Je connais des gens que la mort terrorise. Des gens chez qui la grande faucheuse provoque une peur panique, paralysante, viscérale. Paradoxalement, cette peur de la mort est sans doute l’une des plus grandes forces d’inspiration parmi nos semblables. Sans la mort, nous n’aurions pas eu Beauvoir (« la mort m’a épouvantée dès que j’ai compris que j’étais mortelle », écrit-elle dans La force de l’âge) ni non plus Céline (« la mort, cette grande inspiratrice », disait-il). Pour ma part, la mort, si elle m’inquiète, ne m’a jamais tétanisé. Non pas que je ne l’aie jamais rencontrée, au contraire. Je suis déjà suffisamment avancé en âge pour avoir vu disparaître certains amis plus jeunes que moi – et même des enfants. Je connais son regard, je sais les ravages qu’elle provoque, jusque chez les vivants. Quant à mon travail d’historien, il me la fait croiser presque chaque jour : mes interlocuteurs privilégiés sont des disparus et, comme c’était le cas pour Pierre Chaunu, il est probable que ce soit la mort qui m’ait fait choisir ce métier – envie de faire revivre, un tout petit peu et pour un court instant, ce qui n’est plus. Ma mort, si elle me préoccupe aujourd’hui, me préoccupe surtout pour ceux dont je crois qu’ils ont encore besoin de moi. Non, la mort ne me fait pas peur pour moi. Ce qui me fait peur pour moi, c’est de ne pas vivre assez. C’est de ne pas assez lire, de ne pas assez apprendre, de ne pas assez découvrir, de ne pas assez échanger et de ne pas assez aimer. Ce qui me fait peur, c’est de ne pas vivre pleinement. Car rien d’autre que cela ne nous permet de vaincre la mort. Un jour, tout ce que nous aurons été, tout ce que nous aurons créé, connu, aimé, goûté, le vivant comme le matériel, aura disparu… jusqu’à notre planète elle-même, rongée par le feu d’un soleil devenu supernova, ai-je un jour appris en lisant un magazine. Contre cette disparition de ce que nous sommes, créons ou aimons, rien ne peut se dresser, si ce n’est de vivre au sens premier du terme, c’est-à-dire de vivre pleinement, consciemment, passionnément. On me dira que ce n’est pas vraiment vaincre la mort et qu’un jour « elle nous aura » tout de même. Sans doute. Mais cela dépend de notre façon de concevoir l’éternité. Pour moi, il y a plus d’éternité, plus de divin dans le regard d’un de mes enfants ou dans un lied de Schubert que dans des siècles sans fin passés à jouer de la lyre avec des anges déguisés en chanteurs disco. Et j’ai la faiblesse de croire que c’est à cela, à vivre vraiment, que Jésus nous invite quand il nous annonce être venu apporter « la vie, la vie en abondance » (Jn 10,10).
À lire l’article de Vincens Hubac » Penser la mort «
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