L’adjectif “post-libéral”
n’est plus guère utilisé aujourd’hui que pour
désigner un courant théologique dont l’Université
de Yale dans le Connecticut constitue le principal foyer géographique.
Cet usage restreint du terme s’est généralisé
depuis la parution, en 1984, d’un ouvrage retentissant de George
Lindbeck intitulé The nature of Doctrine : Religion and Theology
in a Postlibéral Age. C’est dans cet ouvrage que la notion
de post-libéralisme devint pour la première fois le
mot d’ordre d’un programme théologique repris depuis
-avec des nuances ou des correctifs souvent substantiels- par des
auteurs tels que Stanley Hauerwas, Ronald Thiemann, William Placher
ou Kathryn Tanner. L’adjectif “post-libéral”
apparaît essentiellement chez ces auteurs comme un emblème
de leur commun refus d’accorder à l’apologétique
un rôle prépondérant dans la tâche du théologien.
Le mot apologétique vient du grec apologia qui signifie défense
ou plaidoyer. On utilise donc traditionnellement ce terme pour désigner
la branche de la théologie qui consiste à défendre
la foi chrétienne devant ses contradicteurs... La théologie
en est venue, depuis le siècle des Lumières, à
voir sa fonction essentielle dans le fait de justifier le bien-fondé
ou la crédibilité intellectuelle de ses doctrines devant
ce que Kant... appelait le “tribunal de la raison”. Les
théologiens post-libéraux ne reprochent pas à
Kant et aux philosophes des Lumières d’avoir comparé
la raison à un tribunal devant lequel tout discours argumenté,
même celui de la théologie, doit pouvoir rendre des comptes.
Mais la question qui se pose à leurs yeux, en théologie
comme ailleurs, est de savoir si ce tribunal de la raison peut être
encore conçu aujourd’hui comme un tribunal de compétence
universelle.
Parmi les multiples influences des théologiens post-libéraux,
il faudrait ici mentionner celle du philosophe des sciences Thomas
Kuhn. En 1962, dans la première édition de son fameux
livre intitulé La structure des révolutions scientifiques
(Flammarion 1983), Kuhn observe... que la philosophie des sciences
n’est pas en mesure de départager, d’un point de
vue rigoureusement rationnel, disons la géométrie d’Euclide
et celle de Lobatchevsky, l’astronomie de Ptolémée
et celle de Copernic. Il s’agit là pour Kuhn de systèmes
incommensurables. Rien ne permet, en effet, de mesurer l’un à
l’autre des systèmes qui sont chacun dotés d’une
rationalité propre et qui doivent donc être évalués
sur la base de leur cohérence interne et non à partir
d’une instance extérieure de jugement...
Ce que Kuhn affirme ici des divers systèmes géométriques
ou astronomiques, les théologiens post-libéraux vont
l’appliquer, en termes analogues, aux différentes traditions
religieuses. Ainsi George Lindbeck...émet l’hypothèse
que “différentes religions pourraient avoir des notions
incommensurables de la vérité”. Les religions occidentales
et les cultures influencées par elles, ne disposent d’aucun
moyen, dit-il, de se référer directement au nirvana
bouddhiste. Ce serait un casse-tête, à l’intérieur
de ce contexte, de dire quoi que ce soit de vrai ou de faux à
propos du nirvana, ou même de donner un sens à sa récusation.
Dans ce qui n’est ici qu’un exemple parmi d’autres
de l’incommensurabilité des traditions religieuses, le
bouddhisme et le christianisme constituent deux systèmes qui
ne peuvent être jugés qu’en fonction de leur cohérence
interne, les normes de rationalité n’étant pas
les mêmes d’un système à l’autre.
Que devient dans ces conditions l’apologétique ? Les
post-libéraux ne disent pas que la théologie chrétienne
doit renoncer à toute espèce de plaidoyer argumenté.
Si la tâche apologétique de la théologie ne peut
plus être fondée sur une raison universelle, elle demeure
néanmoins possible, au cas par cas, dans telle ou telle situation
déterminée. Les théologiens post-libéraux
parlent ici d’une apologétique ad hoc... Manière
de dire que le chrétien et le bouddhiste, pour reprendre le
même exemple, ne sont pas irrémédiablement enfermés
dans leurs mondes respectifs. Ils peuvent entrer en dialogue l’un
avec l’autre et s’engager dans une sorte de plaidoyer réciproque
où chacun fait valoir ses arguments devant l’autre...
Les théologiens post-libéraux ne contestent donc pas
tant l’apologétique elle-même que la place centrale
qu’elle occupe, selon eux, dans la théologie chrétienne
depuis le siècle des Lumières...
Marc
Boss