Cahier : cuménisme : que veut Benoît XVI ?
« Une société à réformer sans cesse
» selon le Cardinal Joseph Ratzinger
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Aucun domaine nest pour lui réservé, que ce soit le dogme, la morale, la politique, la sexualité, la médecine, lenseignement, les libertés exigées par les femmes |
Aucun domaine nest pour lui réservé, que ce soit le dogme, la morale, la politique, la sexualité, la médecine, lenseignement, les libertés exigées par les femmes, etc. La situation du Clergé, des Églises diverses, des hérétiques ici et là dans le monde est lobjet dune attention soutenue, parfois brutale dans ses effets. Mais, le plus souvent, il sait se servir et de son sourire et de lonction pour dire « sa vérité ». Ses positions sont plus ou moins connues. Que lÉglise catholique romaine désire sadapter au monde moderne, renouveler certaines de ses structures, pourquoi pas ? Mais, pas question de toucher à la Tradition, de mettre en péril les assises romaines, plus particulièrement la doctrine sociale liée au dogme. Doù sa lutte farouche contre ce marxisme à peine voilé qui colore, selon le Cardinal, la réflexion et la « praxis » de certains théologiens, prêtres et laïcs dAmérique du Sud ou dailleurs. Noublions pas quà la fin de lannée 1992 paraît le grand Catéchisme Universel ; un gros ouvrage de plus de 600 pages comportant plus de 2600 paragraphes ! Un document de référence ultime pour tout un chacun, approuvé par lensemble des évêques, dit-on, du monde entier. Ce grand catéchisme est largement luvre du Cardinal, de ses proches collaborateurs ; voire dinterventions « fraternelles » de certains évêques, cardinaux qui sont sur la même ligne que le Maître de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Un « abrégé » de ce catéchisme est paru en été 2005 ; il nen modifie en rien le contenu doctrinal et moral ; il est préfacé par Benoît XVI. Cest donc le Pape daujourdhui qui préface le Cardinal quil fut hier !
Le titre de larticle est significatif et sans doute bien pesé : « Une société à réformer sans cesse ». Suit la première phrase du texte qui ouvre le premier paragraphe : point nest besoin de beaucoup dimagination pour deviner que « la société dont je veux parler, cest lÉglise ». Dont acte ; mais la Société est-elle lÉglise ? Il poursuit : « Peut être, dans le titre, le terme Église a-t-il été évité uniquement pour cette raison quil provoque immédiatement des réactions de défense chez la plupart de nos contemporains la voix de lÉglise, sa réalité, sont tombées en discrédit. »
Larticle comporte cinq paragraphes, de longueur inégale : « Le mécontentement vis-à-vis de lÉglise » ; « Une réforme inutile » ; « Lessence de la véritable réforme » ; « Morale, pardon et expiation : centre personnel de la réforme » ; et enfin : « La souffrance, le martyre et la joie de la Rédemption ».
Le Triomphe de l'Église sur Calvin et Mahomet. Détail de l'Almanach Royal français de 1686.
Pour ce qui concerne le « mécontentement de lÉglise », le Cardinal estime que « les raisons en sont fort diverses, opposées même selon les cas » ; en effet, ou bien lÉglise est trop étrangère au monde ou bien « Elle sest trop conformée aux paramètres de ce monde ». Je remarque que cet écartèlement nest pas nouveau, nest pas étranger à la pensée protestante ; il prend racine dans lÉvangile et même avant. Le mécontentement vis-à-vis de lÉglise résulte surtout de la limitation que lÉglise exerce vis-à-vis des libertés individuelles et des consciences. Les « barrages » que dresse lÉglise « pénètrent dans la sphère la plus personnelle et la plus intime ». Tout ceci, bien sûr, est cause de souffrance et la solution ne serait-elle pas : « la sortie dune pareille tutelle spirituelle » ? Mais alors, interroge lauteur : « Que subsisterait-il encore de cette société ? » Lanalyse de la situation est nette, alors que faire ?
Le deuxième paragraphe : « Une réforme inutile » entame la critique de certains qui souhaitent réformer lÉglise (la société ?) et qui ne veulent plus dune Église « paternaliste », « distributrice » des biens qui viennent den haut. Ils constatent que cette Église na pas intégré dans ses structures, et donc dans laction, les concepts démocratiques issus des réflexions du siècle des Lumières. Ils souhaitent que le peuple chrétien fasse en quelque sorte lÉglise et ainsi se lapproprie. Le Cardinal constate que : « LÉglise surgit alors à travers les débats, les accords et les décisions lon forge de nouvelles formules de foi abrégées. En Allemagne, à un niveau relativement élevé (sic) on a déclaré que la liturgie non plus ne doit plus correspondre à un schéma déjà donné, mais quelle doit au contraire surgir sur place, dans une situation donnée, être luvre de la communauté pour laquelle on célèbre. » Prétention intolérable. Quant à « lautogestion, [elle] ne doit pas se substituer à la direction ». Le Cardinal a horreur de tout système démocratique majoritaire : « Une Église qui repose sur les décisions dune majorité devient une Église purement humaine. »
Pourquoi ? Le préfet répond, et cest très grave : « Parce que lopinion vient se substituer à la foi. » Au nom de qui peser ainsi les consciences ? Où est la frontière, à vue humaine, entre lopinion et la foi ; cest un exercice décole. On peut se demander à quel niveau le processus non démocratique a joué dans lélection de Benoît XVI ? Mystère ?
Quen est-il de « lessence de la véritable réforme », selon Joseph Ratzinger ? Pour répondre à cette question, il va introduire astucieusement, tout en les opposant, deux personnages : « lactiviste » et « ladmirateur ». De fait, il réactive ce vieux problème récurrent qui concerne laction et la contemplation au sein de lÉglise catholique romaine. Lactiviste va perdre peu à peu le sens du Mystère et gaspiller son énergie en pure perte. Nous savons bien limprudence dune vie équilibrée rarement réalisée en plénitude entre laction et la prière. Quest-ce que laction dun chrétien dans le monde si elle nest pas sous tendue par la prière et la méditation de lÉcriture ? Un jour ou lautre elle perd ses marques et sa finalité. Notre modèle, est-ce lÉglise ? Est-ce Jésus-Christ ? Que cherche-t-on ? Le salut ? Nous lavons. Les décrets ecclésiastiques ne peuvent se substituer à lÉvangile.
Il y a dans la démarche de Ratzinger le souvenir dun certain idéal monastique quon peut sans doute respecter, mais quon ne peut prétendre généraliser, par exemple au plan de la famille ou de la société.
Prenant lexemple du sculpteur (Michel-Ange) qui libère la forme endormie dans la pierre en procédant par coups de ciseau en ôtant la matière, Joseph Ratzinger va sinscrire dans la démarche de Saint Bonaventure, le grand docteur franciscain, pour ce qui concerne lascèse spirituelle, source de la vraie réforme intérieure : le sculpteur ne crée pas, il opère par ablatio.
Ce mot latin [ablatio = enlever] semble avoir le don de réjouir le Cardinal ; sans doute que ce mot traduit parfaitement sa pensée intime de latiniste expert, quant à la reformatio quil souhaite. Il va lutiliser une dizaine de fois. Pour le Cardinal : « une réforme cest toujours une ablatio » :
« Supprimer, dit-il, pour quapparaisse la nobilis forma, le visage de lÉpouse, en même temps que celui de lÉpoux le Seigneur vivant. » Emporté par son élan jubilatoire, Joseph Ratzinger assimile curieusement la voie de lablatio à la « théologie négative », ainsi nommée parce que, pour respecter le mystère divin, elle dit davantage ce que Dieu nest pas que ce quil est ; ce faisant il lélève au rang dune démarche fondamentale par laquelle le théologien abandonne, sans la perdre de vue, la voie classique de la théologie notionnelle ou positive, lorsquil se rend compte quil est dans une impasse.
Deux détails de la gravure de la page précédente, Mahomet terrassé par la Religion.
Mais peu importe, le Cardinal sait parfaitement de quoi il parle. Si on le suit, lablatio, qui consiste, disons le mot, à épurer, à rejeter et la « théologie négative », qui sinscrit dans une logique systématique de refus (Dieu nest pas ceci, Dieu nest pas cela) aboutissent idéalement à un acte de foi purifié et nu cher aux mystiques ; alors oui, nécessairement, lablatio appelle à une ascèse personnelle redoutable, notamment en tout ce qui concerne lobédience. Il y a dans la démarche de Joseph Ratzinger le souvenir dun certain idéal monastique quon peut sans doute respecter, mais quon ne peut prétendre généraliser, par exemple au plan de la famille ou de la société, et il le sait très bien. Mais peu importe. Observons comment, suivant sa méthode, en rappelant lÉvangile ou Saint Paul, il met le lecteur chrétien dans un certain embarras ; on se dit que lauteur est peut- être dans la vérité ! En effet, pour Joseph Ratzinger, lablatio va permettre léclosion dune « Église plus divine » et donc « plus humaine ». Pour lui, lablatio engage toute la personne et toute lÉglise créatrice de liberté authentique.
Le quatrième paragraphe quil consacre à « Morale, pardon et expiation : centre personnel de la réforme », est dans le droit fil du précédent. Lablatio, source de véritable liberté, se manifeste sous deux aspects : « purificateur et rénovateur ». Sil est daccord pour que lÉglise tienne compte de lépoque en prenant de « nouvelles formes », il nest pas question que ces formes nouvelles « deviennent lessentiel ». LÉglise « est là, au contraire, pour permettre à chacun dentre nous davoir accès à la vie éternelle ». Donc, clairement, lÉglise « permet » ; elle est la porte qui ouvre le paradis.
Après avoir évoqué « la remise des clefs à Pierre » (Mt 16,19), la Cène « qui inaugure la nouvelle communauté », « la première apparition aux onze où le Ressuscité crée la Communion de sa paix en leur donnant le pouvoir de pardonner » (Jn 20,19-23), Joseph Ratzinger pense être arrivé à ce quil définit comme « un point véritablement central » ; il assure que « le noyau de la crise spirituelle actuelle vient de ce que lon a obscurci la grâce du pardon ». Le pardon et la pénitence, la grâce et la conversion personnelle étant « les deux faces dun unique événement ».
Sil est exact que toute morale érigée en loi, « provoque chez lhomme le désir de la contredire et engendre le péché », il est, poursuit lauteur, « tout aussi vrai » que « si le pardon, le véritable pardon efficace, nest plus reconnu ni accrédité, la morale est alors disloquée ». Très finement, le théologien J. Ratzinger observe quaujourdhui « la discussion morale tend à disculper les hommes, en faisant en sorte que jamais ne soient réunies les conditions qui rendent la faute possible » et de rappeler le mot « caustique » de Pascal : « Ecce patres, qui tollunt peccata mundi » ! Cest-à-dire : « Voici les pères qui enlèvent les péchés du monde » ! Comme en passant, il décoche une flèche de plus à laile gauche de la Compagnie de Jésus jugée trop engagée dans les affaires du monde. « Daprès ces moralistes, il ny a tout simplement plus aucune faute. » propos pour le moins bien exagéré.
Mais une morale ne peut se concevoir sans une morale du pardon ; un pardon réel et efficace ; par contre, souligne le prélat : « il nest de pardon véritable que sil y a un prix dachat, un équivalent dans léchange, que si la faute a été expiée et que lexpiation existe. Les rapports circulaires entre morale, pardon et expiation ne peuvent être dissociés : sil manque un élément, le reste sécroule. » La théologie sacramentaire est bien présente.
Mais le Cardinal ne peut que rappeler, tout de même, que : « Jésus a accompli toute la Loi et pas seulement une partie et quil est lui-même expiation et pardon, et donc également le fondement unique, sûr et toujours valide de notre morale. »
Font également partie de lÉglise tous les inconnus et les anonymes dont seul Dieu connaît la foi. En font partie les hommes de tous les temps, de tous les lieux dont le cur plein despérance et damour se penche vers le Christ
Sinterrogant sur la nature de lÉglise, il insiste et refuse daccepter une Église qui serait « seulement le petit groupe dactivistes qui se retrouvent ensemble en un certain lieu pour démarrer une vie communautaire » ; « lÉglise nest pas non plus simplement la grande troupe de ceux qui se réunissent le dimanche pour célébrer lEucharistie. Et enfin, elle est bien davantage que le pape, les évêques et les prêtres, ceux qui sont investis du ministère sacramentel. » Quelle grâce a donc touché le préfet ? Il poursuit, après avoir reçu « tous les témoins dont nous parle lAncien Testament Marie la Mère du Seigneur, les apôtres avec Maksymilian Kolbe, Edith Stein Font également partie de lÉglise tous les inconnus et les anonymes dont seul Dieu connaît la foi. En font partie les hommes de tous les temps, de tous les lieux dont le cur plein despérance et damour se penche vers le Christ » Comment ne pas souscrire à une telle déclaration ? Le Cardinal a sa méthode, sa stratégie ; il avance à petits pas mais il avance et je doute que Benoît XVI change dattitude.
Existence et souffrance coexistent, mais cest dans « la communion au Christ que la souffrance prend toute sa signification ». Cest par le processus de lablatio que le chrétien, à lexemple de Saint Paul, participe aux souffrances du Christ et quil achève dans sa chair ce qui manque pour son corps qui est lÉglise. (Col 1,24)
Par la foi, conclut J. Ratzinger : « lÉglise comme Communion grandira sur le chemin de la vraie vie alors elle deviendra la grande maison qui contient tant de demeures , alors les dons de lEsprit pourront agir en elle à profusion, alors nous verrons comme il est bon et doux pour des frères de vivre ensemble » (Ps 133) Ainsi sachève le discours du Cardinal, prononcé à Rimini en août 1990 et publié en janvier 1991.
Deux détails de la gravure de la page précédente, Calvin teerrassé par la Vérité et le Gardien de la France.
Pour terminer, je dirai quelques mots concernant les idées du Cardinal par rapport à tout ce qui touche de près ou de loin à la sexualité. Il faut savoir quil ninvente rien ; quil se situe dans le droit fil dune tradition de lÉglise Catholique Romaine, voire de points de vue traditionnels dans le monachisme de lÉglise dOrient. Pourquoi ? Cest que la sexualité fait lobjet dune attention particulière dans la chrétienté et ailleurs ; cest quelle intègre toutes les activités humaines : pouvoir, éthique, économie, sociologie, médecine, etc. Très tôt, lhistoire de lÉglise est marquée par cet intérêt, particulièrement avec les Pères dOccident : la sexualité est larme du démon ; la femme na quune seule vocation : procréer ; elle est impure et redoutable ; elle en-traî-ne lhomme au péché. Certes on nen est plus là, mais les racines sont vivaces. Devant les excès de la modernité en la matière car il y a des excès lÉglise réagit, et pas seulement lÉglise catholique.
Mais cette dernière suivant sa méthode, parlera avec onction, avec tendresse, pour les homosexuel(le)s, pour la jeunesse, les divorcés et les couples en union libre, pour les prêtres, pour les couples confrontés aux douloureux problèmes de la stérilité ; mais la condamnation est inévitable, lexclusion de lÉglise suit, avec toutes les conséquences que nous connaissons et que le Cardinal sait parfaitement.
Cette obsession de la sexualité sest exprimée violemment chez un saint Ambroise qui a consacré un certain nombre de traités pour faire lapologie de la virginité ; le grand saint Jérôme na-t-il pas déclaré que le malin travaille dans les reins et le nombril ? Une veuve qui convole en justes noces nest-elle pas comparée à un chien qui retourne à sa vomissure ? Quant à saint Augustin dont le génie et linfluence exercée sur la théologie occidentale, sur les Réformateurs sont indiscutables, il voit la sexualité en dehors du mariage comme un abîme de perdition.
Certes, je ne partage pas toutes les idées de la modernité en matière de sexualité, mais jattache beaucoup dimportance à la liberté de conscience de tout un chacun ; confronté à cette certitude que les Églises quelles quelles soient ont la liberté et le devoir dannoncer lÉvangile, mais en aucun cas nont le droit de dresser les « barrages » dont parle le Cardinal et de sinterposer je dirai : juridiquement entre ceux quelles considèrent trop souvent comme des malades et le Christ.
Certes, je ne partage pas toutes les idées de la modernité en matière de sexualité, mais jattache beaucoup dimportance à la liberté de conscience de tout un chacun ; confronté à cette certitude que les Églises quelles quelles soient ont la liberté et le devoir dannoncer lÉvangile, mais en aucun cas nont le droit de dresser les « barrages » et de sinterposer je dirai : juridiquement entre ceux quelles considèrent trop souvent comme des malades et le Christ.
Benoît XVI nest que le continuateur dune tradition ecclésiastique et je ne vois pas pourquoi, humainement, il changerait de cap. Je pense aussi quil en sera de même pour lcuménisme malgré les gestes et les paroles dencouragement que Rome ne manquera pas de distribuer. Lablatio jouera (joue) sur deux plans : celui de la personne et celui de la hiérarchie. LÉglise catholique, dit-on, va à contre-courant ; cest une erreur dappréciation ; elle va dans le bon sens qui est le sien ; elle nage portée par le courant de la tradition, de « ses pompes et de ses uvres » ; parfois elle sait prendre des temps de repos expérience séculaire oblige , mais nous savons que généralement les rivières aboutissent à la mer où elle se perdent dautres se sont asséchées. Une conséquence de lablatio et pas des moindres source de souffrance dans ses excès, ouvre tout grand au « dolorisme », un caractère assez spécifique de lÉglise dOccident ; les Églises dOrient ne cultivent pas cette mauvaise herbe. Bien sûr, le renoncement, le contrôle de soi sont indispensables ; il suffit de lire lÉvangile et saint Paul pour sen convaincre. La « porte étroite » dont parle Jésus nest pas quune image ; elle est réalité. Et puis, lablatio, la souffrance, le cycle qui noue daprès Joseph Ratzinger la morale, le pardon et lexpiation (lordre des mots nest pas anodin), ne cachent-il pas le désir de maintenir intacte et opératoire, une théologie des uvres et du sacrement ?
Aujourdhui, il ne serait pas inutile peut-être, que le monde responsable protestant observe, sans attente particulière, ce qui se passe à Rome, à la lumière du Traité de la liberté chrétienne de Martin Luther et de La vraie façon de réformer lÉglise de Jean Calvin ; tout y est ou presque. Et voici quau moment de conclure me vient à lesprit un aphorisme du polonais Stanislas Jerzy Lec : « Il y a des moments où lheure de la liberté sonne avec les clefs du gardien. »
Camille Jean Izard, 18 juin 2005
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