Contre l’éternel retour
des anges, très à la mode, et contre les innombrables
productions cinématographiques qui font du satanisme une source
appréciable de revenus, contre les peurs infantiles et contre
bien des religions, contre certaines phrases de la Bible même,
je crois fermement que le diable n’existe pas.
Le ciel est pour moi vide de tous ces froissements d’ailes,
de ces combats d’anges de lumière ou déchus, de
ces sonneries de trompettes qui ont la force de métaphores,
sans plus. Car ce que l’on désigne par le mot “ciel”
est cet ailleurs qui est en même temps ici, ce lointain déjà
présent au ras du sol, sans commencement assignable ni fin
délimitée, où Dieu règne. Dieu seul. Et
dont je ne peux par conséquent rien dire.
Tout ce que je peux éventuellement dire de Dieu, comme croyant
et théologien chrétien se ramène en effet, à
un moment ou à un autre, à Jésus le Christ. Car
hors de Dieu-dans-sa-parole, que pourrais-je déchiffrer de
lui ? Hors de Dieu-en-Jésus-Christ, que pourrais-je connaître
de lui ? Hors de Dieu mêlé à l’humain, inscrit
dans la finitude des hommes, tissé aux mots et aux langages
qui sont les nôtres, que pourrais-je dire de lui ?
Or, ce que je découvre en Jésus-Christ, d’abord,
c’est que Dieu, toujours, me précède.Il est toujours
déjà là. Avant que je sache le nommer, il m’a
déjà nommé ; avant que je le connaisse, il me
connaît ; avant que je l’appelle, il m’a appelé.
Il me précède, non pas bien sûr dans l’ordre
du temps que dans celui de l’existence. Ce que je découvre
en Jésus-Christ, ensuite, c’est que si Dieu me précède,
c’est pour mon bonheur.Car il me nomme pour que je vive, il me
connaît pour m’aimer, il m’appelle pour que je sois
responsable. Dieu nous précède, absolument, et c’est
pour notre bonheur : c’est en somme ce que Jésus-Christ
nous fait comprendre quand il nous invite à considérer
Dieu comme “notre père”. Et c’est ce que signifie,
très simplement, ce que nous appelons la grâce : cette
relation inconditionnelle, sur laquelle nous n’avons pas de prise,
qui précède toutes les autres et qui en est la condition.
En Jésus-Christ, Dieu nous place dans une relation fondatrice,
où nous n’avons rien à gagner et rien à
perdre, où nous sommes libérés de tout marchandage
dès lors que nous comprenons cela. Une relation inconditionnelle.
Revenons au diable ou plutôt, puisqu’il n’existe
pas, au diable-dans-les-mots, à la logique diabolique qui,
elle, existe bel et bien et exerce ses ravages. La logique diabolique
c’est de chercher autre chose que cette relation inconditionnelle.
C’est de vouloir la contourner. C’est de la fendre, de la
tailler, en pièces. C’est de la transformer en relation
conditionnelle, c’est-à-dire une relation sur laquelle
moi aussi je veux avoir prise, où je puisse entrer en négociation,
dans laquelle je puisse me rêver comme maître, créateur,
origine de ma propre vie.“Comme des dieux” en quelque sorte.
Dans cette logique-là, “dieu” (et il faut bien
y mettre des guillemets, puisque ce mot ne désigne alors rien
d’autre que ce que je veux qu’il soit) devient proprement
infernal. Si la relation avec lui devient conditionnelle, les conditions
pour la maintenir deviendront toujours plus élevées.
Il exigera toujours plus, pusqu’il est “dieu”.Il faudra
lui offrir non seulement ma prière, mais aussi ma morale et
mon temps, mon argent et ma famile, mon pays et ma sexualité,
et tout ce qui fait l’humanité.Il n’y en aura jamais
assez et ce ne sera jamais trop, puisque tout cela sera la condition
pour que simplement j’aie le droit et le sentiment de vivre aux
yeux de “dieu”, c’est-à-dire à mes propres
yeux. Cette logique est donc à la fois infernale et délicieuse
: c’est ce qui fait tout son succès. Le diable est le
nom collé à ce dieu imaginaire que nous recréons
jour après jour, parce que nous avons du même coup l’illusion
d’être notre propre père, notre propre maître,
notre propre dieu, un dieu que nous pouvons séduire et maudire
à la fois.
“Dieu en dehors de Jésus-Christ, disait Luther, c’est
le diable”. On ne peut, me semble-t-il, dire les choses plus
simplement.Et du même coup renverser le mot de Baudelaire. Car
la plus belle ruse de la logique diabolique, c’est de nous persuader
que le diable existe.
Laurent
Schlumberger