Il y a vingt ans, mourait Simone
de Beauvoir. On a inauguré à Paris en juillet dernier
une passerelle Simone de Beauvoir reliant la Bibliothèque François
Mitterrand au Parc de Bercy ; beau symbole que cette passerelle, sorte
de trait dunion entre les livres et la nature qui occupèrent
tant de place dans son existence. Les livres lui valurent le Prix Goncourt,
en 1954, avec Les Mandarins ; la nature, elle, donne à toute
son oeuvre une ferveur et une tonalité dominées par lamour
de la vie et de la terre. Sur 37 ponts de la capitale, cest le
seul, a-t-on dit, qui porte le nom dune femme ; est-ce là
un hommage indirect à ce féminisme qui fut le sien et
qui a marqué notre époque ? Certes, mais noublions
pas le Pont Marie !
Vient
enfin dêtre publié en poche son premier roman : Anne,
ou quand prime le spirituel (Gallimard, « Folio » 4360).
Le manuscrit inédit, refusé par Gallimard et Grasset en
1938, sintitulait pour plagier et moquer le titre dun
livre fameux du philosophe Jacques Maritain Primauté du
spirituel. Voilà un titre qui ne saurait nous laisser indifférents.
Ce roman, il est vrai, est déjà paru en 1979 ; il est
passé inaperçu et cela peut-être à cause
de son titre : Quand prime le spirituel. Le prénom (Anne) signale
désormais quil ne sagit pas là dun essai,
mais bien dun roman. Ce dernier est constitué par cinq
nouvelles consacrées à autant dhéroïnes
(Marcelle, Chantal, Lisa, Anne et Marguerite) dont les destins se croisent
à travers lensemble du récit. Anne rappelle surtout
Elisabeth Lacoin (Zaza dans les Mémoires dune jeune fille
rangée), morte à lâge de vingt-deux ans, amie
denfance et de jeunesse de Simone de Beauvoir. « Encéphalite
aiguë », dirent alors les médecins. Simone de Beauvoir
a toujours interprété cette mort comme la conséquence
ultime dune vie écrasée, étouffée
et niée par le moralisme chrétien de sa famille et de
son milieu. Un sentiment de culpabilité et de révolte
lhabita profondément depuis ce jour : « Jai
pensé longtemps que javais payé ma liberté
de sa mort. »
Le but de cette narration est dévoquer la jeunesse de
cinq femmes victimes de préjugés religieux, de conventions
sociales, de soumissions diverses où domine laliénation
religieuse : le présent et lhistoire sont sacrifiés
à la vie éternelle, le corps à lâme,
la terre et lunivers matériel au Ciel et aux exaltations
mystiques. Une résignation et un morne destin sannoncent,
éteignant par avance les promesses de laube. Une remarquable
prière (p. 203-209) est à cet égard, à savoir
celui dune passivité fataliste, un modèle du genre.
Il ne sagit pas là de condamner les valeurs, mais bien
les valeurs toutes faites, préétablies, imposées
et inculquées sans droit dinventaire. « Jai
voulu montrer seulement comment jai été amenée
à essayer de regarder les choses en face, sans accepter doracles,
de valeurs toutes faites », déclare Marguerite, à
la dernière page ; elle ressemble beaucoup à ladolescente
que fut Simone de Beauvoir, résistant à une éducation
et à un christianisme qui signifiaient pour elle hypocrisies
religieuses, illusions et fuites, refus dun monde que nous navons
pas choisi, mais dans lequel on peut se choisir et sengager librement
en refusant dévanescentes et confortables spiritualités
héritées.
Quand, en 1902, le pasteur Wilfred Monod publie un recueil de prédications
intitulé Sur ta terre (et non pas Vers le Ciel ! ), cest
un christianisme social quil promeut, sopposant alors et
déjà à cette religion désincarnée
rejetée par Simone de Beauvoir.
Laurent
Gagnebin
On pourra lire : Laurent Gagnebin, Simone de Beauvoir
ou le refus de lindifférence, Fischbacher, 1968 (épuisé),
préface de S. de Beauvoir conclue par « On me lira mieux,
vous ayant lu ».