Numéro 212
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Le café dEdward Lloyd qui eut lidée dafficher chaque jour la liste des bateaux marchands cherchant un assureur. La Lloyd list des risques maritimes existe toujours. |
Quelle attitude avoir face au risque ? À la fin des années 90 parut un livre intitulé : La vie est une maladie sexuellement transmissible, constamment mortelle. Ce titre nous rappelle, avec humour, que le risque est inhérent à lexistence, qui arrive toujours, dune manière ou dune autre, à la mort.
Mais chaque individu a un comportement particulier devant le risque. On peut préférer mourir dans son lit, ou au contraire mourir dans un saut en parachute au dessus de lAntarctique.
La sagesse populaire déclare : « Qui ne risque rien, na rien » et la philosophe Simone Weil écrit : « Le risque est un besoin essentiel de lâme. Labsence de risque suscite une espèce dennui qui paralyse autrement que la peur, mais presque autant. La protection des hommes contre la peur et la terreur implique la présence permanente dune certaine quantité de risque dans tous les aspects de la vie sociale. »
Pour partir à la découverte de son univers, le petit enfant commence par escalader son lit à barreaux. Il rencontre vite la peur, mais rien narrête son besoin dacquérir des connaissances, et daccroître sa confiance en lui, en surmontant ses craintes. « À travers la quête des limites, lindividu cherche ses marques, teste ce quil est, apprend à se connaître, à se différencier des autres, à redonner une valeur à son existence », analyse le sociologue David Le Breton.
Un certain Jésus de Nazareth a pris tellement de risques quil na pas vécu bien longtemps Des risques face aux puissants, aux notables, face à la morale, face à la société, face à la religion
Et nous aujourdhui, quels risques prenons-nous ? Quels risques prend lÉglise ?
Jean-Marie de Bourqueney, pasteur à la Chapelle Royale à Bruxelles, et dont nous connaissons les « billets » quil rédige souvent pour notre journal, nous offre ici une étude sur limportance de cette notion de risque.
Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne
Le goût du risque : entre sécurité et audace
Lêtre humain est un animal définitivement compliqué. Lhomme contemporain néchappe pas à cette réalité. Regardons-nous fonctionner, individuellement ou en société. Nous sommes bardés dassurances en tous genres et autres principes de précaution. Dans le même temps, nous cherchons ladrénaline du risque. Celui-ci devient la drogue dune société sans doute trop aseptisée. Certes tout le monde ne saute pas à lélastique pour ressentir la poussée dadrénaline, mais nous continuons à prendre notre voiture (voire à dépasser les vitesses ), à fumer, et, que nous le voulions ou non, à participer à une société qui a fait du risque le moteur même de son économie. Il ny a peut-être guère que les Églises pour ne pas suivre cette évolution. Au contraire, rares sont les Églises qui osent « prendre des risques », sortir des sentiers battus. Au risque de se tromper, on préfère si souvent les délices de la langue de bois qui ne dit rien. Entre déclarations dintentions banales et phrases creuses, notre langage ecclésial ne court pas grand risque Devons-nous nous réveiller ? Notre théologie, ou plutôt nos théologies doivent-elle épouser la réalité anthropologique de la nécessité du risque ? Résolument, je le crois.
I - La société, entre sécurité et risque
Langoisse du risque
Effectivement, nous vivons dans une situation paradoxale : entre réalité du risque et méfiance érigée en système. Tout est assuré aujourdhui : véhicules, habitations, voyages, scolarité, spectacle, jambes des footballeurs, actes chirurgicaux, et même la vie Lassurance repose sur une acceptation de lexistence dun risque ; elle cherche à en prévoir les effets. Mieux, elle permet lexpression dune solidarité au sein de la société en répartissant les coûts sur lensemble dune population. Mais on constate depuis quelques années que le principe de lassurance ne suffit plus à se prémunir dune nouvelle angoisse des risques. On le constate notamment au travers de la judiciarisation de la société : tout est attaquable en justice. À chaque problème son procès. Cela peut aller du pot de fleurs qui fuit sur un balcon à un acte médical dont la « réussite » nest pas totale. Il nous faut toujours un responsable pour tout. On nadmet pas lidée même de laccident, de limprévisible. On remplace cette notion par celle de « faute », voire de « délit ». Le risque lié à tout événement a été remplacé par une nouvelle culpabilité. Cest peut-être une forme de sécularisation du péché ! Ce ne sont plus les religions qui sont porteuses de culpabilité mais la société « laïque » tout entière : le bûcher pour les fumeurs et le pilori pour les excès de vitesse
La précaution excessive ne risque-telle pas détouffer nos vies quotidiennes ? Si tout est danger, quelle place pour la confiance dans linattendu des événements ?
Un second effet de cette angoisse du risque est lérection du principe de précaution comme dogme absolu de nos pratiques et de nos législations. Pour un mouton malade, une région tout entière, voire un pays, est le théâtre dun massacre général. Cela participe aussi sans doute dune autre angoisse, celle de lhygiène alimentaire. Jamais notre nourriture na été aussi saine. Jamais dans notre histoire il ny eut aussi peu dintoxications alimentaires. Or, nous avons parfois limpression (impression largement relayée et amplifiée par les médias) de vivre dans une porcherie où notre assiette serait une culture de produits toxiques Il est vrai que lindustrialisation de notre alimentation nous fait perdre le contact avec le produit naturel, brut. Du coup nous avons limpression de pas « maîtriser » notre assiette. Nous nous en remettons aux autres, à lusine qui a fabriqué et conditionné ce produit. Or, la confiance laisse encore une fois la place à la méfiance, au « coupable potentiel ». Bien sûr quil faut être prudent en tout. Qui oserait dire le contraire ? Mais la précaution excessive ne risque-t-elle pas détouffer nos vies quotidiennes ? Si tout est danger, quelle place pour la confiance dans linattendu des événements ? Tout nest pas prévisible, tout nest pas écrit, nen déplaise à Mme Soleil ou aux théologiens néo-calvinistes (qui continuent à défendre la prédestination ). Sans doute est-ce pour évacuer tout risque de culpabilité potentielle que nos sociétés visent toujours le « risque zéro ». Or, celui-ci, par définition, nexiste pas. Lévénement demeure, par essence, en grande partie inattendu. Aller, à pied, acheter son pain cest sexposer au risque de prendre un pot de fleur sur la tête tombant dun balcon du 4e étage Je parle en connaissance de cause ; jai failli ne plus être là pour le raconter. Il ny a pas dexistence sans risque.
Le risque comme moteur économique
Le risque est au cur du système économique désormais mondial. Léconomie « planifiée » est morte et, avec elle, une illusion de sécurité qui régissait les pays plus ou moins satellites de lURSS. Certains économistes parlent encore de « plan », mais dans le sens dune prévision des faits à venir et non dune maîtrise de ce qui arrivera. Dailleurs, lidée même de « plan » semble disparaître ou, en tout cas, reste très minoritaire. Le risque est le moteur de notre économie. Dailleurs, les grands héros des temps modernes sont les entrepreneurs qui ont pris des risques, qui ont fondé une entreprise qui a su prospérer. Bill Gates a remplacé Gandhi dans ladmiration collective. Il est intéressant de noter que Bill Gates a ajouté à sa panoplie dentrepreneur sans concession, de requin des affaires, une nouvelle « étiquette » : le généreux philanthrope. La générosité devient une sorte de récompense du risque. Létrange morale de cette histoire semble être : « enrichissez-vous dabord, et par tous les moyens, et soyez généreux ensuite ». On est loin de lÉvangile qui affirme que la générosité nest pas quantifiable ; elle relève dune attitude générale, en toute circonstance. Cependant, un certain nombre de comportements ne sont pas acceptés, et notamment ceux qui « effacent » le risque. Cest le cas des « parachutes dorés » et autres retraites mirobolantes. Cette démesure sort du champ du risque. On accepte le principe de lexistence dune grande richesse personnelle, mais uniquement si celle-ci est accompagnée dun risque, à la rigueur dun talent exceptionnel (chanteur, sportif). Le risque économique semble souvent associé à la notion de « créativité ». Le créatif prend des risques, le gestionnaire sécurise la suite Cest parfois (souvent ?) vrai dans les Églises
Du héros tout-puissant au héros fragile
Le cinéma est un reflet de chaque société. Or, on remarque que les héros, ceux qui prennent des risques pour « sauver le monde » ont encore de lavenir devant eux. On peut néanmoins noter une évolution depuis quelques années : on est passé du héros tout-puissant à celui qui intègre une fragilité. Dans les années 80, le héros absolu, venu dune autre planète, à la force quasi-illimitée, portait un nom simple autant quévocateur : Superman. Au moins le programme est clair, même si on est loin du surhomme de Nietzsche On remarque tout de même que, déjà, on intègre une fragilité : Superman peut voir ses forces anéanties en présence dune roche issue de sa planète Ce fut sans doute la porte ouverte à un nouveau paradigme du héros cinématographique : le héros « fragile ». Bien sûr ces héros sont souvent issus de la littérature des décennies précédentes, mais on remarque que le cinéma a forcé le trait de leur fragilité. Spider Man est pétri de doutes et nest pas invincible. Quant à Frodon, le héros malgré lui de la saga du « Seigneur des Anneaux », il accomplit une mission qui doit sauver le monde mais ses forces ne cessent de flancher. Il lui faut tout un entourage pour parvenir, difficilement, au but. Le héros est fragile, ce qui ne lempêche pas dêtre héros. Il est celui qui est comme moi, mais qui « sort du lot » par le hasard des circonstances. Il nest plus un héros par essence mais par existence. Ce regard sur les héros a sans doute aussi eu une influence sur notre perception de lhistoire. Par exemple, les années sombres de loccupation allemande ne sont plus perçues en Bien contre Mal, avec des héros et des salauds entièrement voués à leur choix du courage ou de la lâcheté. Ce sont souvent les circonstances qui firent les plus grands ou les plus petits héros. Il fallait entendre la modestie dune Lucie Aubrac pour comprendre cela. Elle ne cessait daffirmer, avec sa légendaire modestie, que cétaient les circonstances qui lui avaient fait prendre des risques, et non un courage héroïque « naturel ». Il fallut des décennies pour quun président, Jacques Chirac, puisse reconnaître que « Vichy cétait aussi la France ». Même les nations portent leurs fragilités. Il ny a pas de risque sans fragilité.
LÉglise Catholique semble avoir emboîté le pas de cette aspiration au héros qui prend des risques. Jamais elle na autant béatifié ou canonisé ! Au-delà des personnes choisies, il sagit là dun choix théologique et stratégique : la foi, dans cette logique là, se nourrit de lexemple des héros, de celles et de ceux qui ont pris des risques au nom de leur foi. La foi implique des risques si elle est vécue avec intensité. Ce nest pas ma compréhension de la foi, mais elle est parfaitement respectable. Néanmoins, elle comporte un risque non négligeable : celui de parvenir au contraire de son objectif. En effet, et ce dune manière générale, lexistence du héros peut me dispenser de le devenir. Le héros est ma bonne conscience qui me permet, en ladmirant, de me conforter dans ma non prise de risque. Sil sauve le monde, je serai au bénéfice de son action. Autrement dit, la canonisation peut parfois devenir une excuse pour la paresse de ma foi. Le héros peut encourager les charentaises
II - Lindividu, entre valorisation et inquiétude
Notre société est souvent perçue comme une jungle pour nos identités personnelles. Lépoque moderne nous donnait une identité claire par notre naissance et/ou notre fonction au sein de la société. Aujourdhui, et cest une forme de liberté, nous nous forgeons nos propres identités. Celles-ci sont plus complexes et plus mobiles. On parle plus facilement de « parcours de vie » que didentité stable et définitive. Identités libres mais risquées ! En effet, tout se passe au mieux quand les choix de vie et les circonstances (familiales, affectives, professionnelles, ) sont vécus harmonieusement. Mais si un grain de sable vient perturber les rouages de cette mécanique identitaire, lédifice risque de seffondrer. Or, la variabilité est devenue la règle. Il est rare désormais de navoir dans sa vie quun seul emploi ; il devient presque rare de navoir quun seul conjoint ; quant aux familles, leur éclatement social et géographique rend le lien plus ténu. Le risque a surgi au cur même de nos identités personnelles. Mais ce risque demeure extérieur à nous : il est un risque des événements, et donc non prévisible, non maîtrisable. Mon identité peut alors devenir une identité subie. Elle nest plus lexpression de ma liberté. De plus, si je subis mon identité, cela me dévalorise aux yeux des autres et de moi-même. Je suis qualifié ou je me qualifie moi-même de « looser ». Cest sans doute lune des raisons de la recherche, parfois frénétique, de situations risquées. On se met en danger pour avoir le sentiment de devenir ou de redevenir le maître des événements, le sujet de sa propre existence. Toutefois, il me semble quil faut distinguer trois types de gestion du risque personnel : linconséquence, la sensation et le risque calculé.
Le risque inconséquent
Linconséquence devient un vrai phénomène de société. Il sagit de lattitude de certains individus qui, pour réacquérir une illusion de puissance ou de maîtrise, commettent des actes graves sans en mesurer les conséquences. Ces attitudes sont très diverses et touchent toutes les couches de la société : absorption de drogues qui entament la santé et le comportement, dopage massif dans le sport à haut niveau, conduite dangereuse dun véhicule (vitesse, alcool ), vol de voitures suivi de « rallyes » sur la voie publique, tabagie délirante on pourrait peut-être ajouter à cette macabre liste certaines attitudes dans le monde du travail (et même dans lÉglise ) : harcèlement moral, phénomène des « petits chefs », pression délirante sur la productivité Le point commun de tous ces comportements dangereux est linconscience de celles et de ceux qui les commettent. Pour eux, il nexiste pas de limite. Ils sont au dessus de la réalité ou des lois. Quant aux conséquences directes sur les autres, ils les ignorent. Il existe chez eux un véritable déni de lautre. Pour sen convaincre, il suffit de se rendre dans certains tribunaux pour comprendre le mal que se donnent les magistrats pour simplement faire prendre conscience de limportance et de la gravité de certains actes. Linconséquent est profondément un être asocial. Il exprime une sorte dintégrisme du risque. Dans ce genre de comportement, il ne faut pas non plus sous-estimer laspect idéologique. « Carpe diem » est devenu pour beaucoup LA devise de toute existence. Certes, savourer le jour et sa part de surprise, de créativité, de rencontre, dinattendu, est une bonne chose. Mais une survalorisation du présent risque deffacer de nos yeux la vision de lavenir, cest-à-dire de la conséquence de tous nos actes. Cette idéologie du présent permanent masque mal une perte de repères, de points « balises » sur le chemin dexistence de tout être humain.
À la recherche de la sensation perdue
Une tout autre chose est la recherche de sensations fortes et instantanées dans un cadre précis. Dans une société qui a tendance à tout aseptiser, les sports extrêmes ont de beaux jours devant eux. Ils fonctionnent comme une soupape de sécurité, ou comme le sifflet dune cocotte minute qui lempêche dexploser. Le but est de ressentir, dans linstant, une poussée dadrénaline qui me donne limpression dexister encore plus fortement. La sensation forte est sans doute la rançon dune société trop sécurisée. Je ne pense pas que le saut à lélastique (sil avait été possible) aurait eu un tel succès au Moyen Âge Mais sans aller jusquà la pratique de ces sports ou activités dits « extrêmes », il suffit de regarder lévolution des fêtes foraines et des parcs dattraction. Cela devient la surenchère des sensations fortes. On y va pour se faire jeter en lair, tournoyer et retomber dans le vide Où sont les calmes manèges de mon enfance où le seul risque consistait à attraper le « pompon rouge » (ah, bon, il nétait pas toujours rouge ?) pour avoir droit à un tour gratuit Le point commun de ces recherches de sensation est que celle-ci soit intense mais dans un environnement entièrement sécurisé, avec certificats et normes à lappui Autrement dit, je me donne lillusion de prendre des risques. Je fais même semblant dy croire, à condition de savoir quil ny a aucun risque !
La « maîtrise » du risque
Enfin, il est une troisième catégorie de gestion du risque, cest celle du « risque calculé ». On peut notamment y retrouver les navigateurs et les montagnards. Les uns comme les autres savent quil existe un risque à vivre leur passion. Même les plus grands navigateurs ou alpinistes le payent parfois de leur vie. Mais, contrairement à ce que lon pourrait croire, leur passion nest pas une folie inconséquente. Tout au contraire ! Ils évoluent dans un milieu quils savent hostile. Leur bonheur est pouvoir maîtriser cet univers, de lapprivoiser en quelque sorte. Traverser lAtlantique en solitaire (à voile ou à la rame !), faire une course en haute montagne ne se fait pas sans une compétence, une expérience et une préparation méthodique. Le risque existe, mais on va chercher à lanalyser, à le quantifier pour sen prémunir autant que faire se peut. Le but nest pas la transgression de la règle, mais la maîtrise de son corps et de son mental dans un environnement qui nest pas fait naturellement pour la vie humaine. Ils peuvent nous apparaître comme les chevaliers de linutile, mais ils se donnent des moments dintense bonheur et ils continuent à nous faire rêver, nous les terriens des plaines Après tout notre vie quotidienne ressemble parfois, dans une moindre mesure, à une gestion du risque dans une jungle hostile.
Vers une dérive anthropologique ?
Il faut dire aussi que notre société, à coté de sa tendance aseptisante du risque zéro, nous pousse au risque. Il nous faut toujours être meilleur, voire être LE meilleur. Mais meilleur par rapport à quoi ou qui ? Selon quels critères ? Comment évaluer la « valeur » dun individu ? En nous poussant à la performance érigée en sainteté sécularisée, notre époque nourrit nos rêves de toute puissance. Cest un peu comme manger le fruit de larbre de la connaissance du bien et du mal Autrement dit, la course à la performance vise une certaine forme de divinisation de lhumain. La recherche du risque est comme un symptôme dune certaine déviance anthropologique, celle dun humanisme radicalisé. Au début du XVIe siècle le débat entre les Réformateurs, notamment Luther, et les Humanistes, au travers dÉrasme, fut intense. Doù lhumain tire-t-il sa consistance, son identité ? Peut-on « croire en lhumain », cest-à-dire croire en ses capacités à sen sortir par lui-même ? Les Réformateurs ont affirmé que lidentité de lhumain est donnée par grâce seule ; les Humanistes ont voulu valoriser la capacité humaine à se construire par lui-même. Les théologiens protestants libéraux ont cherché, par la suite, à concilier humanisme et christianisme, mais sans abandonner la critique de Luther : le risque dun humanisme trop radical est de diviniser lhumain. Cest parfois ce que nous avons le sentiment de vivre aujourdhui : « lhomo performatus » est une illusion. Lhumain est fragile, faillible. De plus, son identité ne se joue pas dans sa « performance ». Faire croire à cette divinisation cest entrer dans une inconséquence anthropologique, car cest faire courir des risques inconsidérés à nos contemporains. Le taux de suicides dans nos sociétés devrait sérieusement nous faire réfléchir Combien de désespoirs sont-ils nés dune frustration de la performance non atteinte, de la perte dun emploi ou dune situation de stress absolu ? Autrement dit, il nous faut ici plaider pour un humanisme modéré qui intègre la fragilité humaine, sans abandonner la profonde et inaliénable liberté de chaque individu. Oui, lêtre humain se construit au fil de son existence. Non, il ne « subit » pas son identité. Mais la part de risque dans des parcours individualisés rend encore plus nécessaire le rôle de la société tout entière dans la mécanique identitaire personnelle. Notre société manque sans doute de solidarité identitaire, cest-à-dire de lieux et doccasions de ne pas laisser certains individus se perdre quand leur parcours traverse une tempête.
III - Plaidoyer pour le risque théologique
Toute orthodoxie est une violence
Si lon parcourt rapidement lhistoire chrétienne, et notamment lhistoire théologique, on constate que lélaboration des orthodoxies est toujours une lente maturation. Chaque tradition, chaque famille dÉglises a construit sa « norme » de pensée, son canevas théologique. Or, cela sest fait au travers de nombreuses discussions, très souvent vives, voire meurtrières. Noublions jamais la vigueur des débats christologiques du IVe siècle, mais noublions pas non plus les bûchers et autres guerres qui ont ensanglanté notre histoire. Lélaboration théologique est le résultat dune étrange alchimie entre la recherche de compromis successifs et de violences barbares, entre le foisonnement intellectuel et le pouvoir oppresseur. Il y a dans toute orthodoxie la trace indélébile de cette oppression. Dailleurs, le mot même dorthodoxie prête à confusion. Il signifie « pensée droite » alors quil désigne en fait la pensée majoritaire, ou même la pensée du pouvoir. Ni le pouvoir ni la majorité ne sont des gages absolus de « pensée droite » ou de vérité. Lun comme lautre peuvent avoir tort ! En contrepoint, le mot dhérésie résonne encore comme une notion négative, péjorative. Or son étymologie est un programme : « airésis », en grec, signifie le « choix ». Est hérétique qui a choisi ses opinions. Dans lhistoire, les hérésies sont des mouvements qui ont pris des risques, qui ont fait des choix. Ce risque était parfois pour leur vie, mais il était aussi un risque intellectuel. Sortir des sentiers battus est toujours plus ardu que de pratiquer les autoroutes de la pensée. Pour être honnête, je népouse pas toutes les idées des hérésies des premiers siècles, mais toutes forcent mon admiration par le risque quelles osent prendre contre une « pensée officielle », faite de mélanges tellement subtils quils en deviennent abscons La construction dogmatique orthodoxe efface lidée même de risque intellectuel car elle sétablit comme une norme quil suffit de suivre. Le perroquet dune pensée nest jamais adepte du risque.
LÉvangile, cest le risque
Dans un monde où nous sommes souvent perdus entre laseptisation du risque zéro et la fragilité dangereuse de nos identités, notre protestantisme a sans doute un rôle à jouer, sil retrouve le chemin du risque et de laudace et de lhérésie.
Le risque nest pourtant pas étranger à lÉvangile, puisquil est le moteur même de la vie de Jésus. Il est dailleurs toujours assez étonnant de constater que les orthodoxies chrétiennes ont toujours voulu « effacer » la vie de Jésus. Dans le Symbole des Apôtres, le pauvre Jésus est à peine né quil « souffre sous Ponce-Pilate » ! Quid de sa vie et de ses rencontres ? Celles-ci sont toutes marquées du sceau du risque. Jésus fréquente celles et ceux quon ne veut pas voir : filles de « mauvaise vie », collecteurs dimpôts, infirmes mendiants, fous et autres personnages de la grande comédie humaine de lexclusion. De plus, il va jusquau bout du risque en acceptant les conséquences, la condamnation probable par les Romains au supplice radical Personnellement, je refuse lidée dun Jésus qui aurait « tout prévu » (la « prescience »), et qui, dès le départ, savait quel serait son destin, comme tracé davance, par un Dieu un peu sadique. Celui-ci, dans cette compréhension classique, aurait « besoin » de la mort du Christ pour sauver le monde. Étrange méthode pour un Dieu damour. Je préfère, en lisant les textes des quatre évangiles, découvrir un Jésus qui prend des risques parce quil estime que son action et que sa vie doivent aller jusquau bout du témoignage quil rend à Dieu et à lhumanité. Le risque apparaît alors comme clef de voûte de lÉvangile, et donc comme moteur de la théologie. Donner, se donner comme le Christ la fait, cest aller jusquau bout du risque.
Nourri de cette lecture de lÉvangile, mon désarroi est souvent grand devant la fadeur des discours de nos Églises. Le consensus mou est en fait une violence, car il efface, il gomme, il éradique, il exclut, il évacue toutes les créativités nécessaires au bouillonnement de la pensée et de la vie spirituelle. Où est le souffle de lÉvangile ? Dans un monde où nous sommes souvent perdus entre laseptisation du risque zéro et la fragilité dangereuse de nos identités, notre protestantisme a sans doute un rôle à jouer, sil retrouve le chemin du risque et de laudace et de lhérésie.
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Numéro 212 |
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