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Regards sur l'histoire de la recherche du Jésus historique

Elian Cuvillier

La visée de ce regard synthétique, donc forcément un peu caricatural, est de souligner les antécédents (partie I), les critères méthodologiques (partie II) et les grands axes ainsi que l'état actuel (partie III) de la recherche du Jésus historique. Pour chacun des points évoqués, nous tenterons de souligner les enjeux théologiques ou herméneutiques qui les présupposent ou en découlent.

I. Un bref aperçu de l'histoire de la recherche

1. 1 Le siècle des Lumières

L'émergence d'une lecture véritablement historique et critique naît d'une rupture épistémologique qui a lieu au siècle des Lumières1. Elle coïncide avec la prise de conscience qu'un écart existe entre les élaborations de la dogmatique ecclésiastique à partir des témoignages bibliques (les évangiles en particulier) et les résultats auxquels permet d'aboutir une critique serrée des textes bibliques. La Bible n'est pas ce document historique fiable sur lequel on s'appuie depuis des siècles pour élaborer la vérité du christianisme. Appliqué à la personne de Jésus, on prend conscience que le Jésus de l'histoire n'est pas identique au Christ du dogme traditionnel. Les textes bibliques ne peuvent plus être considérés, sans autres, comme des témoignages historiques fiables et autorisés.

L'exégèse historico-critique est donc directement fille des Lumières et du rationalisme (l'Aufklärung du XVIIIe siècle). La recherche est alors guidée par une double motivation : il convient de répondre aux exigences du monde moderne qui ne peut se contenter, alors que se développent partout les sciences historiques et l'étude critique de l'histoire, de l'affirmation massive et indiscutable de la vérité éternelle de témoignages dont on découvre par ailleurs l'enracinement culturel et la dimension apologétique. D'autre part, et par voie de conséquence, il s'agit de polémiquer contre une tradition dogmatique ecclésiale pré-critique qui identifie purement et simplement le Jésus de l'histoire et le Christ de la foi et qui refuse d'appliquer aux textes bibliques les acquis de la science. Cette lutte contre le dogmatisme de l'Eglise par une critique serrée des textes bibliques consiste en fait à remplacer le dogme ecclésiastique par le dogme de l'Aufklärung : la raison souveraine est érigée en magistère souverain.

1. 2 Le XIXe siècle

Le mouvement des "Vies de Jésus" et le libéralisme

Pour l'exégèse rationaliste du XVIIIe siècle, il s'agissait de retrouver le "noyau pur" des textes bibliques, et tout particulièrement des évangiles, dans un refus de l'héritage chrétien. Lorsque la démarche de recherche critique du Jésus de l'histoire ne s'est pas articulée à un tel refus, elle s'est épanouie dans la voie qui fut celle du libéralisme théologique et du mouvement dit des "Vies de Jésus". Le XIXe siècle va voir s'épanouir, sous l'influence de la théologie libérale allemande, la recherche sur le Jésus historique. La période est connue comme celle du développement de ce que l'on appellera plus tard l'historicisme : l'histoire étant seule capable, dans cette optique, d'établir ou d'expliquer la vérité. Les publications se multiplient (en France, l'ouvrage de Renan est le plus célèbre mais, plus près de nous, les travaux d'un Maurice Goguel sont sans doute ce que cette voie de recherche a donné de meilleur). Etroitement lié à ce mouvement, le développement de la critique des sources des évangiles. L'essor de ce mouvement des "Vies de Jésus" est d'ailleurs lié à l'adhésion de l'ensemble des chercheurs à la théorie des deux sources. (cf. cahier n°202 décembre 2000 p. I exposant la source des Paroles Logia et les credo primitifs. NDLR)

Ce qui caractérise cette période, "c'est la recherche d'un Jésus dans les limites de la raison, dépouillé de ses attributs divins mais en même temps chargé de valeurs capables d'en faire encore un point de repère aussi pour la conscience moderne. Mais la difficulté qu'éprouve cette dernière à relier une vérité éternelle à un événement historique contingent, d'après la formulation célèbre de G. E. Lessing, engendre une oscillation incessante, où tantôt l'un, tantôt l'autre des deux éléments s'en retrouve sacrifié"2.

La quête du Jésus historique est marquée par un positivisme scientifique et historique qui laisse croire qu'un travail sérieux et appliqué sur les textes bibliques permettra de dégager, derrière les interprétations théologiques secondaires, la figure authentique de Jésus avant que l'Eglise ne s'en empare pour en faire une construction dogmatique et idéologique. Ce Jésus est "le"génie religieux" dans lequel les potentialités de l'esprit humain se sont levées plus haut, en parvenant à saisir ces valeurs et à les livrer à notre civilisation d'une manière efficace et définitive"3.L'école de Tübingen

Dans les années 1830-1850, "l'école de Tübingen" se présente comme un hapax dans cette recherche unanime du Jésus de l'histoire. Elle va d'ailleurs susciter un nouvel élan dans la recherche. Ses représentants les plus célèbres (David Friedrich Strauss et Ferdinand Christian Baur qui utilise après 1840 la conception hégélienne du développement historique) se situent en fait en opposition au consensus existant. Pour Baur, les textes du Nouveau Testament, même passés au crible d'une critique serrée, ne sont pas des témoins de la vie de Jésus mais des textes théologiques qui racontent les conflits des premiers chrétiens entre eux (Tendenzkritik). L'école de Tübingen renvoie dos-à-dos dogmaticiens - si la vérité des Evangiles est fondée sur leur vérité historique alors qu'il n'y a pas de vérité car le non-historique se manifeste partout dans les Evangiles - et apologètes libéraux - l'explication "naturelle" des Evangiles les prive de leur sens qui est fondamentalement "mythique" -. A la différence de Strauss, Baur porte un point de vue historique sur ce processus : la "critique historique" telle que la comprend Baur, permet alors de situer les écrits bibliques dans le cadre d'un processus de développement historique.

La courte période d'existence de l'école de Tübingen est inversement proportionnelle à l'influence qu'elle aura dans la recherche allemande, jusque chez ses détracteurs qui se situent tant du côté des exégètes libéraux que du côté de l'orthodoxie dogmatique.

1. 3. La recherche au tournant du XXe siècle

Au tournant du siècle, la recherche va prendre une autre direction sous l'impulsion de deux travaux majeurs.

- En 1901 paraît l'ouvrage de W. Wrede, Das Messiasgeheimnis in den Evangelien. Depuis l'adhésion de la plupart des chercheurs à l'hypothèse de la théorie des deux sources, on considère Marc comme plus primitif donc susceptible de nous conduire plus directement au Jésus de l'histoire. Pour Wrede qui adhère à la théorie des deux sources, Marc n'en est pas moins le produit de la communauté et les incohérences de sa construction (avant tout théologique) ne s'expliquent pas par son caractère primitif ou plus près de la réalité historique, c'est-à-dire émanant d'une authentique tradition de la vie de Jésus. Au contraire, ces incohérences signalent que diverses traditions et tendances ont contribué à façonner l'évangile. Marc, comme les autres, est le produit de l'apologétique ecclésiaste (qui construit en particulier le thème du secret messianique pour tenter d'expliquer la distance qui existe entre le Jésus de l'histoire n'ayant jamais eu conscience d'être le Messie et le Jésus de la foi proclamé Seigneur ressuscité).

- En 1906, A. Schweitzer fait paraître son histoire des vies de Jésus (Geschichte der Leben-Jesu-Forschung)4. Il conclut une rétrospective de près de 150 années de travaux par cette phrase désormais célèbre :

"Le Jésus de Nazareth, qui s'est présenté comme Messie, qui a annoncé l'avènement d'un royaume moral, la réalisation du Royaume des cieux sur terre et qui est mort sur la croix, pour en quelque sorte consacrer son oeuvre, ce Jésus n'a jamais existé. Ce n'est qu'une figure projetée par le rationalisme du XVIIIe siècle, animée ensuite par le libéralisme et revêtue d'un costume d'époque par la théologie moderne. "5

On découvre ainsi que la lecture n'est jamais innocente : chacun en effet, avant mais aussi après Schweitzer, propose, à l'instar des évangélistes, sa compréhension, son interprétation de Jésus, "son" Jésus : humaniste, libéral, révolutionnaire zélote, poète, philosophe, moraliste. . . conservateur ou politiquement de gauche, révolutionnaire latino-américain, hippie ou écologiste.

Ces deux ouvrages constituent véritablement un tournant dans l'histoire de l'exégèse moderne. Ce tournant se fait sur le mode continuité/rupture : d'une part, outre la continuité épistémologique essentielle, l'exégèse scientifique des synoptiques adhère dans sa grande majorité à la théorie des deux sources, l'un des acquis de la critique des sources ; d'autre part, ce qui avait suscité la recherche des sources des évangiles, à savoir la quête du Jésus historique, se trouve fondamentalement questionné. La recherche se trouve réorientée de façon nouvelle, sur la base des acquis précédents.

La position la plus radicale est celle de Rudolf Bultmann6. Celui-ci plaide pour une séparation fondamentale entre le Jésus de l'histoire et le Christ de la foi : seul ce dernier est important pour la foi. "Ce que Jésus a été, je ne peux et ne veux pas le savoir". Pour Bultmann, chacun est appelé à se décider existentiellement face à la prédication de Pâques qui réclame notre adhésion au Christ présent ici et maintenant comme le Seigneur crucifié et ressuscité. Le Jésus de l'histoire est à tout jamais inconnaissable et, de toute manière, il n'est pas l'objet de la foi. Reprenant à son compte tout en l'interprétant dans un cadre nouveau, un propos de Paul, Bultmann ne veut plus connaître "Christ selon la chair" : qu'il y ait, ou non, continuité ou rupture entre le Jésus de l'histoire ou le Christ de la foi, peu importe pour lui : Croire au Christ présent dans l'Evangile, tel est la seule chose qui compte pour lui. Pour Bultmann, vérité de foi et vérité historique n'ont rien à faire ensemble sauf à certains moments privilégiés de l'histoire. Bultmann se situe en fait dans la veine de Kierkegaard. Pour le philosophe danois, "si la génération de cette époque n'avait rien laissé d'autre derrière elle que ces paroles : Nous avons cru que Dieu s'est montré sous l'aspect misérable d'un serviteur, en l'année telle et telle, il a enseigné et vécu parmi nous et cela l'a conduit à la mort - ce serait plus que suffisant. "7 La foi chrétienne exige certes que l'on se prononce au sujet de son fondement historique. Il faut donc, aujourd'hui encore, réaffirmer la nécessité du fait de l'existence de Jésus. Mais il n'en découle pas, pour autant, que le choix au sujet de la vérité de tel événement historique soit fonction de l'histoire.

Face à ce radicalisme, Joachim Jérémias8 prend lui aussi acte de la faillite des vies de Jésus : "le rêve est donc exclu d'écrire une biographie de Jésus". Il n'en demeure pas moins que nous devons et que nous pouvons revenir au "Jésus de l'histoire et à sa prédication". Et toute la quête de Jérémias sera marquée par ce souci de remonter, par-derrière les textes, vers le personnage historique qu'est Jésus de Nazareth, en qui nous sommes placés devant Dieu lui-même. Le Kérygme certes mais enraciné, en continuité directe avec l'histoire de l'homme de Nazareth qui constitue la seule source indispensable de la proclamation apostolique. L'oeuvre de Jérémias apparaît comme une quête de proximité avec l'événement premier, le moment premier de la foi chrétienne : la prédication de Jésus de Nazareth.

1. 4. La "nouvelle recherche" du Jésus de l'histoire

A l'origine de ce que l'on appelle la "New Quest", Ernst Käsemann9. Il prend clairement position contre Jérémias. Il lui reproche de rendre la foi chrétienne dépendante de l'analyse historique. Jérémias n'a pas pris acte des leçons du passé et il poursuit cette folle prétention d'offrir à notre adoration l'image authentique de Jésus. Il fabrique une idole Jérémias assure avoir désormais des critères et des barrières dignes de confiance. Mais la recherche historique aussi aboutie soit-elle ne peut nous placer devant l'interpellation décisive qui nous vient de la prédication. Les résultats de la science ne sont pas habilités à susciter notre foi.

Par rapport à Bultmann, Käsemann insiste cependant sur une réhabilitation de l'histoire comme instance critique qui évite l'enthousiasme et le spiritualisme. Il ne s'agit pas de rechercher la vérité première et de fonder sa foi sur des découvertes historiques. Il s'agit d'affirmer que la foi chrétienne est liée à une réalité historique. Il ne s'agit pas d'un appel au passé pour justifier dogmes ou pratiques, il s'agit d'éviter au Christianisme de devenir mythe, gnose ou idéologie : le christianisme est un phénomène de part en part historique. Comme Bultmann, Käsemann ne participe pas d'une vision positiviste de l'histoire. Pour lui, la recherche du Jésus historique est indispensable pour préserver la théologie et l'Eglise "de cette coïncidence avec la vérité qui est le secret diabolique de toute appropriation religieuse"10. En outre, ce n'est pas en dehors d'une rencontre concrète avec l'histoire que l'on peut appréhender ce dont il est question dans l'évangile. L'importance de l'histoire tient ici au souci de Käsemann de rompre et avec l'illusion de l'immédiateté, et avec le risque de réduire le théologique à un espace spécifique. Rompre avec l'immédiateté dans la mesure où l'histoire rappelle la distance irréversible qui existe entre la vérité croyante et l'événement qui la fonde. Rompre avec le risque d'isolement dans la mesure où la tâche historique ne cesse de rappeler que la foi chrétienne est de part en part un phénomène historique appréhendable de la même manière que tout autre phénomène religieux. D'autre part, l'exégète devra interpréter et donner sens à la figure de Jésus en fonction de l'espace historique dans lequel il a vécu (distanciation). D'autre part, "l'avènement ici et maintenant d'une nouvelle figure sera pareillement fonction du lieu et du temps précis dans lesquels je vis et en dehors desquels elle ne saurait strictement rien signifier"11 (refus d'un espace spécifique et hors histoire).

Ce regain d'intérêt suscité par Käsemann donnera naissance à un certain nombre de travaux dans les années 60-70. Ce qui les caractérise alors c'est une approche plus modeste : plus question de reconstituer une "biographie", une "vie" de Jésus. Désormais, l'historien sait qu'il est impossible de reconstituer précisément l'existence de Jésus dans le détail, hormis son existence en Galilée et sa mort autour des années 30 de notre ère. Quant à situer telle ou telle de ses paroles dans le cadre de son existence terrestre, cela est définitivement impossible. On procèdera alors par éclairages successifs sur tel ou tel aspect du personnage : sa prédication, la question de ses miracles, son débat avec le judaïsme, sa mort… 12

1. 5. La "Third Quest"13

On entre aujourd'hui dans une nouvelle période de la recherche sur le Jésus de l'histoire, sous l'influence de l'exégèse américaine et, en outre, suite aux découvertes de Qumran. Cette nouvelle étape se caractérise par une meilleure connaissance de la sociologie de la société et du judaïsme contemporain de Jésus, et une prise en compte plus importante de la littérature dite apocryphe. Il est encore difficile d'évaluer les résultats de cette nouvelle impulsion de la recherche. Un point semble ressortir cependant : par-delà les reconstructions proposées, le débat s'articule autour des notions de continuité/discontinuité : Jésus est-il en continuité ou en rupture avec son temps ? Un second point peut-être soulevé. La "Third Quest" s'accompagne d'un regain d'intérêt pour la source Q et l'évangile de Thomas. Le présupposé implicite est que la vraie fidélité à Jésus est la fidélité à son enseignement, et non au kérygme post-pascal. Pour beaucoup de chercheurs, surtout en Amérique, les mouvements les plus fidèles à Jésus (= les cercles porteurs de Q et de Thomas) ont été, au premier siècle, des groupes "non-chrétiens", c'est-à-dire des groupes dont le lien à Jésus ne passe pas par le message pascal. Conclusion : l'engouement pour le Jésus historique, la source Q et Thomas, qui va de pair, dans le Jésus Seminar, avec une certaine polémique anti-ecclésiastique, renoue, par-delà les siècles, avec la tradition rationaliste de la fin du XVIIIe.

II. Les critères de reconstruction de la prédication de Jésus

Depuis la fin du mouvement des "Vies de Jésus" on a donc abandonné l'idée d'élaborer une "biographie" de Jésus. Par contre l'effort porte sur la reconstitution de sa prédication. Or, dans la mesure où cette prédication nous est parvenue exclusivement par l'intermédiaire de textes chrétiens (c'est-à-dire présupposant la confession de la seigneurie pascale du crucifié), la recherche doit user de critères solides permettant de reconnaître, parmi les énoncés placés dans la bouche de Jésus, ceux qui sont effectivement des paroles historiques de Jésus (des ipsissima verba).

Un premier critère consiste à considérer comme authentiques des paroles qui ne peuvent être expliquées par la théologie de la communauté primitive ou ne concordent pas, purement et simplement avec le monde juif de l'époque. On appelle ce critère, le "critère de discontinuité" (à n'utiliser que de manière positive : il ne démontre pas l'inauthenticité de tout ce qui établirait une continuité entre Jésus et le judaïsme de son temps et entre Jésus et le christianisme primitif !). Certes Jésus est juif, certes encore, la prédication chrétienne s'enracine dans l'enseignement de Jésus. Il s'agit simplement ici de partir des singularités que l'on peut mettre en évidence. Il s'ensuit que lorsqu'une parole de Jésus se trouve attestée dans le monde environnant, il est impossible de dire avec certitude si Jésus l'a lui-même prononcée ou si elle lui a été attribuée par la tradition. A l'inverse, certaines paroles comme les antithèses du Sermon sur la Montagne semblent relever du critère de discontinuité.

Un second critère est celui de "l'attestation multiple" d'après lequel il faut considérer comme autentiques les traditions qui sont attestées dans plusieurs sources, pour autant que leurs "tendances" soient conformes aux énoncés repérés comme authentiques à l'aide du critère de discontinuité. A titre d'exemple, le logion de Mc 8,38 ("Qui a honte de moi et de mes paroles, le fils de l'Homme aura honte de lui quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges") se retrouve dans une tradition indépendante (Lc 12,9//Mt 10,33 : "Qui me renie devant les hommes sera renié devant les anges de Dieu") : si la version de Mc a sans doute une version déjà orientée christologiquement (idée du "retour" de Jésus), l'essence du logion remonte à Jésus (les humains seront jugés en fonction de l'attitude qu'ils auront eu à l'égard de sa prédication).

Un troisième critère est le "critère de cohérence" : il faut que l'ensemble des traditions rassemblées à partir des deux critères précédents possède une cohérence d'ensemble. Ainsi, le Notre Père qui est une prière juive tout à fait traditionnelle et dont la formulation ne présente aucune particularité renvoyant spécifiquement à Jésus : dans la mesure où ses divers énoncés s'intègrent, sans difficulté, au tableau d'ensemble de la prédication de Jésus reconstruit grâce aux deux critères précédents, on peut considérer comme tout à fait vraisemblable que la prière, dans son ensemble, remonte à Jésus (surtout dans sa formulation de Lc 11,2-4). De même, les paraboles : dans la mesure où elles ne comportent pas de caractéristiques christologiques et/ou ecclésiologiques évidentes, le critère de cohérence permet d'en considérer la plus grande partie comme authentique.

Un dernier critère, souvent utilisé sans être explicité, est celui "d'explication suffisante". Il consiste à attribuer à Jésus ce qui est indispensable pour expliquer certaines données historiques sûres de son destin dans ce monde (comment expliquer l'opposition des autorités de Jérusalem sans prendre en compte l'hypothèse d'une liberté de Jésus vis-à-vis de la Loi ou, à tout le moins, une interprétation qui se situait en écart avec celles des théologiens juifs de son époque).

Tentons rapidement une évaluation, non pas de la pertinence de ses critères (une pertinence à évaluer au cas par cas), mais de ce qui sous-tend la démarche. Si je vois bien, il s'agit de donner les moyens d'identifier les paroles supposées remonter au Jésus de l'histoire. Poussée à l'extrême, cette quête des paroles authentiques produit l'initiative du Jesus Seminar qui imprime les paroles de Jésus en couleurs différentes (authentiques : rouges ; inauthentiques : noir ; probables : rose ; incertains : gris), selon les discussions et les votes à l'intérieur du groupe. On rejoint ici une démarche de type fondamentaliste : cf. l'édition d'une Bible où les paroles de Jésus sont imprimées en rouge. Evidemment, dans ce dernier cas toutes les paroles de Jésus sont en rouge, mais sur le fond la logique est la même : la vérité évangélique est liée à l'authenticité de chaque parole, au sens qu'elles ont été effectivement prononcées par Jésus. Il faut entendre ici ce que disait Oscar Cullmann en 192514 : d'une certaine manière, toutes les paroles de Jésus sont secondaires parce que tout est filtré à travers la communauté, et, dans le même temps, toutes sont authentiques parce que la communauté, lorsqu'elle a modifié les paroles de Jésus, le fait dans le but de transmettre le message de Jésus (du moins ce qu'elle en a compris).

III. Etat actuel de la recherche

Il s'agit ici, modestement, de lister les principaux "dossiers" que la recherche travaille actuellement et de tenter de dire quelles sont les questions en discussion et avec elles le débat de fond qui est induit.

1. Deux des quatre évangiles nous rapportent un récit de l'enfance de Jésus. Entre la position fondamentaliste (ne pas croire la littéralité de ses récits c'est remettre en cause la foi chrétienne) et la position rationaliste (tout ceci n'est que contes pieux) l'historien critique est appelé à se situer autrement. Ces récits relèvent d'un genre littéraire couramment utilisé à l'époque pour relater la naissance d'un héros (Hercule, la haggadah du petit Moïse). Ils ne sont pas historiques mais théologiques ("théologouméné") ; deux généalogies différentes ; des informations contradictoires. Ils nous disent la conviction de croyants en la divinité et l'humanité de Jésus mais ne nous racontent pas sa naissance. Pour autant, il y a un substrat historique minimum : Jésus, fils de Joseph et Marie ; originaire de Nazareth en Galilée ; tribu de Juda (cf. Paul, au début de l'épître aux Romains). La question en arrière-plan est ici celle du lien entre vérité et historicité d'un texte : qu'est-ce qui fait la pertinence d'un récit ? Qu'est-ce qui fait sa vérité ? Quel type de "vérité" sommes-nous appelés à chercher dans un texte biblique ?

2. Les évangiles nous renseignent sur le monde où vivait Jésus. La difficulté réside dans le fait que les évangiles sont écrits après 70 : c'est donc à partir d'une situation qui a notablement changé qu'est interprété le contexte religieux dans lequel a évolué Jésus. Il n'en reste pas moins vrai, qu'aidé des témoignages de Flavius Josèphe et des textes de Qumran ainsi que, plus généralement, des textes du Judaïsme hellénistique, il est possible de se faire une idée de la société palestinienne d'avant 70. Un monde juif sous protectorat romain. Le judaïsme est pluriel (pharisiens, sadducéens, Esséniens, zélotes, mouvements prophétiques divers. . . ). Jésus ne peut être rapproché d'aucun de ces groupes même s'il est en discussion serrée avec les pharisiens et sans doute si certaines de ces attitudes le rapprochent du type des mouvements prophétiques. Pour beaucoup de chercheurs aujourd'hui, Jésus est un juif marginal comme il en existait beaucoup, proche du "peuple de la terre", à l'origine disciple de Jean-Baptiste puis s'étant séparé de lui. Ici se profile une double question : celle de la diversité des judaïsmes au premier siècle et de l'appartenance de Jésus à l'un de ses courants ; et puis la question de ce que j'appellerai l'articulation Rome/Jérusalem, ou encore Hellénisme/Judaïsme. Et l'on sait que, depuis 2000 ans, le christianisme hésite constamment entre ces deux pôles.

3. D'après les évangiles synoptiques, la prédication de Jésus est centrée autour de l'annonce de l'imminence du Règne de Dieu. Les nombreuses paraboles dont témoignent les évangiles attestent de sa conviction que Dieu désormais se donne à connaître à ceux qui l'écoutent. Dans une période de ferveur apocalyptique, de nombreux prophètes se levaient pour annoncer la fin des temps et l'urgence de la conversion. Jésus s'est compris comme un témoin privilégié du Dieu qui réclamait de chacun une décision : "Convertissez-vous le Règne de Dieu s'est approché". La question n'en reste pas moins posée par les chercheurs : Jésus est-il un maître qui propose une philosophie, un mode de vie permettant de trouver la sagesse et la vérité (un "cynique" par exemple) ? Ou est-il plutôt l'annonciateur du temps de la grâce de Dieu, une grâce qui suppose un jugement sur la vie de l'homme et le salut de celui qui écoute la parole prononcée sur sa vie ? La question est ici celle de la place de l'eschatologie et de la pensée apocalyptique dans la vie du Jésus de l'histoire. . . et au-delà, dans le christianisme.

4. Jésus et la Loi : un thème récurrent dans les évangiles. Dans le Judaïsme de l'époque traversé par la question de l'autorité (qui la possède : pharisiens, sadducéens, Esséniens, zélotes ?), Jésus dit en substance, il n'y a plus à en appeler à la parole des prêtres. Dieu se donne à connaître à quiconque entend la parole du Règne qui vient. Il affirme aussi que Dieu se donne à connaître à quiconque se sait et se reconnaît pécheur ("je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs"). Jésus déclare ainsi une parole d'autorité ("vous avez entendu qu'il a été dit, mais moi je vous dis") par-delà la tradition des anciens. Il prétend, dans sa parole, réinterpréter la Loi dans son intention profonde : la Loi se résume dans le double commandement d'amour, de Dieu et du prochain. A cause de cela il est parfois nécessaire de la contester dans sa littéralité quand, devant Dieu, elle établit des barrières entre les hommes (cf. Les controverses sur le sabbat). D'une certaine manière Jésus relativise la Loi par rapport à la volonté de Dieu (cf. la péricope sur le divorce). La question surgit alors inévitablement : d'où lui vient cette autorité ? Un blasphémateur diront les uns. L'envoyé de Dieu diront les autres. La croix pour les uns, le confession de foi pour les autres. La question en arrière-plan de ce débat est ici celle du lien entre Jésus et le monde juif de son temps : est-il en continuité avec celui-ci (cf. Jacques le "frère du Seigneur") ou en rupture (cf. Paul) ?

5. Les évangiles nous présentent Jésus comme un faiseur de miracles. Pour interpréter ce point il faut se poser deux questions :

- Quel sens donnons-nous au terme "miracle" ? Pour nous, un miracle est un fait extraordinaire qui bouleverse les lois de la nature. La question est celle de la possibilité du miracle, et conjointement l'existence du surnaturel. Un juif contemporain des évangélistes dira qu'un miracle c'est une intervention de Dieu pour sauver son peuple. C'est donc la signification du fait qui sera d'abord recherchée : est miraculeux un fait qui rapporte un acte de la grâce libératrice de Dieu. Le miracle est alors un signe.

- Quels sont les différents types de miracle dont parlent les évangiles. D'un côté les récits de miracles dits de la nature et de l'autre, les récits de guérison et les exorcismes. Les premiers réfléchissent à l'identité de Jésus : il est celui qui a, comme Dieu, le pouvoir sur les éléments. Le substrat historique de ces miracles est difficile à situer : comme les "récits de l'enfance" ils relèvent plus du "théologouméné", de la mise en récit d'une conviction théologique. Pour les autres miracles, une investigation historique permet de conclure que Jésus a été un thaumaturge. Par ses gestes il manifestait l'intervention libératrice de Dieu pour son peuple. Par la guérison, la grâce de Dieu libérait des déterminismes.

Ici le débat est celui de notre compréhension de la rationalité : les sciences humaines nous ont appris que la parole peut véritablement guérir les corps (je veux dire physiquement) et, par ailleurs, que ce que nous pouvons constater avec notre raison humaine n'est pas le tout de la réalité et de la vérité de l'existence.

6. Jésus a-t-il eu conscience d'être le Messie ? L'historien doit procéder avec beaucoup de prudence. Les nombreux titres christologiques que les évangiles attribuent à Jésus sont des interprétations post-pascales. Historiquement, il est vraisemblable que Jésus a surtout été désigné par d'autres comme Messie et qu'il n'a, pour parler de lui, utilisé aucun des titres christologiques mentionnés dans les évangiles. Il est vraisemblable qu'il avait conscience d'une relation particulière à Dieu et d'une mission spécifique. Jésus se considérait sans doute comme un prophète de la fin des temps. Dans sa parole Dieu et son Royaume étaient proches. Une chose semble acquise : ceux qui l'ont condamné étaient convaincus qu'il usurpait une identité (envoyé de Dieu). Ses disciples étaient convaincus du contraire. Il est difficile, pour l'historien d'en dire plus. Derrière la question de savoir ce que Jésus pensait de lui-même, c'est le débat autour de la christologie qui est en jeu. Deux christologies sont ici implicitement en conflit : une "basse" christologie selon laquelle Jésus est devenu Messie à la résurrection et une "haute" christologie qui interprète déjà l'existence du Jésus terrestre en termes messianiques.

7. La mort de Jésus par le supplice de la crucifixion est le fait de l'autorité romaine sur dénonciation des autorités religieuses juives. Il est mort comme un agitateur politico-religieux dans l'indifférence la plus totale (seuls quelques-uns de ses compagnons et quelques femmes ont dû se lamenter sur sa fin). Cette mort, il a sans doute pressenti qu'il n'y échapperait pas et il en a accepté la perspective. De là, sans doute, est née l'idée, fondamentale dans la foi chrétienne, de la mort de Jésus "pour nous". C'est ici la question de l'interprétation de la mort de Jésus qui est en jeu.

8. "Il est ressuscité". Autant les traditions sur sa mort sont cohérentes, autant les récits de résurrection sont pluriels et divers. L'historien ne peut se prononcer sur le fait historique de la résurrection. Elle ne relève pas du fait constatable par un témoin non concerné et neutre. Elle est une conviction qui relève de la foi. Dire Jésus est ressuscité c'est affirmer que Dieu est solidaire du crucifié. Qu'il était avec lui dans la mort et qu'il est Seigneur désormais. L'événement de la Résurrection, c'est l'expérience de la foi. Ici le travail de l'historien s'arrête. Le croyant prend le relais. L'historien peut par contre, constater les effets historiques de la proclamation du ressuscité. Le croyant lui, peut se dire que la seule explication totalement satisfaisante de ces éléments épars qu'il aura rassemblé est celle que donnent les évangélistes. Il confesse alors que le témoignage des évangiles est ce qui constitue, pour lui, l'accès principal sinon unique à Jésus le Christ. Martin Luther ne disait-il pas déjà : "Il vaut beaucoup mieux pour toi que le Christ vienne par l'Evangile. S'il entrait maintenant par la porte, il se trouverait chez toi, et tu ne le reconnaîtrais pas !"15

Elian Cuvillier

1 Une rupture sans doute préparée, à des degrès divers, par la Renaisance, la Réforme et l'émergence de la critique historique sous l'impulsion, par exemple, d'un Richard Simon.

2 V. FUSCO, "La quête du Jésus historique" dans Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d'une énigme, Genève : Labor et Fides, 1998, p. 27-28.

3 Ibid. , p. 30.

4 Seconde édition révisée en 1913 ; l'ouvrage existe en traduction anglaise et italienne ; en français existe seulement la conclusion (cf. note 5).

5 A. SCHWEITZER, "Histoire des recherches sur la vie de Jésus : Considération finale", ETR 69 (1994), p. 153. L'utilisation qui a été faite par cette phrase n'est sans doute pas celle que Schweitzer envisageait. Ce dernier ne plaidait pas pour l'abandon de la recherche du Jésus historique mais pour la prise en compte de la dimension eschatologique de sa prédication comme en témoigne sa propre enquête sur la question : Le secret historique de la vie de Jésus, Paris, 1961 (original allemand 1901) ; c. également une "Lettre inédite", ETR 65 (1985), p. 163.

6 R. BULTMANN, Jésus, Paris : Seuil 1968.

7 Cité par J. A. ROBINSON, Le Kérygme de l'Eglise et le Jésus de l'histoire, Genève : Labor et Fides, 1961, 70, note 5.

8 J. JEREMIAS, Le problème du Jésus historique, Paris, 1968 (original all. 1961).

9 E. KÄSEMANN, "Le problème du Jésus historique", Essais Exégétiques, Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1972, p. 145-173.

10 P. GISEL, Vérité et Histoire. La théologie dans la modernité, Paris : Beauchesne, 1983, p. 123.

11 Ibid, 125.

12 Caractéristiques, à cet égard, les ouvrages de E. TROCME, Jésus de Nazareth vu par les témoins de sa vie, Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1971, et Ch. PERROT, Jésus et l'histoire, Paris : Desclée, 1979,19932.

13 D. MARGUERAT, "La"troisième quête du Jésus de l'histoire", RSR 87 (1999), p. 397-421.

14 O. CULLMANN, "Les récentes études sur la formation de la tradition évangélique", RHPR 5 (1925), p. 459-477.

15 WA 10, III, 92,11, cité par Daniel MARGUERAT, op. cit. , p. 421.

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