celui qu’il appelait « l’homme en qui vivait
Dieu », son libéralisme est naturel et s’inscrit dans
une histoire à la fois personnelle et communautaire. En dépit
d’un style qui peut nous paraître aujourd’hui un peu
vieilli, les nombreux écrits qu’il nous a laissés
dégagent une profonde spiritualité, susceptible en cela
de répondre aux aspirations les plus contemporaines.
Geoffroy
de Turckheim