«Advint un homme envoyé
de Dieu. Son nom était Jean» (Jn 1,6). Cet homme est
donc le premier nommé dans l’Évangile, avant Jésus
lui-même. Dès le grand Prologue théologique de
l’Évangile, ce Jean est en effet posé comme le
témoin par excellence de Celui qui vient pour être la
lumière du monde (Jn 1,6-8. 15) Et dans le récit d’ouverture,
c’est lui qui a la vedette. Mais il n’y est pas présenté
en tant que puissant prédicateur d’un baptême de
repentance, comme dans les trois autres Évangiles.
Interpellé sur sa propre identité par les représentants
des autorités juives, il commence par nier formellement être
le christ (Jn 1,20), tout en annonçant en termes voilés
la venue d’un plus grand que lui :
«Au milieu de vous se tient quelqu’un que vous ne connaissez
pas, et dont je ne suis pas digne, moi, de délier la courroie
de sa chaussure» (Jn 1,26s).
Le lendemain, Jean va dévoiler quel est cet inconnu, car
lui le connait à la suite d’une révélation
particulière. Pour l’exprimer, l’évangéliste
évoque en le transformant le récit traditionnel du baptême
de Jésus. Chez Marc et Matthieu, après son baptême,
c’est Jésus qui a vu les cieux ouverts et l’Esprit
de Dieu descendre sur lui. Ici, son baptême n’est même
pas mentionné, et c’est Jean qui déclare: «J’ai
vu l’Esprit, tel une colombe, descendre du ciel et demeurer sur
lui » (Jn 1,32). C’est cette vision, rappelée rétrospectivement,
qui a convaincu Jean que Jésus est le Fils de Dieu (1,34) et
l’a amené à le désigner publiquement, mais
sous un autre titre un peu mystérieux: « Il aperçoit
Jésus qui vient à lui et il dit : Voici l’Agneau
de Dieu, qui enlève le péché du monde »(Jn
1,29). Curieusement, le narrateur n’indique pas d’où
vient ce Jésus, dont c’est la première apparition
dans le récit, ni à quel public Jean s’adresse
; l’important à ses yeux est la teneur de ce tout premier
témoignage. Pour lui, qui rédige son Evangile bien après
la mort de Jésus sur la croix, il n’est pas douteux que
ce titre identifie Jésus à l’Agneau de la Pâque.
Il fait allusion à cet agneau dont on ne brise pas les jambes
en 19,36, citant Ex.12,46.
Mais Jean-Baptiste à ce moment là, ne devait pas songer
à une mort sacrificielle. Il devait plutôt se référer
à l’image de l’Agneau vainqueur (en fait un jeune
bélier, symbole d’un roi puissant!), qui est une de ces
figures du Messie à venir dans certaines traditions apocalyptiques
; ce Messie doit supprimer (et non expier) les péchés
de son peuple. On sait que l’image en est reprise dans l’Apocalypse
du N.T. où apparait l’Agneau immolé, mais qui porte
sept cornes et qui est vainqueur du dernier combat contre les rois
impies. (Ap.5,6; 17,14).
Le jour suivant, Jean répète ce témoignage,
cette fois devant deux de ses disciples. Il accepte de les voir le
quitter, car sur sa parole ils vont s’attacher à Jésus
(Jn 1,35s): les deux premiers disciples de Jésus ont donc été
auparavant disciples du Baptiste. Cet Évangile est le seul
à nous l’apprendre. Ses informations originales se poursuivent,
lorsqu’il évoque un temps où le ministère
de Jean, avant son arrestation, et celui de Jésus, à
ses débuts, se sont exercés simultanément. Les
disciples de Jean s’inquiètent de cette concurrence et
du succès de Jésus (Jn 3,25s). C’est pour leur
maître l’occasion d’une réplique émouvante,
qui le montre exempt de toute jalousie: « Celui qui a l’épouse
est l’époux; quant à l’ami de l’époux
qui se tient là et l’écoute, il se réjouit
de joie à cause de la voix de l’époux. Telle est
la joie qui est mienne en plenitude. Il faut qu’il grandisse,
et que moi, je diminue » (Jn 3,29s)
Jean retrouve ici la symbolique conjugale familière aux prophètes.
Il voit en Jésus l’époux des noces messianiques
dont le temps est proche. Lui sait se contenter du rôle d’ami
de l’époux, lui qui a été «envoyé
devant lui» (Jn 3,27) pour préparer sa venue. C’est
un grand honneur qui le comble de joie et lui permet de s’effacer
en sincère humilité.
Sous cette présentation sereine, l’historien peut déceler
le signe d’une discrète polémique de l’évangéliste,
visant des cercles baptistes qui voyaient en Jean le Messie. Comme
toute la tradition évangélique, et même de façon
plus appuyée, la tradition «johannique» sur le
Baptiste veille à le maintenir dans son rôle de précurseur.
Mais c’est un rôle auquel, plus loin, Jésus va rendre
hommage. Il rappelera aux chefs juifs: «Vous avez envoyé
une délégation auprès de Jean et il a témoigné
de la vérité. Il était la lampe qui brûle
et qui brille, et vous-mêmes avez voulu vous réjouir
une heure à sa lumière» (Jn 5,33.35). Nuançant
la dénégation du Prologue («Ce n’était
pas lui la lumière», 1,8), Jésus considère
qu’en étant son témoin, en témoignant de
la vérité, Jean-Baptiste a bien été un
porteur de lumière. N’oublions pas qu’au delà
du personnage historique, l’évangéliste a voulu
faire de ce Jean une figure exemplaire. Comme lui nous sommes appelés
à refléter la lumière du Christ, à être
ses témoins. Plus encore, selon sa parole, nous pouvons nous
aussi nous reconnaître comme ses amis : c’est à
ses disciples bien peu dignes de lui que Jésus a accordé
ce beau titre, à cette condition : «Vous êtes mes
amis, si vous faites ce que je vous commande» (Jn 15,14). Or
son commandement - la «voix de l’époux» qui
comble de joie ses amis - se résume en ces mots : «Aimez-vous
les uns les autres, comme je vous ai aimés» (Jn 15,12)