Ouverture et Actualité
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Moi aussi je suis Catherine Deneuve
Révélation et événement de l'automne
dernier, couronnée par le Molière du spectacle privé
2006, la comédie grinçante de Pierre Notte, mise
en scène par Jean-Claude Cotillard, revient inquiéter
les rires de tous ceux qui ont des souvenirs de famille.
Saluée par
la presse, plébiscitée par le public, son auteur couronné
de lauriers, Moi aussi je suis Catherine Deneuve est une de ces
aventures audacieuses et rares dont le théâtre privé
peut être capable quand il veut bien afficher autre chose
que des rescapés de la téléréalité
dans des textes débilitants. Romancier, journaliste, auteur
dramatique souvent présent sur les ondes de France Culture,
compositeur et comédien, Pierre Notte a trouvé avec
Jean-Claude Cotillard et sa compagnie (quatre comédiens :quatre
pierres précieuses) un découvreur et des passeurs
dont la précision d'horloger et l'humour impitoyable projettent
le texte dans des abysses d'interprétation.
On a déjà presque tout dit de la pièce
à sa création il y a neuf mois. Sa cruauté
élégante à la Roger Vitrac, ses détournements
du sens et de la valeur des mots, des lapsus et des avatars de l'accord
du verbe avoir avec son complément d'objet (s'il est placé
devant). Sa déroutante construction où théâtre
et chanson se frôlent, s'ignorent et se jaugent comme une
fratrie ennemie. Ses figures burlesques et effroyables, taillées
dans le cristal de leur bêtise et que rien, pourtant, n'empêchent
de dériver vers l'humain et le familier, vers notre propre
folie d'être quelqu'un et de nier les autres. Son art du tête-à-queue
loufoque tout droit sorti de Labiche, sa maîtrise de la crise
paroxystique qui fouette le plateau comme les ravages d'une porte
qui claque font frémir la folie chez Feydeau.
De cette chronique familiale brève et implacable
où chacun vit avec le fantôme pétant de santé
de sa souffrance, de cette histoire de gamine tête à
claques qui se prend pour Catherine Deneuve et de cake au citron
qui se cuisine comme un règlement de compte dans la pègre,
on aura peut-être pas suffisamment souligné l'ardente
passion pour la liberté dont elle relève. Quand, en
quête d'un nouveau sens pour son identité, Geneviève
décide d'être elle aussi Deneuve, elle choisit alors
de tenir l'intenable pari de vivre, fol et malheureux projet dans
lequel elle avance comme une damnée de la raison mais intègre
et droite. Elle entraîne avec elle ses mère, frère
et soeur dans la citadelle inexpugnable du libre arbitre où
le choix de ce qui ne se fait pas, ne se dit pas, ne se pense pas
ailleurs leur donne leurs dernières ailes pour ne pas mourir
idiot, trahi et ulcéré comme tout le monde.
Il y a dans l'oeuvre de Pierre Notte, qui ne doit
assurément rien à Jean Cocteau, la même révolte
outragée contre l'asservissement qui anime les Enfants Terribles.
Les boules de neige lancées au front y contiennent les mêmes
cailloux coupants dissimulés là pour débrider
l'esprit, l'invention du monde est encore une découverte
en cours, l'amour y est fou, traqué, surpris et vénéré.
Il y sauve de tout même lorsqu'il n'est plus qu'un souvenir.

Thierry Jopeck
Moi aussi je suis Catherine
Deneuve, de Pierre Notte, mise en scène de Jean-Claude
Cotillard, avec Zazie Delem, Juliette Coulon, Charlotte Laemmel,
Romain Apelbaum, en mai et juin à Paris au théâtre
de la Pépinière-Opéra, le 11 août au
festival de Ramatuelle, en tournée dans toute la France
à l'automne.
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La Grande Parade
Créations, reprises, colloque, cabaret, spectacle jeune
public, revue, Olivier Py investit le théâtre du
Rond Point pour un tour de manège avec son incomparable
et exaspérant talent de bateleur.
Il y a quelque
chose de la caravane de cirque dans ce théâtre là.
Aguicheur,aboyeur de boniments, verbe haut et paroles creuses. Mais
aussi passion, force de conviction, fabrique d'images, de larmes
et de rires. De l'esbroufe, du vent et de la poudre aux yeux qu'on
voit passer déguisés en petit génie, mais encore
un art du spectacle, un sens de l'espace et du jeu uniques et bouleversants.
Nouveau Claudel pour les uns ou déclinaison
branchée d'un Robert Hossein passé dans le théâtre
subventionné pour les autres, la place faite à Olivier
Py par le théâtre du Rond Point est celle qu'on réserve
aux géants de la scène avec près d'un mois
et demi de programmation ininterrompue de toutes les formes dramatiques
dont l'animal Py est capable. Le Festival d'Avignon l'avait devancé,
il y a déjà dix ans, en programmant un cycle de cinq
pièces de ce jeune homme bientôt quadragénaire,
insolent et diluvien, qui peut tout faire sauf le faire dans la
mesure.
Phare et colosse de cette programmation, les Vainqueurs,
une trilogie en rien moins que dix heures de spectacle donnée
deux fois chaque week-end. Somme et illustration de l'auteur, du
metteur en scène et du directeur du centre dramatique national
d'Orléans (l'homme ne craint pas les cumuls de fonctions),
Les Vainqueurs raisonnent de tout l'attirail mystico-poétique,
et parfois pathétique, dont Olivier Py est capable dans sa
frénésie. Y sont convoqués pèle-mêle,
les dieux et Dieu, les philosophes et les tyrans, Jérusalem
et Sodome, Orphée et les Balkans, la Roue de la Fortune et
la destinée, eros, thanatos et tout le tremblement. On court,
on s'apostrophe, on s'étripe à la recherche du pouvoir,
d'un sourire, d'une raison de vivre ou de mourir au fil d'une gamme
de péripéties irrésumables et dont le sens
échappe à tout entendement pour qui ne serait pas
épris de contradiction et d'incohérence. Les décors
s'emboîtent et se disloquent, les plateaux tournent, les comédiens
éblouissent, faussement déchaînés, formidablement
dirigés et portés par le maître du jeu. On les
retrouvera aussi magiquement présents dans les trois autres
pièces programmées : Illusions Comiques, Epître
aux jeunes acteurs ainsi que dans des Contes de Grimm adaptés
par Olivier Py.
Luna park extravagant où le visiteur est étourdi
de symboles et de lubies, de coup de génie et de prose boursouflée,
le théâtre d'Olivier Py conduit juste au bord de la
crise de nerfs. Mystérieusement, elle s'efface toujours au
profit d'un coeur gros de plaisir confus battant dans nos poitrines
rompues. Presque une idée du bonheur. A coup sûr un
vrai théâtre. 
Thierry Jopeck
La Grande Parade
de Olivier Py au Théâtre du Rond Point à Paris
jusqu'au 3 juin 2006.
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Le Roi Lear
Après un Richard III sous amphétamines prescrit
à l'automne par Philippe Calvario, André Engel applique
un traitement chic et choc au Roi Lear. Dure saison pour Shakespeare.
Bien sûr,
il y a Michel Piccoli. L'acteur, immense, s'avance sur scène
avec à ses côtés soixante ans de cinéma
et 170 films parmi les plus exigeants et les plus créatifs.
De temps à autre, quelques incursions au théâtre
qui ont constitué des moments privilégiés,
ancrés dans la mémoire collective : La Cerisaie de
Tchékhov, sous la direction de Peter Brook, ou La Fausse
Suivante de Marivaux, sous celle de Patrice Chéreau. Ce n'est
donc plus tout à fait un acteur qui incarne un rôle
que l'on voit apparaître mais davantage la défroque
du vieux Lear endossée par un monstre sacré auquel
d'avance le public se soumet avec un rare bonheur pour lui faire
un triomphe en forme d'hommage. Autour de lui, la distribution masculine
égrène les noms de quelques-uns de nos plus exceptionnels
comédiens et forme un écrin superbe pour Piccoli :
Gérard Desarthe, Jean-Paul Farré, Jean-Claude Jay
et Jérôme Kircher, qui crée l'une des plus bouleversantes
compositions d'acteur de cette saison.
Moins inspiré que ses interprètes,
André Engel, mettant en scène pour la première
fois de sa carrière Shakespeare, semble passer systématiquement
à côté de la figure légendaire du roi
Lear. Le monarque, juste et généreux, trahi par ses
filles, exilé avec ses fidèles sur un chemin de douleur
et de renoncement, accède au malheur absolu. Il parvient
à tirer de ces épreuves une compassion plus grande
encore pour les hommes dont il comprend désormais en profondeur
la sombre et inéluctable vérité. Lear selon
Engel traverse ici une mise en scène clinquante et réductrice
quoique hollywoodienne. Assommée par un gigantesque décor
d'usine crée par Nicky Rieti, au demeurant somptueux, persécutée
par les aléas de la météo (on a droit à
tout : orages, neige, pluie, bourrasques), la tragédie du
roi Lear ressemble à un film raté de Martin Scorcese.
Présenté comme un homme d'affaire qui passe la main
de son business, "Lear Entreprise", à ses filles
et gendres, le souverain prend des allures de parrain débonnaire
qu'une mafia rivale, hystérique et pétaradante (on
tire beaucoup pendant trois heures et avec du gros calibre), poursuit
de sa vindicte.
De ce théâtre en cinémascope
où des interprètes subtils cherchent l'abri qui épargnera
leur présence devenue diaphane, on garde l'impression d'une
erreur d'aiguillage, d'un beau voyage, avec d'admirables compagnons,
échoué sur une voie sans issue. Sur la route néanmoins,
ramassées au passage de cette mirifique parade, huit nominations
aux Molières 2006, dont trois pour les comédiens.

Thierry Jopeck
Le Roi Lear
de Shakespeare, mise en scène d'André Engel, avec
Michel Piccoli, à Brest (5-7 avril), Grenoble (13-22 avril),
Saint-Quentin en Yvelines (3-5 mai), Caen (11-13 mai), et enfin
au TNP à Villeurbanne (30 mai-9 juin).
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Le Menteur
Corneille frôle la quarantaine
lorsqu'il écrit sa dernière comédie, Le Menteur,
en 1643. Auteur triomphant grâce au Cid créé
six ans plus tôt, sa plume désormais ne connaîtra
plus que la tragédie. Invraisemblable imbroglio de consternants
quiproquo, la pièce, au contraire de la somptueuse Illusion
Comique écrite huit ans auparavant, est une oeuvre d'une
superficialité de chaque vers où se mène
tambour battant la farce des jeunes qui roulent les vieux dans
la farine.
Jean-Louis Benoît déploie une mise
en scène éblouissante de trouvailles, d'une élégance
virevoltante dans laquelle les plus jeunes pensionnaires du Français,
pour cette reprise d'une création de la saison dernière,
endossent leurs rôles avec délectation. Devant tant
de talents réunis pour le plaisir et la séduction
et devant les ovations qu'un public très jeune leur réserve,
on est traversé par l'idée de rendre, de temps à
autre, le théâtre obligatoire pour tous.
En tête de distribution, Loic Corbery, qui
reprend le rôle créé par Denis Podalydès,
est à tomber par terre de justesse et de sincérité
dans cette arlequinade de dupes qu'il conduit en beau diable mythomane.

Thierry Jopeck
Le Menteur,
de Corneille, mise en scène de Jean-Louis Benoît,
Comédie française, en alternance jusqu'au 10 juin
2006.
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Père
Christian Schiaretti, directeur du Théâtre National
Populaire à Villeurbanne, met en scène Père,
pièce d'August Strindberg et vision cauchemardesque de la
joie d'être parents.
Demeure bourgeoise
et ennui distingué. Laura, mère et épouse, et
son Capitaine de mari vivent dans une classique hostilité conjugale.
Bertha, leur fille adolescente, devient l'enjeu d'une discorde qui
sombre dans la démesure. Le Capitaine souhaite l'envoyer en
ville, lui donner une éducation à l'aune de son athéisme,
empreinte de l'amour des sciences et de la Raison. Laura veut une
éducation conforme aux préceptes de la religion, subtile
et sensible, tournée vers les arts et la famille. Machiavel
domestique, Laura fait naître dans l'esprit de son époux
un doute sur sa paternité. Et si Bertha était la fille
d'un autre? Dévasté par cette incertitude, le capitaine
tombe dans le piège qui lui est tendu. Réduit à
la violence, ulcéré par la trahison dont il se croit
victime, il perd pied peu à peu. Sa femme, distillant quelques
mots choisis, à la fois audacieuse et dissimulée, parvient
à le faire passer pour dément et à le faire interner.
Tout l'univers de Strindberg, ses errements de grand dépressif,
ses mariages successifs comme autant d'échecs, sa paranoïa
de fils et d'époux, l'angoisse devant la mort et l'aspiration
à un monde refondé par des mythes pacifiques et élégiaques
traversent Père. Tragédie antique et drame bourgeois,
duel nourri par la haine du mariage, constat épouvanté
de la rancune que peut nourrir un amour déçu, Père
est une oeuvre excessive. Elle peut prêter aujourd'hui plus
à sourire qu'à frémir et l'énoncé
de ce réquisitoire qui ensevelit l'esprit de famille sous l'horreur
quotidienne a perdu de sa force novatrice et libératoire. Mais
Christian Schiaretti, metteur en scène sobre et d'une efficace
clairvoyance, ciselle une lecture aiguë, radicalement brutale,
débarrassant le texte de ses interprétations trop psychologisantes.
Eclairés de rouge et de vert, surgissant par des plans inclinés
du noir profond du fond de scène comme s'ils s'extirpaient
des enfers, Nada Strancar, formidable comédienne et interprète
fétiche de Schiaretti, et Johan Leysen paraissent deux insectes
s'entredévorant. Ils se combattent à mort pour la possession
de cette proie qui est leur fille et dansent autour d'elle une pavane
pour un amour défunt. Au delà de ses excès naturalistes
hérités de la dramaturgie scandinave du XIXe siècle,
Père et ses figures de monstres continuent de secouer nos certitudes
sur la vie de famille.
Thierry Jopeck
Père d'August
Strindberg, mise en scène Christian Schiaretti, avec Nada
Strancar et Johan Leysen, jusqu'au 18 avril à Paris, Théâtre
National de la Colline, du 19 au 27 avril au TNP à Villeurbanne.
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Le Baladin du monde occidental
C'est en 1907 que cette fable populaire de John Millington
Synge fut créée à Dublin dans la fièvre
des luttes pour l'indépendance irlandaise. Un siècle
plus tard, la pièce n'a rien perdu de son élégance
burlesque et de sa force provocatrice.
James Joyce, son
compatriote et contemporain le plus célèbre de la
littérature irlandaise, brocardait les britanniques en disant
de lui : « Shakespeare ? Ah, oui ! Le type qui écrit
comme Synge ». Anglo-irlandais protestant, formé à
Trinity Collège, ami et admirateur de William Buttler Yeats,
John M. Synge doit à ce grand poète qu'il rencontre
à Paris l'idée étrange de vivre retiré
durant cinq ans sur les îles d'Aran, dans la baie de Galway,
à l'ouest de l'Irlande. Le jeune homme découvre alors
la vie rigoureuse et âpre des pécheurs, la langue gaélique
mystérieuse et imagée qu'ils parlent entre eux. De
retour à la vie moderne, il devient directeur de l'Abbey
Theatre à Dublin et n'oublie rien de la recommandation de
Yeats : «Soyez le peintre d'une vie qui n'a pas encore trouvé
d'interprète». A 36 ans, il écrit Le Baladin
du monde occidental, fruit de sa méditation insulaire,
dans une langue chatoyante.
Un jeune garçon, Christy, avoue son crime auprès
de la communauté d'un petit village. Il a tué son
père d'un coup de bêche sur la tête. Tel l'ange
du Théorème de Pasolini, Christy (très transparent
Christ) bouleverse toutes les données du monde par sa simple
présence. Nouvel Oedipe, le récit de son meurtre suscite
l'effroi des villageois puis leur fascination. Jeune, beau, conteur
à la langue imagée, Christy prend le relief d'un héros
fabuleux, d'un amant mystique ou d'une figure mythologique jusqu'à
ce que la supercherie révélée de la mort du
père dénonce en chacun la fascination pour le crime,
l'étrangeté des rapport du réel et de la légende,
l'impossible cheminement vers une réalité moins souillée
par la fange.
Deux ans plus tard, ce réel inexorable rejoindra
brutalement Synge qui meurt en 1909. Rarement joué, brillamment
traduit depuis son impossible langue originelle par François
Regnault, éminent spécialiste d'Ibsen, Le Baladin
trouve avec la mise en scène serrée et sans effet
de Marc Paquien et l'interprétation homogène d'une
troupe unie dans un projet exigeant et pourtant jubilatoire, de
nouveaux passeurs contemporains. Oeuvre inclassable et troublante
où le crime est un jeu et le mensonge une roue de la Fortune,
la pièce de Synge laisse en chacun de ceux qui la fréquentent
une rumeur d'affolement comme une boite de Pandore inconsidérément
abandonnée. 
Thierry Jopeck
Le Baladin du monde
occidental, de John Millington Synge, mise en scène
de Marc Paquien. En mars, du 1er au 8 à Amiens, le 14 à
Compiègne, les 21 et 22 à La Rochelle; en avril,
du 4 au 6 à Nantes, les 11 et 12 à Thionville, les
19 et 20 à St Brieuc, les 27 et 28 à Cergy.
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Eva Perón, de Copi
Comédien
fastueux, Marcial di Fonzo Bo met en scène et interprète
la pièce de Copi écrite en 1969 et consacrée
à Eva Perón, l’épouse du président
argentin, madone des humbles pour les uns, putain satanique pour
les autres.
En juillet 1952, s'éteint
à Buenos Aires, à l’âge de 33 ans, l’une
des personnalités parmi les plus fortes et les plus controversées
de l’Amérique latine, Eva Perón. Fille adultère
d’une cuisinière et d’un puissant propriétaire
terrien, elle tourne à 15 ans quelques séries Z du
cinéma argentin et enregistre des pièces à
la radio. Elle y fait tout à la fois fortune dans des circonstances
demeurées troubles et rencontre, lors d’une interview,
le Colonel Perón qu’elle épouse en 1945.
Un an plus tard, le couple accède au pouvoir et la légende
d’Evita s’emballe. Belle, extravertie, violente et lunatique,
la jeune femme devient l’idole des foules populaires qu’elle
protège autant qu’elle les manipule. Les plus déshérités
des argentins, les descameros, les « sans-chemise »,
la surnomment la nouvelle Marie-Madeleine.
Elle meurt six ans plus tard au comble d’une vénération
populaire qu’aucun de ses errements n’a pu affaiblir.
Copi est alors un gamin argentin de 13 ans qui gardera de cette
sainte d’un nouveau genre, l’Eglise catholique la stigmatise
mais Pie XII la rencontre en audience privée (Perón,
lui, sera excommunié en 1955), un souvenir suffisamment tenace
pour lui consacrer sa première pièce politique en
1969.
Après une décennie passée en France, la pièce
Eva Perón marque pour Copi, dessinateur, caricaturiste et
écrivain prolixe, le début de quinze années
d’un succès qui ne cessera de s’amplifier jusqu’à
ce que le sida mette un terme, en 1986, à l’exil douloureux,
réel et intérieur, de l’un des plus grands artistes
argentins de son temps. En 1970, Facundo Bo crée le rôle
d’Eva Perón. Avec Alfredo Arias, Jorge Lavelli, Marilù
Marini, Marucha Bo, il appartient à l’éblouissante
diaspora argentine qui illumine les années 70 et 80. Mais
Facundo est aussi l’oncle de Marcial. Trente cinq ans plus
tard, le neveu, qui a désormais passé la moitié
de sa vie en France où il est arrivé en 1987, est
devenu un pilier du théâtre français. Il signe
aujourd’hui une mise en scène et une interprétation
de l’égérie argentine d’une force rarement
prêtée aux textes de Copi, habitués à
flirter avec le cabaret et la bouffonnerie. De la pièce brève
et qu’on pourrait croire sommaire, il extrait une parabole
tragique et déjantée où se jouent les derniers
instants d’une icône rongée par l’acide d’un
cancer, celui de toute vie.
Depuis l’agonie d’une diva trop blonde classée
aux accessoires de l’Histoire, chimère d’une élue
mystique du peuple, il trace le portrait d’une femme hystérique
et sanglante, les pieds dans la boue, éructant de dégoût
et dont seul l’amour de la vie est propre devant la mort. Tout
est perdu pour Evita moribonde hors la volonté de clouer
le bec à l’horreur du mythe que ses proches, époux,
mère et conseillers ont bâti autour d’elle.
Entre fantômes et miroirs, images de pietà et robes
virginales, hurlements de rire et de rage, sexe et angélisme,
Marcial di Fonzo Bo endosse le rôle d’Evita, homme ardent
travesti en femme consumée, humanité défaite.
A ses côtés, Pierre Maillet interprète la mère
de la présidente avec un luxe hilarant de cruauté
imbécile. On sort secoué par tant de cochonneries
si odieusement fidèles à nos turpitudes fantasmées
ou réelles. 
Thierry Jopeck
Eva Perón,
de Copi, (en espagnol surtitré français) mise en scène
de Marcial di Fonzo Bo, à Paris au Théâtre de
la Bastille du 20 février au 15 mars 2006.
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La Fin des terres
Philippe Gentil et sa troupe d’inventeurs et de magiciens
créent un nouvel opus, tout de mystère mélancolique,
depuis leur fabrique de rêves unique au monde.
Il y a trente ans maintenant
que Philippe Gentil conçoit la machine à images qui
singularise son théâtre au seuil de l’art dramatique,
de la danse, du mime et de l’art de la marionnette. Depuis
les premiers spectacles au Théâtre de la Ville à
Paris jusqu’à la Cour d’honneur du Palais des Papes
pour le Festival d’Avignon, en passant par d’innombrables
tournées internationales, ce maître de la scène
aura bouleversé tous les codes scéniques, le sens
des effets, la construction scénographique, le rapport au
spectateur et jusqu’au rôle même des mots pour
lesquels il réinvente, don suprême, le silence.
Magicien d’Oz et fée Carabosse, la renommée
qu’il a acquise et qui le précède désormais
remplit les salles d’émerveillements d’enfants
à peine sortis du premier âge et d’analyses savantes
de tout ce que compte le public bourgeois/bohème des théâtres
subventionnés. Les uns et les autres ne trouveront peut-être
pas dans la promenade nostalgique que propose aujourd’hui Philippe
Gentil les éblouissements de ses spectacles antérieurs.
La trame confuse de son propos, un homme et une femme tentent de
se rencontrer dans un univers où communiquer va de soi mais
ne signifie plus rien, s’étiole et s’affadit, au
fil de tableaux, spectaculaires souvent, mais au message un peu
convenu.
Reste un miraculeux assemblage d’artifices, d’ombres
chinoises et de truquages pleins de dextérité qui
laissent l’esprit s’égarer dans un mirage que l’on
perd de vue à regret. 
Thierry Jopeck
La Fin des terres,
de Philippe Gentil. A Paris, au Théâtre National de
Chaillot, du 8 mars au 7 avril puis en tournée : à
Lyon du 12 au 22 avril, à La Rochelle du 10 au 12 mai, à
Mâcon le 16 mai, à Périgueux le 30 mai.
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Richard III
Philippe
Torreton joue le souverain diabolique, «chien sanguinaire»
surgit de la fin du Moyen Age puis du génie shakespearien,
dans une mise en scène frustre et bagarreuse signée
Philippe Calvario.
Richard III n’est
ni la plus habile ni la plus captivante des tragédies de
Shakespeare. Elle demeure en revanche, et en dépit de ce
qu’endure le spectateur durant plus de trois heures, la plus
jouée au monde. Philippe Calvario, acteur et assistant de
Patrice Chéreau, jeune metteur en scène déjà
culte pour un Roberto Zucco (de Bernard-Marie Koltès) d’anthologie
en 2004, dissèque à son tour l’ignominie de Richard
de Gloucester, la plus parfaite incarnation du mal.
Né «avec des dents pour mieux mordre
le monde», difforme et pervers, ce rejeton de la couronne
d’Angleterre élimine en serial killer averti tous les
prétendants de sa famille qui le séparent du trône,
frères et neveux, mais encore amis et fidèles. Ses
crimes s’inscrivent dans l’histoire tumultueuse de la
guerre des Deux-Roses et le dramaturge élisabéthain
n’a guère qu’un siècle de recul sur les
événements historiques lorsqu’il s’attelle
à l’écriture de ce brûlot sanglant et horrifiant
en 1591.
Dans le genre putride et scélérat, personne
désormais ne fera mieux que le grand Will. Aux excès
de la pièce, Calvario répond par une mise en scène
au sabre, façon samouraï, costumes et coiffures en provenance
directe du Seigneur des Anneaux, musique rock (ou à peu près)
servie par une interprétation, très en force et en
gros, de Philippe Torreton dans le rôle titre. Surjouant le
pitre, le récent interprète des Rois Maudits sur France
2, impose un jeu de tribun qui pulvérise le texte et ses
partenaires en enthousiasmant un public secoué d'épouvante
et de rigolade.Car fusillé par la presse lors de sa création
l’automne dernier, cette nouvelle production de Richard III
emballe ses spectateurs et notamment les plus jeunes qui lui font
un triomphe. Vox populi…De la réduction de la tragédie
aux poncifs d’une série américaine bien calibrée,
on pourra se consoler en revoyant l’extraordinaire Looking
for Richard d’Al Pacino. L’acteur hollywoodien, fasciné
par Richard III, y filme une quête illuminée d’intelligence
sur les rapports du mal et de la séduction, du théâtre
et du cinéma, de l’acteur et du monstre. Là où
Philippe Calvario, en stratège de la captation des foules,
orchestre une descente aux enfers, Al Pacino cisèle les barreaux
de son échelle de Jacob. 
Thierry Jopeck
Richard III,
de Shakespeare, mise en scène de Philippe Calvario, avec
Philippe Torreton, Martine Sarcey, Anne Bouvier, Alexandre Styker.
A Bourges du 1er au 3/02 ; Brest du 7 au 11/02 ; Clermont-Ferrand
du 8 au 10/03 ; Marseille du 14 au 18/03.
Looking for Richard, de et avec Al Pacino, et Alec
Baldwin, Aidan Quinn, Winona Ryder, DVD Fox Pathé Europa.
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Hervé Guibert, lu par Patrice Chéreau
et Philippe Calvario
A
36 ans, le 27 décembre 1991, Hervé Guibert meurt d’une
surdose de digitaline qu’il a ingurgitée afin de mettre
un terme à son agonie. Le sida emporte avec lui un des phénomènes
de la littérature française, un mélange de
talents inaccoutumés.
Photographe et auteur de contes pour enfant, il a
dix-neuf ans quand Patrice Chéreau le découvre puis
lui confie le scénario de son film, L’Homme blessé.
Premier chroniqueur photo de la presse française
(il tiendra la rubrique durant huit ans au Monde), pensionnaire
de la Villa Médicis, écrivain à succès,
le jeune homme plonge dans la tragédie avec la maladie qui
le détruira en quelques années.
Dividende obscène et people du salaire de la
mort, Hervé Guibert devient une icône gay, un coup
médiatique que télévision, presse et édition
s’arrachent. Presque quinze ans après sa disparition,
Patrice Chéreau et Philippe Calvario restituent sa juste
place à une œuvre dont on s’aperçoit qu’elle
ne céda rien aux effets de mode qu’elle engendra.
Littérature de la transgression et des vérités
à ne pas dire, les textes de Guibert résonnent de
nos révoltes et de nos égarements. Mais ils ont aussi
la délicatesse des choses enfouies, d’une très
belle et trop éphémère approche du temps qui
tue.
Chéreau et Calvario lisent en scène
ces vestiges d’un enfant du siècle avec le dépouillement
et l’intégrité que mettent des amis à
parler, à peine et la timidité aux lèvres,
de ceux qu’ils ne peuvent oublier. 
Thierry Jopeck
Hervé Guibert,
lu par Patrice Chéreau et Philippe Calvario, à Martigues
le 24/03, Grenoble le 25/03, Boulazac le 30/03, Villeurbanne le
03/04, Mulhouse le 04/04, Tarbes le 11/04.
A lire, un recueil de textes sur la photographie
devenu un classique, L’Image fantôme, aux Editions
de Minuit.
haut
Eraritjaritjaka
Sous
ce nom étrange, qui signifie en dialecte aborigène « animé
du désir d’une chose qui s’est perdue »,
le compositeur et metteur en scène allemand Heiner Goebbels
a réuni des textes du prix Nobel de littérature Elias
Canetti. Ultimes représentations d’une merveille.
Juif sépharade né en Bulgarie en 1905, adolescent
autrichien, sujet anglais, écrivain de langue allemande, résident
suisse, prix Nobel en 1981, l’immense européen que fut
Elias Canetti a disparu en 1994.
Laissant derrière lui une œuvre magistrale où
romans, journaux, autobiographie, aphorismes et essais dessinent l’architecture
intérieure d’un des plus grands esprits du XXe siècle.
Heiner Goebbels, musicien et homme de théâtre, inventeur
de déroutants et superbes objets scéniques, a confié
au comédien français André Wilms, avec lequel
il travaille depuis de longues années, le soin d’incarner
Elias Canetti. Au fil d’un montage de morceaux choisis de ses
textes, comme autant de balises à rejoindre, l’homme de
lettres soliloque, esprit incroyablement délié qui perce
toutes les contradictions de son temps, cerne les errements, ouvre
des voies.
Dans une mise en scène qui enchaîne les prouesses technologiques
pour ne viser qu’à la simplicité et à la
médiation, que ce soit en voiture, dans la rue, à tous
les étages de sa maison, dans sa cuisine faisant cuire une
omelette, à la table de travail feuilletant ses livres et ceux
des autres, André Wilms fait vivre et penser un homme à
l’esprit clairvoyant et acéré, rythmé par
une ironie subtile. Au cœur de ce «musée des phrases»
- tel est le sous-titre du spectacle - : la folie meurtrière
du siècle des guerres mondiales, les oppressions totalitaires
mais aussi les animaux et les jeux, l’homme et la beauté,
la musique bien sûr. Heiner Goebbels a composé une partition
pour la scène qui court de Bach à Chostakovitch, de
Ravel à ses propres œuvres de compositeur. Le Mondrian
Quartet l’interprète sur le plateau offrant aux textes
de Canetti et au jeu de Wilms, bondissant d’une idée à
l’autre comme un enfant indiscipliné, un contrepoint saisissant.
Créé il y a bientôt deux ans en Suisse, Eraritjaritjaka
a tourné dans toute l’Europe, questionnant l’âme
et la conscience du Vieux-Continent : comment avez-vous donc
à ce point perdu le territoire de l’homme ? Qu’allez-vous
faire désormais de ce désir de la chose perdue qui
nous anime? 
Thierry Jopeck
Eraritjaritjaka, textes d’Elias
Canetti, mise en scène de Heiner Goebbels, avec André
Wilms et le Mondrian Quartet. A Annecy les 9 et 10/03, Chambéry
les 29 et 30/03, Grenoble les 22,23 et 24/03
Les œuvres de Elias Canetti sont disponibles chez Albin Michel
et Gallimard pour l’essentiel, souvent en collection de poche
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