Les Béatitudes de Luc sont
moins lues que celles de Matthieu, et on comprend pourquoi. Dabord,
Luc ne cite pas les quatre béatitudes positives, celles que
nous préférons : «Heureux ceux qui ont le cur
pur, les miséricordieux, les artisans de paix et ceux qui sont
doux.» Il ne garde que les quatre béatitudes négatives
: «Heureux ceux qui sont pauvres, ceux qui pleurent, ceux qui
ont faim et soif, et ceux qui sont persécutés.»
Comment comprendre ces quatre béatitudes négatives
?
Une solution serait de penser quil faille pleurer, ou être
pauvre pour hériter du Royaume de Dieu. Cela serait incohérent
avec le reste de lÉvangile. La pauvreté, pas plus
que le malheur, ne sont des mérites et ne donnent nécessairement
de la valeur, ou du sens à une vie.
Une autre lecture fréquente est que les malheurs terrestres
seraient suivis de récompenses dans lautre monde. Cette
idée nest pas meilleure. La Vie éternelle est
une réalité qui senracine dans notre vie dici-bas.
Le Royaume de Dieu est déjà présent en prémices
dans notre vie terrestre, et ne consiste quen laccomplissement
de ce que nous vivons déjà ici dans la foi.
Le message des Béatitudes serait alors que lon peut
être heureux, même si lon doit subir des malheurs
terrestres. Le bonheur promis, étant un état qui ne
dépend pas des chances ou des malchances humaines, mais un
bonheur indépendant des événements et des situations
matérielles.
Mais les Béatitudes vont plus loin, elles ne disent pas seulement
« vous pourrez être heureux même si... » mais
bien « heureux serez-vous... si vous avez des malheurs ».
Peut-être que certains malheurs peuvent être une chance,
sils nous incitent à chercher notre bonheur ailleurs
que dans le contingent du quotidien, mais ce nest pas toujours
vrai, et Matthieu a eu une autre idée. Pour lui, il ne sagit
pas vraiment de malheurs, mais dattitudes spirituelles : à
« heureux ceux qui sont pauvres », il ajoute : «
en esprit », à « heureux ceux qui ont faim et soif
», il ajoute : « de justice ». Et il est vrai quavoir
« faim et soif de justice », cest vouloir aller
plus loin, ne pas se contenter de ce que lon a. Se considérer
comme « pauvre en esprit », cest se savoir pauvre
spirituellement, ne pas compter sur ses propres mérites pour
se sauver, mais se savoir pécheur, et chercher Dieu, lui demander
un salut que lon ne fait pas soi-même mais que lon
reçoit.
Voilà lessentiel, parce que cela met en mouvement.
Dailleurs le mot « heureux » vient dun verbe
hébreu signifiant : « debout et en marche ». Ainsi
pour la Bible, le bonheur nest pas une réalité
statique quil faudrait défendre comme une forteresse
contre les épreuves, mais une réalité dynamique.
Être heureux, cest être en marche. Le bonheur, pour
la Bible, cest la vie.
Cela dit, les quatre « malheur à vous » que Luc
adjoint au Béatitudes semblent inconcevables. « Bénissez
et ne maudissez pas... » a dit lui-même le Christ. Or
une étude du texte original montre que ce « malheur »
qui revient plusieurs fois nest que le fait de nos traducteurs.
Il ne se trouve pas dans le grec. Le mot employé, « Ouaï
», comme son correspondant hébreu « Hoï »,
ne veulent rien dire, ce sont des cris, comme « Aïe »
en français. Voilà ce que dit Jésus : «
Aïe aïe aïe vous les riches, prenez garde, vous risquez
limmobilisme et de vous tromper dobjectif. » Et
contrairement à ce que nos traductions laissent penser, ce
« Hoï » nest pas forcément négatif,
il se trouve ainsi en Ésaïe 55 où il est traduit
positivement, dans un passage proche de nos Béatitudes : «
Oh (Hoï) vous qui avez soif, venez vers les eaux, sans argent,
sans rien payer... » Autrement dit : « Attention, ne restez
pas sans rien faire, approchez, venez à Dieu. » Il est
vrai que la pauvreté ou lépreuve aussi recèle
une tentation : celle de se décourager, de ne plus vouloir
rien faire.
Heureux celui qui se sait pauvre, heureux celui qui sait quil
na pas tout et qui ne compte pas que sur lui-même. Peut-être
est-ce cela lhumilité : savoir désirer, savoir
recevoir, accueillir, et vivre sa vie comme un chemin et une quête.
Et ce chemin ne mène pas seulement au bonheur, il est le bonheur.
par Louis
Pernot