Cette fois encore, Pierre na
rien compris. Car Pierre, lui, a le sens de la hiérarchie. Et
il le sait bien : un maître ne lave pas les pieds de ses disciples.
Ce geste est un geste desclave, ou damant. Pourtant, Jésus
est là. Il sest dévêtu, il a mis un torchon
comme tablier. Le voilà à genoux. Devant Pierre. Lacte
est colossal : la parole de Dieu en tablier, le verbe à genoux,
esclave, amant. Pierre ne pouvait pas comprendre, ne pouvait pas accepter
un tel geste. Car ce geste sen vient à jamais bouleverser
notre idée de Dieu. Ce geste est colossal, plus fort encore peut-être
que linstitution de la Cène. Un geste tellement énorme
que nous navons, comme Pierre, pas pu le supporter. Ce qui est
le troisième sacrement a disparu à tout jamais de nos
disciplines. Le Logos à genoux. Un maître à genoux.
Un geste qui dit un homme pour le service. Un geste qui sen vient
à jamais briser la loi de la violence dans nos humaines relations,
un geste qui sen vient briser à jamais nos idées
de hiérarchie et de dignité. Voilà la suprême
dignité : être suffisamment détaché du souci
de soi, de son ego, pour pouvoir prendre le risque de lagenouillement.
Mais peut-être aussi est-ce la seule réponse possible
à la trahison ? Il faut le souligner : ce geste incroyable du
Maître est encadré par les annonces de la trahison de Judas.
Et la trahison est peut-être lexpérience la plus
absolue de notre condition humaine. La trahison nous constitue. Elle
est notre expérience la plus fondamentale, à la hauteur
de notre confiance brisée, de nos affections bafouées.
Qui dentre nous peut dire en vérité, navoir
jamais ressenti la morsure de la trahison et limmense désespoir
qui en résulte ? Être trahi, avoir trahi, voilà
notre blessure la plus secrète. Monte alors en nous la question
: comment survivre encore, avec au cur cette déchirure
? Et là, au cur de cette brûlure qui, en vérité,
nous constitue, Jésus sagenouille. Le Maître se tient
à genoux devant toi, comme pour mieux te relever, comme pour
inventer une nouvelle grammaire à nos émotions, à
nos sentiments, à nos relations.
Jésus et Marie de Béthanie, un même geste
On a bien vu, dans ce geste, celui
du service et de lhumilité, mais on a moins souligné
le geste de lamant. Pourtant, lévangile de Jean lui-même
fait le parallèle : au chapitre qui précède, juste
avant lentrée à Jérusalem, Marie de Béthanie
sest, elle aussi, agenouillée. Elle a lavé les pieds
du Maître, elle les a baignés de parfum, et les a essuyés
de ses cheveux. Geste de lépouse, de laimante, geste
quasi érotique qui nous choque, comme il a choqué Judas,
dont la réaction et lincompréhension viennent faire
le pendant de celle de Pierre. Le même verbe grec est employé
dans les deux cas pour laver, et ainsi la dernière entrée
à Jérusalem se trouve encadrée de ces deux récits
de lavement des pieds. Étonnant, non ? Et voila que le Maître
lui-même le proclame : « Faites, vous aussi, ceci ».
Ne cherchez plus à dominer. Ne cherchez plus à vous
imposer par la force. Lhomme est un être pour : pour la
tendresse, pour la relation, pour le service, pour la rencontre, la
tendresse aimante : Marie de Béthanie. Bouleversement de notre
grammaire relationnelle : la Parole à genoux devant toi. Voilà
bien une grande béatitude : « Heureux, si vous faites cela
». Voilà la 11e béatitude, celle de lévangile
de Jean, qui résume et accomplit toutes les autres. Ce geste
nous révèle un Dieu au-delà de Dieu lui-même,
un Dieu au-delà de la puissance qui se révèle dans
la tendresse, un Dieu qui se met au service de lhomme, folie,
scandale, et pourtant
Déjà, lhomme ceint seulement
dun torchon annonce lhomme nu de la croix.
Oui, déjà, tout saccomplit. Rien ne sera plus
jamais comme avant ! Lagenouillement du Fils fait souvrir
en nous une porte jusque là verrouillée, celle du pardon
possible, celle à laquelle Christ se tient et frappe. Regarde
: le Maître à genoux, pour te relever.
Jean-François
Breyne