Jaimerais, avec
vous, réfléchir à cette question : faut-il tellement
se préoccuper de notre identité chrétienne et/ou
protestante, de la place qui nous est laissée par la laïcité,
de la reconnaissance qui pourrait nous être accordée par
la Cité, de la visibilité de notre Église, ou encore
de la spécificité de notre témoignage ?
Le titre de cet article y apporte une réponse.
Il traduit :
- Ma réticence à lidée plutôt
répandue selon laquelle, pour témoigner, souvrir
aux autres ou uvrer avec des non-chrétiens en vue du
bien commun, il faut clairement et précisément savoir
qui lon est, ce que lon croit (cest ce que jai
encore récemment entendu au sujet des relations interreligieuses)
; et affirmer plus haut et plus sûrement ce qui nous fonde
et nous anime !
- Et, en corollaire, mon souci de penser un témoignage qui
soit le moins formel et le moins dogmatique possible ; un témoignage
que je qualifierai de faible ou daffaibli. Il me semble, en
effet, quavec la fin de la philosophie métaphysique,
du positivisme scientifique et des grandes idéologies, nous
pouvons baisser un peu la garde et nous mettre davantage à
portée de voix de nos contemporains.
« Confesser Jésus Christ dans une société
laïque
»
Pour illustrer les motifs que je viens dévoquer,
je retiendrai un exemple qui nest sans doute pas le plus frappant,
mais sur lequel nous allons être amenés à réfléchir,
puisque cest le thème des prochains synodes (régionaux
et national) de lÉglise Réformée de France
: Confesser Jésus Christ dans une société laïque.
Quest-ce qui fait autorité dans notre vie ?
Ce thème est pertinent à plus dun
titre et il est utile de létudier : nous sommes au lendemain
de la loi sur les signes religieux ostensibles, et à la veille
du centenaire de la loi de séparation de lÉglise
et de lÉtat (1905). Toutefois, sans préjuger des
débats et résolutions quil suscitera (jen
suis un des rapporteurs régionaux), on pourrait déceler
ou soupçonner dans ce thème le symptôme dune
certaine crise didentité
et dautorité.
Déjà, son intitulé est formulé
en termes très géographiques, presque frontaux (dans
,
dans
). Nexprime-t-il pas une inquiétude au sujet
de la place de lÉglise et des protestants dans la société
? Ne risque-t-il pas dinduire peu ou prou une idée de confrontation
sinon daffrontement, comme si lÉglise et les protestants
devaient être face à la société laïque
en même temps quils sont dans la société laïque
?
« Le témoignage
faible dont je parle est une manière d'être présent
qui n'en impose pas, ouverte, disponible, où l'on reçoit
autant que l'on donne. » |
Lanneau de Clarisse
De plus, il paraît peu probable quun tel
positionnement géographique soit pertinent aujourdhui :
que signifie cette quête dune place cohérente et
reconnue dans un monde occidental qui, lui, est éclaté,
qui na plus ni délimitations précises, ni repères
clairs, ni centre du tout ? Nietzsche, déjà, lappelait
une « anarchie datomes ».
Notre monde occidental ressemble à lanneau
que Clarisse, lun des beaux personnages de Robert Musil, lauteur
de Lhomme sans qualité, ôte de son doigt et contemple,
tel quel, vide, sans contenu, sans centre. Cette image nous offre, en
un saisissant raccourci, la vision de notre monde occidental, de son
unité et de sa totalité perdues. « La totalité
vient à faire défaut, souligne Claudio Magris, parce que
fait défaut le lien qui devrait pénétrer toutes
ses parties et les rassembler en un tout ; le lien vient à faire
défaut aussi et surtout à lintérieur du sujet
Lindividu ressemble à la métropole anonyme, sans
structure, ni lien, décrite par Musil
et qui apparaît
comme un tissu dhétérogénéités,
dirrégularités, de déséquilibres,
de contrastes et de dissymétries. » (LAnneau de Clarisse,
Paris, LEsprit des Péninsules, 2003, pp. 16-17).
Pour un témoignage affaibli
Penser un témoignage affaibli ne signifie pas
avoir quelque complaisance envers un monde quil nous faudrait
séduire. Cela veut dire essayer de mettre en cohérence
notre témoignage avec un monde occidental post-métaphysique,
post-positiviste, post-idéologique, le monde de la pensée
faible, selon lexpression de Gianni Vattimo dans La Fin de la
modernité ; nihilisme et herméneutique dans la culture
postmoderne (Paris, Le Seuil, 1987). Ce témoignage chrétien
affaibli nest pas une relativisation, encore moins un abandon
de ce qui nous fonde et nous anime, mais une façon de devenir
vraiment humble et sans puissance. Il pourrait être le plus fidèle
des témoignages, comme le suggère le même Gianni
Vattimo dans son dernier ouvrage, Après la chrétienté.
Pour un christianisme non religieux (Paris, Calmann-Lévy, 2004).
De même quune pensée faible est plus
attentive, plus tolérante, plus respectueuse de la considérable
diversité des pensées et des pratiques de notre monde,
de même un témoignage chrétien affaibli, livré
aux interprétations, risqué parmi dautres témoignages,
est plus ouvert, plus cuménique (avec toutes les religions),
plus en relation avec la (les) culture(s) ; en quelque sorte, de plain-pied
avec tous nos contemporains, sans exclusive.
De toutes les façons, comme le fait remarquer
Gianni Vattimo (dernier ouvrage cité, p. 202) : « Il nexiste
pas de modèle de vie chrétienne alternatif à celui
que les engagements historiques et toujours contingents imposent à
chaque fidèle, de même quil nexiste pas de
connaissance de mystères qui seraient interdits aux non-croyants.
»
Les articulations et les jointures
Mais, si, comme je le pense, les chrétiens nont
pas de place spécifique, ni de rôle décisif, ils
nen sont pas moins appelés à se retrouver aux articulations,
aux jointures, où leur rôle serait de bien coordonner et
de bien unir ; pour reprendre des expressions de Paul (Eph 4,16 et Col
2,19).
Étant (aux) articulations et (aux) jointures,
ils oeuvrent discrètement, simplement, sans chercher à
se mettre en avant, ni à se faire particulièrement remarquer.
Cela ne veut pas dire que les chrétiens doivent
se cacher.
Le témoignage faible dont je parle, nest
pas le refus de toute présence au monde. Cest une manière
dêtre présent qui nen impose pas, ouverte,
disponible, où lon reçoit autant que lon donne.
Elle consiste, non pas à aller vers, comme si nous étions
détenteurs et donateurs de vérité, mais à
être avec et même à être simplement comme ;
comme et avec les hommes et les femmes qui se posent des questions,
sinquiètent, ont des problèmes, souffrent, mais
aussi qui cherchent, travaillent, veulent avancer, uvrent pour
le bien commun.
LÉglise est (au) carrefour, lieu de passage,
de rencontre, déchange, et donc de rapprochement et de
fraternisation. Un lieu discret, sans autre ambition que de témoigner
« quen Christ, tous, vous nêtes plus des étrangers,
ni des émigrés ; vous êtes concitoyens des saints,
de la famille de Dieu. » (Eph 2,19).
Leur rôle étant de coordonner et dunir,
les chrétiens uvrent non pour eux-mêmes mais pour
les autres. Ils nont donc pas à mettre en avant leurs convictions,
ni à défendre à tout prix leurs positions, que
personne ne leur conteste vraiment.
Il ne sagit pas, bien sûr, de rejeter toute
confrontation, tout débat.
Le témoignage faible dont je parle, nest,
je lai déjà souligné, ni labandon,
ni la relativisation de nos convictions ou de nos positions. Cest
une manière de les exprimer et de les vivre qui noblige
personne, ouverte, généreuse. Le rôle des chrétiens
est de contribuer, avec dautres, à rattacher, à
relier, à réconcilier, à mettre en jeu les êtres
entre eux. Cest le rôle de ce que les Anglais appellent
un go between, celui qui va de lun à lautre pour
favoriser lécoute, la compréhension, et le rapprochement
de lun et de lautre. Cest le rôle de serviteurs
discrets, qui jamais ne cherchent à accaparer ou à se
comparer : « Comportez-vous
comme on le fait en Jésus
Christ ; lui qui
na pas considéré comme une
proie à saisir dêtre légal de Dieu.
Mais il sest dépouillé, prenant la condition de
serviteur. » (Ph 2,5-7).