De lidentité à lidentitaire.
Ce questionnement a
deux types de conséquences. Dabord, il nous oblige à
un effort de réflexion que nous naurions peut-être
pas produit sans y être obligés. Ce contexte est une occasion
unique denrichir nos propres identités de ce que les débats
peuvent leur apporter. Oui, dans un certain sens, je crois que nous
avons de la chance : celle dêtre libres de nous construire
autrement quen subissant (ou en rejetant, ce qui revient au même)
un seul modèle dominant ; celle dêtre des individus
avant dêtre marqués, ou repérés, par
nos appartenances diverses. Mais il faut dans un second temps reconnaître
que cette liberté est parfois bien lourde à porter ! Quand
il faut tout réinventer, le couple, la famille, lÉglise,
lautorité, la tentation est parfois grande de se réfugier
dans un relativisme tiède (tout se vaut et rien ne mintéresse)
ou, à linverse, dans ce que lon appelle souvent «
un repli identitaire ». Il sagit de glisser, plus ou moins
consciemment, de la construction de lidentité de lindividu
au rassemblement de tous ceux qui se retrouvent autour daffirmations
communes. On passe dune logique de dialogue (lautre différent
mapprend à me connaître moi-même et maide
à progresser) à une logique de monologue (lautre
identique me conforte dans mon identité). Je me garderai de tout
manichéisme sur le sujet tant il me semble que nous passons notre
temps à naviguer de lune à lautre de ces logiques
pour nous construire.
Une question centrale autour de lidentité
est donc celle de la rencontre avec lautre : souhaitée
ou refusée, envisagée positivement ou négativement,
vécue comme une agression ou comme une reconnaissance. Dès
lors, la question de lidentité (« caractère
de ce qui est permanent et unifié » selon le dictionnaire)
se concentre sur les zones frontières où se jouent ces
rencontres. Le récent débat sur les signes ostensibles
ou ostentatoires en est le parfait exemple. Nos identités se
joueraient non pas au cur de chacun, mais dans les limites où
il rencontre les autres qui le convoquent et parfois le provoquent.
Quel rapport entre identité et communauté
?
Dans le chapitre 9
de lévangile de Marc, les disciples de Jésus sont
aux prises avec cette même question. Que veut dire être
disciple du Christ et, pour lÉglise naissante, que veut
dire être chrétien ? Comme nous le ferions sans doute,
ils commencent par tracer une limite ; être disciple, cest
dabord appartenir à un groupe et le suivre. Une logique
identitaire. Être chrétien, cest appartenir à
un « dedans » où lon retrouve dautres
avec qui lon partage lessentiel, à linverse
de ceux qui sont « dehors » et qui sont censés être
différents.
Mais le trouble est jeté par un homme qui agit
comme ceux qui sont « dedans » en appartenant pourtant à
ce qui est censé être le « dehors » : «
Nous avons vu un homme qui chasse les démons en ton nom et nous
avons cherché à len empêcher parce quil
ne nous suivait pas. » (v. 38). Pour les disciples, léquation
est simple : si quelquun nest pas avec eux, alors il est
obligatoirement contre eux ; laltérité est ressentie
négativement, presque comme une agression.
Contrairement à ce que nous attendrions, Jésus
nexhorte pas alors ses disciples à souvrir au dialogue
avec cet homme, à aller le rencontrer. Non. Ce qui importe chez
cet homme nest pas son appartenance, mais sa motivation, ce ou
celui au nom de quoi il agit. « Il ny a personne qui puisse
parler en mal de moi tout de suite après avoir agi en mon nom.
Celui qui nest pas contre nous est pour nous. » (v. 39).
Lidentité de cet inconnu ne se joue pas dans les zones
frontières où il rencontre ou non les autres, mais au
cur même de son action ; ce qui fait bouger lindividu
le définit et non le regard que les autres posent sur lui.
Ce faisant, Jésus dessine un modèle de
communauté humaine bien particulier. Il ne sagit pas dun
groupe formé uniquement de ceux qui se ressemblent et qui risque
à tout moment dêtre fermé sur lui-même.
Il sagit dun mouvement de foule, dune mise en marche,
à la tête de laquelle se trouve le Christ. Chacun est appelé
à se construire en entrant dans ce vaste mouvement. Mais chacun
peut le faire à sa façon : il y a ceux qui suivent de
près, comme les disciples, et ceux qui suivent dun peu
plus loin, comme cet inconnu exorciste. Jaurais envie dajouter
que dans cette cohorte qui avance, il y a aussi tous les autres : ces
rencontres dun jour dont parle lÉvangile et dont
ne sait plus rien ensuite, ces anonymes sympathisants qui ne font quoffrir
un verre deau et tous les autres qui se perdent dans le brouillard
indéfini de limites mouvantes, mais pour qui tout reste possible.
Chacun est appelé à trouver son identité non dans
la répétition du même ou dans la différenciation,
mais dans la mise en mouvement, dans le sens, la direction, quil
donne à son existence. Cest dans ce qui anime chacun (au
sens de « ce qui donne une âme ») que se joue lidentité
profonde. Ce nest plus la rencontre avec les autres qui est déterminante,
mais la mise en marche à la suite dun Autre, radicalement
différent et radicalement identique.
Un Évangile exigeant.
Cette conception ouverte
de lidentité, quelle soit individuelle ou collective,
a pour corollaire une grande exigence portée à ce que
nous mettons au centre, là où se met en marche le mouvement.
Quest-ce qui nous me fait bouger ?
« La personne nexiste
que vers autrui, elle ne se connaît que par autrui, elle
ne se trouve quen autrui. [
] On pourrait presque dire
que je nexiste que dans la mesure où jexiste
pour autrui et, à la limite : être, cest aimer.
»
Emmanuel Mounier, Le personnalisme
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Dans lÉvangile, la définition de ce
« centre » est assez claire : dun côté
là-venir/déjà là dune vie riche
et féconde (appelée de termes divers : vie éternelle,
Royaume de Dieu, etc.) et de lautre lamour du prochain comme
unique moyen de sen approcher. Marc y voit une véritable
ascèse : suivre le Christ, le mettre au centre, exige parfois
de faire le deuil de ce qui est périphérique pour pouvoir
rester fidèle à ce centre : « Si ton pied entraîne
ta chute, coupe-le. Il vaut mieux que tu entres estropié dans
la vie que dêtre jeté avec tes deux pieds dans la
géhenne » (v. 45). Voici que lattention, qui au départ
était portée sur les autres et ce quils peuvent
ou non mapporter ou menlever, se déplace vers moi,
et ce que je peux ou non apporter ou enlever aux autres.
« Ayez du sel en vous-mêmes » dit lÉvangile.
Ne vous laissez pas diluer ou détourner de cette exigence. Ne
succombez pas aux sirènes qui attirent seulement votre attention
vers les zones frontières où se frottent les individus,
pour mieux vous détourner du vide politique et spirituel qui
est au centre et empêche notre société davancer.
Soyez exigeants ; ne renoncez pas à votre propre réflexion,
même si on tente de vous faire croire quil y a toujours
quelque part un spécialiste qui peut réfléchir
à votre place. Ne renoncez pas à vos idéaux et
à vos convictions, qui seuls donneront la force davancer
encore. Surtout, soyez exigeants quant à votre rapport avec les
autres, « soyez en paix avec les autres ». Cest la
seule limite posée à lhorizon de la foule en marche
à la suite du Christ. Réfléchir sans condamner
la réflexion des autres. Avoir des convictions fortes, sans pour
autant verser dans un fanatisme exclusif.
Se construire avec les autres
«Ayez du sel
en vous-mêmes et soyez en paix avec les autres. » Ce ne
sont pas les autres qui peuvent donner un sens à ma vie. Pourtant,
cest peut-être quand je les rencontre, quand ils me permettent
de toucher du doigt mes limites, quil mest donné
de me recentrer sur ce qui peut faire bouger ma vie. La paix nest
pas une attente tranquille ni une option facultative. Elle est un combat
que lon mène avec soi-même au quotidien. Avoir une
identité forte, ce nest ni avoir peur des autres, ni essayer
de les effrayer. Cest se construire avec eux.
Anne
Faisandier