Les protestants naiment
pas beaucoup lAscension. Elle leur semble un peu irréelle,
déraisonnable, incroyable au sens littéral du mot. Mais
cest justement ce que, à mon sens, nous expliquent les
récits de Luc !
Ce ciel quau début du Livre des Actes, Jésus
rejoint sous les yeux des disciples, est plein de mystères. Il
na pas de limites, il va au-delà du temps et de lespace,
au-delà de ce que nous pouvons comprendre. Il est donc par excellence
le domaine de Dieu, Dieu lui-même, puisquil dépasse
tout ce quil est possible dimaginer. Il nest donc
pas surprenant que, pour signifier ce Jésus qui rejoint Dieu,
Luc utilise cette belle image de lascension vers le ciel pour
exprimer ce voyage vers linconnu de Dieu, vers linfini de
Dieu, et aussi vers un monde de lumière.
Mais voilà que, sitôt Jésus «
élevé », un nuage vient le soustraire au regard
des disciples. Le nuage cache les réalités den haut,
mais laisse entrevoir parfois, au gré de sa forme et de son épaisseur,
ce monde inconnu et mystérieux que nous ne pouvons que soupçonner.
Pour les anciens, le nuage est le symbole de ce qui laisse filtrer la
lumière divine, à travers le voile opaque du mystère.
Jésus est donc ici celui qui rejoint Dieu, et que nous ne percevons
plus quà travers lépaisseur de ce qui nous
le cache.
Mais pourquoi ces deux hommes en blanc qui reprochent
aux disciples de rester plantés là, à regarder
le ciel ? Sont-ce les mêmes que ceux qui, au tombeau, reprochaient
aux femmes de regarder vers les morts ? Curieuse réapparition.
Ils posent le même type de question : Pourquoi cherchez-vous sous
la terre ? Pourquoi cherchez-vous dans le ciel ? Il ny a rien
à voir ; circulez ! Perplexité des hommes et des femmes
qui ne savent plus où il faut chercher leur maître, du
côté du monde des morts ou du côté du monde
des dieux.
La réponse à cette perplexité, qui
est aussi la nôtre, peut être trouvée dans cette
longue histoire des disciples dEmmaüs, qui relie textuellement
le récit des femmes qui regardent la terre à celui des
hommes qui regardent le ciel. Surtout si lon considère,
avec certains historiens, quà lorigine lÉvangile
de Luc et le Livre des Actes formaient une seule écriture continue
que lÉglise a coupée en deux par la suite. Ce nest
donc ni au cimetière, ni dans le ciel que les disciples retrouvent
Jésus, mais sur la route dEmmaüs, dans la cité
des hommes, en marchant avec cet inconnu qui demande à les accompagner
et leur parle des Écritures et des uvres de Dieu. Il y
a encore un nuage, entre Jésus et les disciples. Car ces derniers
se préoccupent dun corps perdu et Jésus se préoccupe
dun enseignement. Ils ne le reconnaissent donc pas, sauf lorsquil
a disparu. Ambiguïté de la rencontre ; ambiguïté
dune religion qui sattache plus à ce quest
devenu le corps de lenseignant quà lenseignement
lui-même.
Le nom dEmmaüs nest dailleurs
pas choisi au hasard : daprès le Livre des Macchabées,
cest aux abords de cette ville que les troupes juives ont battu
les armées grecques et conduit ainsi Israël vers la libération.
Le Jésus ressuscité devient donc ce compagnon de route,
qui demande à faire un bout de chemin avec nous, que nous croyons
instruire, mais qui nous instruit et nous conduit sur le chemin de la
libération.
La rencontre avec le Jésus daprès
Pâques nest donc pas dans le domaine du visuel, du palpable,
dans la contemplation de la mort, ou dans la contemplation du ciel.
Mais elle est dans la parole délivrée le long du chemin
; parole des prophètes qui dénoncent loppression
du peuple et la trop grande indigence des pauvres ; parole de Jésus
lui-même qui défend les rejetés de ce monde et nous
invite à le suivre. Nous ne le voyons plus, puisquil a
rejoint lincompréhensible de Dieu ; il reste caché
par le nuage épais du mystère ; mais nous lentendons
sur notre route, nous expliquer tout ce quil a fait pour les hommes
et nous libérer. A nous de le reconnaître à sa parole
avant quil ne soit reparti sur dautres chemins.
Henri
Persoz