À soixante ans, cétait
la première fois que Jeanne sautorisait à parler
de sa vie: une succession sordide de trahisons à répétition,
composée dadultères, de rivalité féroce
avec sa sur et dune sorte de mépris ou de non-amour
de sa mère. Jeanne avait accumulé ces blessures sans
vouloir en mesurer la douleur. La honte et la culpabilité semblaient
rendre toute confidence impossible, et pourtant indispensable. Nous
nous connaissions depuis des semaines. Mais elle ne disait rien de
cet essentiel. Jeanne a tout livré subitement. Comme un flot.
Les pleurs se sont mêlés aux mots libérateurs.
Son regard et ses traits se sont détendus: son secret, elle
lavait lâché et nétait plus seule
à le porter. Elle qui jusque-là avait gardé fermé
et invisible lessentiel de son existence, en quelques minutes
elle basculait dans louvert.
Une exposition qui se tient à Lausanne en ce moment sous
le titre «Esprit es-tu là?» (Fondation Claude Verdan,
Musée de la main; jusquau 23 octobre 2005, www.verdan.ch
) présente un témoignage étonnant sur le secret:
«Je vous livre ce dont je me délivre.» La réalisatrice
a disposé sa caméra pendant cinq mois dans différents
lieux publics, en proposant, à qui le souhaitait, de dévoiler
devant lil de la caméra un secret et éventuellement
de le vendre à la réalisatrice!
Plus de 600 personnes sont venues raconter leur secret. Certaines
se sont présentées masquées, dautres dans
un simple face à face avec lobjectif. Secrets damours
cachées, de tentatives de suicides inavouées, de peurs
honteuses, de vols coupables. Lécoute est parfois fascinante,
parfois insupportable ou impudique.
Je suis resté abasourdi de ces séquences où,
en quelques paroles et tant de silences, chacun ose nommer une part
de son intime. Jai à nouveau mesuré le poids des
vies, du caché, de linavouable. Jai à nouveau
perçu limpérieux soulagement de laveu dans
une parole qui libère. Mais à qui? Et dans quel lien
anonyme dune caméra muette avec des spectateurs à
jamais inconnus!
Je me suis interrogé sur mes secrets, ma peur de laveu.
Jai mesuré ma solitude et le peu de personnes à
qui je peux les confier et partager ainsi cette intimité.
Je me suis interrogé sur Dieu qui dans mon enfance pouvait
percer tous mes se-crets. Quel indiscret! Ce Dieu à qui aujourdhui
je peux confier mes secrets. Jai vu alors quil est parfois
plus difficile de parler de soi à un homme (ou une femme) quà
son Dieu, et cela ma semblé lâche. Parler à
Dieu méviterait-il la relation à lautre?
Lorsque Jeanne et moi, ce jour-là, nous sommes quittés,
quelque chose dinaliénable nous liait: ses secrets partagés
dans lintimité et la confiance du lien. Jai perçu
lintensité et la richesse de telles expériences.
Je me suis encore demandé en tant que parents, amis, voisins,
pasteurs, ou paroissiens, quelle(s) peur(s) et quel manque de confiance
en nous et en lautre, nous retiennent de dire et de nous dire?