C’est au soir de sa vie, en
1869, que George Sand entreprend deux voyages dans les Ardennes qui
sont à l’origine d’un roman, ou plutôt d’une
nouvelle, “ Malgrétout ”. La bonne dame de Nohant
descend à Givet, à l’hôtel du Mont d’Haurs,
où avaient déjà logé Théophile
Gautier et Victor Hugo.
La Revue des Deux-Mondes lui a commandé un récit romanesque
qui commencera à paraître en feuilleton en mars 1870.
Elle passe à Revin, petite ville industrielle sur les bords
de la Meuse, au pied du Mont Malgrétout, appelé ainsi
en souvenir d’une ferme construite par un habitant de Revin en
dépit des obstacles dressés devant lui par l’administration
et ses concitoyens.
Séduite par la beauté des Dames de la Meuse, une blonde,
une brune et une rousse, qui d’après la légende,
ont été condamnées à être pétrifiées
pour avoir succombé aux charmes de trois braconniers déguisés
en damoiseaux pendant que leurs maris étaient tués lors
des Croisades, elle situe son roman non loin de cet endroit, dans
un manoir, sur les bords du fleuve. George Sand écrit à
son fils Maurice : “ Je viens de voir un pays admirable, les
vraies Ardennes, sans beaux arbres mais avec des hauteurs et des rochers
”. C’est dans ce cadre si différent du Berry, mais
dont elle n’a pas hésité à dire : “
C’est l’un de mes paradis ”, qu’elle imagine l’histoire
de Sarah Owen, une anglaise protestante, à la fois austère
et pleine de vie, généreuse et droite, à laquelle
elle semble s’identifier en se donnant le beau rôle !
Ce roman inattendu, l’un des derniers avant la publication
de ses souvenirs, mêle la musique, l’amour de Sarah pour
le musicien Abel qui nous fait penser à son idylle avec Frédéric
Chopin, le charme discret d’un romantisme finissant. Plus influencée
sans doute par le Virgile des Géorgiques que par J.J. Rousseau,
George Sand décrit la nature avec une remarquable précision.
Elle a su tirer magnifiquement parti de ces quelques jours dans la
forêt des Ardennes, au milieu des multiples méandres
de la Meuse dont la complication est un peu à l’image
de ses démêlés sentimentaux.
Fille d’un officier, descendant par la main gauche d’un
protestant, le maréchal Maurice de Saxe, et qui a été
en garnison à Charleville dont elle décrit le théâtre
et l’atmosphère provinciale comme le fera un peu plus
tard Rimbaud, placée d’autorité à Paris
au couvent des Augustines anglaises où elle est passée
par une crise de mysticisme au point d’être à deux
doigts d’entrer en religion, George Sand est mariée trop
jeune à un baron d’Empire inconstant dont elle se séparera
pour mener une vie souvent agitée. Influencé par le
mysticisme humanitaire du saint-simonien Pierre Leroux, Malgrétout
laisse entrevoir en filigrane le souci de l’auteur de préserver
son indépendance, de refuser les facilités d’un
riche mariage. Sa préoccupation égalitaire l’oppose
à l’Empire libéral, même si elle réussit
parfois dans ses démarches officieuses en faveur de ses amis
républicains.
Malgrétout est un roman à clefs. Mademoiselle d’Ortosa
ressemble comme une sœur jumelle à l’impératrice
Eugénie, l’ambitieuse et coquette espagnole qui veut,
par tous les moyens, épouser un souverain. Eugénie de
Montijo ne pouvait que s’offusquer de la description féroce
faite de sa personne en belle amazone insensible à toute humanité
: ses beaux yeux, ses pieds cambrés, son catholicisme exacerbé
–l’impératrice était intervenue pour que le
temple du St-Esprit, à Paris, ne soit pas construit sur la
place St-Augustin, comme l’avaient prévu l’architecte
Baltard et le baron Haussmann, deux bons protestants, mais dans une
rue adjacente, avec une façade anonyme – et même
sa virginité qu’elle garde comme une arme suprême
tout en cherchant à aguicher les hommes haut placés
en se jouant de leurs sentiments. George Sand règle ses comptes
avec l’impératrice qui ne comprend pas une telle hostilité
alors que, au dire de Gustave Flaubert, elle voulait la faire entrer
à l’Académie française. La fin de l’Empire
est venue à point pour George Sand.
Son intérêt pour le protestantisme est celui d’une
personne qui est restée croyante en dépit de sa vive
critique du catholicisme. Visitant les grottes de Han, à la
frontière, dans les Ardennes belges, elle donne dix sous pour
se faire expliquer une coutume locale qui consiste à passer
sous un ruban consacré à la Vierge afin d’éviter
toute chute. “ C’était une pratique religieuse, catholique,
il n’est pas besoin de le demander, puisqu’il fallait payer
”. George Sand fait cependant une distinction entre le catholicisme
qu’elle considère comme une religion trop intéressée
et les superstitions païennes qui l’accompagnent parfois.
Lorsque Sarah Owen prend sur elle d’accueillir la pauvre d’Ortosa
parce qu’elle est repoussée de partout et bien qu’elle
ne lui soit pas sympathique, on entrevoit quels sont les principes
religieux de George Sand : “ Les premiers jours, elle se livra
aux pratiques d’un catholicisme exalté, disant que la
dévotion était son seul remède. Il était
bon qu’elle se repentît, et, protestante, je n’avais
pas le droit de lui dire qu’il y avait une bonne et une mauvaise
manière de prier ; elle eût cru que j’y portais
l’esprit de secte. Je la laissai faire et ne m’occupai que
de sa santé ; mais bientôt elle m’avoua d’elle-même
que son mysticisme lui faisait plus de mal que de bien. Je la questionnai,
je vis qu’elle n’était même pas catholique
; elle était superstitieuse et fataliste, un peu païenne,
mauresque encore plus. Ses notions religieuses étaient frappées
d’étroitesse et de démence comme ses notions sur
le monde. J’essayais de redresser un peu son jugement, il ne
me sembla pas qu’elle me comprit beaucoup ; mais elle était
contente de trouver quelqu’un qui s’occupât d’elle
sérieusement et patiemment, et elle m’écoutait
avec une grande avidité ”. Un attachement trop grand aux
biens de ce monde, trop de conservatisme, une doctrine qui a le pas
sur la vie constituent pour George Sand autant d’obstacles à
une vraie morale et au progrès social auxquels elle croit fermement.
La famille Owen est reçue à Nouzonville chez le pasteur
Clinton, un mélomane dont il est fait grand éloge. En
1870, l’un des deux pasteurs de Sedan s’occupe des disséminés
du département, mais il n’y a pas encore de poste fixe
à Charleville et à Mézières où
le culte n’est célébré qu’une fois
par mois ainsi qu’aux grandes fêtes dans une salle de la
mairie. George Sand a elle aussi des amis pasteurs. Elle correspond
avec Alexis Muston, pasteur à Bourdeaux dans la Drôme,
qui a célébré le mariage de son fils Maurice
et le baptême de son petit-fils Marc-Antoine. Ses deux petites-filles
recevront une instruction religieuse protestante. Hippolyte Taine
a fait le même choix pour sa fille. George Sand correspond aussi
avec Adolphe Schaeffer, pasteur à Colmar.
L’affinité de George Sand pour le protestantisme n’est
pas seulement liée à un rejet du catholicisme jugé
trop rétrograde ou à des amitiés protestantes,
elle est plus profonde. “ Ma conscience soutint un combat, cela
est certain ; mais elle manqua de lumière parce que je manquais
d’expérience. Je me suis souvent interrogée sur
ce point, en véritable protestante formée au libre examen,
et je suis d’autant plus convaincue que la conscience est relative
à l’individu ; elle n’est donc pas suffisante sans
le développement de l’esprit, sans la notion de l’idéal
et la connaissance de la réalité ”. George Sand
sympathise avec les éléments les plus avancés
du protestantisme. Ses convictions, même si elle ne l’a
pas clairement déclaré, sont très proches du
protestantisme libéral, comme en fait foi cette allusion à
la liberté d’examen qui aurait enchanté un Samuel
Vincent.
Le protestantisme français du XIXème siècle
a eu suffisamment de rayonnement pour intéresser des personnalités
aussi différentes que Jules Favre, Hippolyte Taine, Charles
Renouvier ou George Sand. Des bords de l’Indre aux bords de la
Meuse, celle-ci n’en finit pas de nous surprendre. Témoin
vigilant des interrogations de son temps et des luttes, qu’elles
soient intérieures ou non, de tous les temps, elle écrit
dans l’une de ses toutes dernières lettres : “ Je
crois que tout est bien, vivre et mourir, c’est mourir et vivre
de mieux en mieux ”. Revenant de ses obsèques en 1876,
Ernest Renan trouvera le mot juste : “ Une corde est brisée
dans la lyre du siècle ”. Evoquant les dames du temps
passé, Agrippa d’Aubigné avait raison de dire :
“ Une rose de l’automne est à nulle autre exquise.
Elle réjouit le cœur de l’Eglise ”. Quand cela
est vrai, les Eglises ont toutes chances d’être davantage
fréquentées !
Philippe
Vassaux