Gaston
Deluz
En vacances sur les Côtes de Carthage,
jai relu Salambô où G.Flaubert évoque
lantique Carthage sacrifiant des enfants pour apaiser ses
dieux. Détruite par les Romains en 146 av. J.-Ch., cette
Carthage païenne fut reconstruite par les colons romains et
devint un important foyer du christianisme naissant. Elle eut ses
martyrs : St Cyprien, Perpétue et Félicité
ainsi que ses théologiens : Tertullien (155-220) et St. Augustin
(354-430).
La religion de Marcion et ses conséquences
Jétudiai les principaux
ouvrages de Tertullien consacrés à la réfutation
de lhérétique Marcion que lon a appelé
le premier protestant. Né vers lan 85, Marcion
est un témoin des origines de lEglise. Le Nouveau Testament
nexistait pas encore.Des Evangiles et des Epîtres circulaient
entre les communautés chrétiennes.Mais lAncien
Testament était le livre de référence qui annonçait
la naissance, la mort et la résurrection de Jésus tout
en préfigurant son enseignement.
Or Marcion fit une expérience spirituelle très semblable
à celle de Luther. En lisant les épîtres de Paul,
notamment celle aux Galates, il comprit que lhomme est sauvé
par grâce, indépendamment des uvres de la loi (Gal.
2:16 et 20-21).
Cédant à une logique imperturbable, Marcion établit
une distinction absolue entre la loi et la grâce. La loi, cest
la Bible des Juifs que nous appelons lancien Testament. Cest
la circoncision, le sabbat et autres prescriptions rituelles que les
judaïsants veulent imposer aux chrétiens. Cest la
loi du talion, la justice vindicative prêchée par Moïse.
Ce sont aussi les ordres que Yahvé donne lui-même à
son peuple en le poussant à massacrer sans pitié tous
ses ennemis dans les guerres de conquête.Tandis que la grâce,
le fruit de lEsprit cest lamour, la joie,
la paix, la patience, la bonté, la douceur (Gal. 5:22)
Conclusion : le Dieu des Juifs est un autre Dieu que celui de Jésus.
lAncien Testament est périmé.
Or Marcion se heurte à des textes qui contredisent son système.
Le texte que nous venons de citer et qui prône lamour
se termine par ces mots : La Loi nest pas contre ces choses.
Quà cela ne tienne, Marcion va expurger tous les textes
qui le contrarient, les qualifiant de falsifications et dinterpolations.
Lépître aux Galates lui servira de justification.
En effet, Paul y parle de faux frères qui se sont furtivement
glissés parmi nous pour épier la liberté que
nous avons en Jésus-Christ, avec lintention de nous asservir
(Gal. 2:4) Puissent-ils être retranchés ceux qui
mettent le trouble parmi vous (Gal. 5:17). Ces faux frères
sont évidemment des judaïsants qui veulent remettre les
chrétiens sous le joug des lois mosaïques. Marcion accuse
ces judaïsants de falsifier les Ecritures. Pour donner un fondement
solide et sans équivoque à son christianisme paulinien,
Marcion choisit parmi tous les Evangiles connus celui de Luc et une
dizaine dépîtres, le tout soigneusement revu et
corrigé.
Paradoxalement, cette sélection très arbitraire eut
des effets positifs. Car lapparente cohérence du message
de Marcion lui valut, dans les premiers temps, un impact considérable.
A lépoque de Tertullien, vers 200, il y avait des églises
marcionistes bien organisées, avec un clergé et des
lieux de culte, dans presque toutes les provinces de lempire
romain. Cela obligea la grande Eglise catholique (que lon peut
déjà qualifier de romaine) à faire
face à la concurrence marcionite et, à cet effet, de
rassembler, parmi tous les écrits qui circulaient dans la chrétienté,
un corpus de textes normatifs. Par bonheur, la grande Eglise procéda
de manière moins unilatérale que Marcion. Elle intégra
dans son canon des Evangiles et des Epîtres dune grande
diversité. Sous la pression de lhérésie
envahissante, notre Nouveau Testament était né.
On peut déjà tirer deux leçons de cette confrontation
:
1. Lunité de lEglise dont rêvent quelques
cuménistes nostalgiques na jamais existé.Il
y eut toujours des dissidences, des concurrences, des divisions et
des schismes. On peut seulement rêver et essayer de promouvoir
avec énergie une communion fraternelle et eucharistique respectant
les diversités.
2. Toute doctrine généralisante et simplificatrice
porte à lexclusivisme et rend la communion impossible.La
réalité et la vérité ne sont pas simples
mais complexes. Les contraires sont souvent complémentaires.
Cela se vérifie même en physique où la lumière
peut être comprise aussi bien comme un phénomène
ondulatoire que corpusculaire. Lopposition entre la grâce
et la loi nest pas non plus irréductible, comme le soutenait
Marcion. Jésus na pas aboli la loi et lancien Testament
nignore pas la grâce.Une pensée réaliste
et crédible doit être nuancée.Lexclusivisme
a peu de chances de durer. Le marcionisme a survécu trois ou
quatre siècles. Les dictatures modernes moins longtemps.
Un dialogue de sourds
Revenons à Tertullien et à sa polémique.Le
Carthaginois sefforce de montrer que dissocier le Dieu créateur
et justicier de Moïse du Dieu sauveur et miséricordieux
de Jésus mène à un bithésime incompatible
avec le monothéisme de la foi chrétienne. Mais cela
ne réussit pas à ébranler la logique rationaliste
de Marcion qui ne sexplique lopposition que par lexistence
de deux Dieux différents, le juif et le chrétien.
Tertullien va sefforcer aussi de montrer que le Christ est
présent dans la Bible des juifs (lAncien Testament) qui
ne cesse de lui rendre témoignage. Mais le Carthaginois use
dune exégèse typologique, allégorique et
figurative que Marcion, qui prend les textes à la lettre, juge
malhonnête et qui, pour nous aussi, confine à labsurde.
Un seul exemple, le fameux texte dEsaïe 7:14 : La
vierge deviendra enceinte et enfantera un fils
Marcion
fait remarquer que le texte hébreu parle dune jeune femme
et ne spécifie nullement quelle fut vierge. De plus Tertullien
amalgame artificiellement cette prétendue prophétie
de la naissance virginale de Jésus avec Esaïe 8:4 on
apportera les richesses de Damas et le butin de Samarie devant le
roi dAssyrie Il sagirait selon Tertullien de loffrande
des mages dOrient.Et le roi dAssyrie figurerait Hérode
auquel les mages se sont opposés. (contre Marcion, livre III
: 13-14). De telles acrobaties exégétiques, dont Tertullien
na dailleurs pas le monopole, ne sauraient convaincre.
En bref, on constate que Marcion ne réussit pas à
résoudre les contradictions quil trouve dans les Ecritures
sans manipuler celles-ci et éliminer les textes qui le dérangent.Il
lui manque un outil conceptuel, un instrument lui permettant de situer
ces textes contradictoires dans un ensemble englobant. Mal outillé,
on fait de la mauvaise exégèse comme lon fait
de mauvais labours avec des instruments inadaptés. Mais les
outils dont se sert Tertullien ne sont guère plus adéquats.
Doù cette polémique qui est un dialogue de sourds.
Ferions-nous mieux ? Car le problème demeure dune brûlante
actualité. Quand on lit dans lExode : Ainsi parle
le Seigneur, Dieu dIsraël : Mettez chacun lépée
au côté, passez et repassez de porte en porte dans le
camp et tuez qui son frère, qui son ami, qui son proche
(Ex. 32: 27), on ne peut sempêcher de se demander si ce
Dieu dIsraël est le même que celui de Jésus.
Nest-il pas périmé cet Ancien Testament dans lequel
la violence abonde ?
Une vision évolutionniste de la foi biblique
Cest le titre dun livre très éclairant
du théologien de Heidelberg, Gerd Theissen: Biblischer
Glaube in evolutionârer Sicht. (Chr. Kaiser 1984)
Ce qui manquait à Tertullien et Marcion cest la notion
et le sens de lHistoire. Comme les espèces animales dans
lunivers biologique, ainsi dans le monde culturel, notamment
religieux, les idées ne tombent pas du ciel toutes faites,
dans une fixité irréductible. Les espèces évoluent,
les idées aussi.
On peut interpréter la Bible de manière critique comme
Marcion, allégorique comme Tertullien ou historique comme la
plupart des théologiens modernes. G. Theissen rappelle quaucune
de ces méthodes nest infaillible et définitive.
Ce sont des hypothèses de travail, des instruments de recherche.
On inventera peut-être, un jour, des outils plus performants.
En attendant, travaillons avec les plus perfectionnés. Lhomo
sapiens est plus performant que celui de Cro-Magnon.Mais peut-être
que lévolution créera un surhomme. On a fait de
grands progrès dans la compréhension de la Bible.Mais
peut-être que lavenir nous réserve encore des surprises.
La Vérité absolue, la réalité ultime,
autrement dit: Dieu, ne peut être saisi par lhomme que
de manière approchante, imparfaite et fragmentaire. Mais il
y a une lente évolution et dhumbles progrès dans
cette approche.
Lévolution procède de trois manières
: par mutation, adaptation et sélection.Les mutations, tant
au niveau biologique que culturel, sont imprévisibles et aléatoires.
La plupart nont pas davenir. Celles qui réussissent
à simposer sont rares. Parfois une mutation manquée
dans un premier temps réapparaît par hasard, au cours
de lévolution et se maintient grâce à des
circonstances favorables. Le paulinisme de Marcion peut être
considéré comme lune de ces mutations manquées.
Le paulinisme, plus nuancé, de Luther semble sêtre
mieux adapté dans un contexte plus propice.
Car la survie ou léchec dune mutation dépend
de sa capacité à sadapter. La sélection
élimine impitoyablement les moins aptes, les plus faibles.
Doù cette fameuse lutte pour la vie (strugle for life)
évoquée par Darwin. Dans cette compétition, la
victoire nappartient dailleurs pas nécessairement
aux plus gros. De petits mammifères et des insectes ont été
plus forts que les dinosaures. Ils ont mieux résisté
aux changements climatiques et aux agressions extérieures.
Lhomme est un être fragile. Sa force réside dans
lintelligence qui lui permet dadapter son comportement,
de fabriquer des outils et des armes pour sa sauvegarde. Cela confère
à lhomme un avantage énorme dans la lutte pour
la vie.Mais ce pouvoir est à double tranchant. En cédant
au mythe de la croissance et au culte du plus fort, lhumanité
risque de se détruire elle-même et de finir comme les
dinosaures.
Il est évident quémergeant à peine de
lanimalité, lhumanité reste chargée
dune agressivité atavique promettant la survie aux guerriers
les plus forts. La sélection joue en leur faveur. Ils sont
apparemment les mieux adaptés à la réalité,
à cette réalité qui, dans sa profondeur, se confond
avec Dieu. Cest pourquoi, dans une sorte de mobilisation idéologique,
Dieu est mêlé à ces combats. Il triomphe avec
les bataillons victorieux auxquels son accord a donné le succès.
Les textes guerriers et vengeurs de lAncien Testament auxquels
nous nous achoppons reflètent cette situation. Lévolution
culturelle et religieuse commence dans la violence et obéit
à une cruelle sélection.
Yahvé était le Dieu national qui devait assurer la
victoire aux israélites. Mais, en fait, ces Israélites
étaient polythéistes. Ils savaient que les autres peuples
avaient dautres dieux dont ils ne contestaient pas lexistence.
Souvent même le peuple amalgamait le culte de Yahvé avec
celui des divinités étrangères. Les prophètes
(Elie, Amops, Osée) tonnaient contre cette idolâtrie
et menaçaient leurs compatriotes des pires châtiments
divins.
Or la suite de lhistoire fait apparaître une mutation
religieuse, une évolution spirituelle révolutionnaire
qui invalide le principe de sélection qui donne raison au plus
fort. Lexil (586-538 av. J.-Ch.) avait fait des Juifs un peuple
vaincu, déporté par les Babyloniens loin de Jérusalem
sa ville sainte. Yahvé navait pas réussi à
défendre les siens.Il avait perdu son pouvoir et son crédit
du même coup. Or, fait imprévu, le contraire se produisit.
Le strict monothéisme yahviste triompha et simposa durant
et après lexil. Cest que les prophètes avaient
prédit le châtiment. Il était survenu. Dieu avait
tenu parole. Il lavait bien dit.Il était le vrai et le
seul Dieu. Si le peuple revenait à Yahvé dans le repentir
et la fidélité, ce peuple aurait la possibilité
de survivre et de ressusciter, en dépit de sa faiblesse et
de sa captivité. Limpitoyable loi de sélection
qui condamne les faibles était mise hors jeu.
G. Theissen considère la religion comme le cur de la
culture humaine.Or le rôle de la culture, notamment religieuse,
est de permettre aux hommes de dépasser les contraintes biologiques
et dinventer des comportements qui donnent, même aux faibles
et aux handicapés, le pouvoir de survivre et déchapper
à une sélection sans pitié. LAncien Testament
nest pas périmé car il témoigne de ce dépassement,
de cette évolution, vers un monde plus humain.
Cette évolution a été menée à
son terme et à sa perfection par le Christ. Theissen se risque
à exprimer la christologie dans le langage évolutionniste.
Lapparition du Christ est leffet dune mutation qui
fait de Jésus un personnage unique et novateur. Non que le
Christ renie la tradition qui le précède mais il laccomplit
et lachève. Lévolution nabolit pas
le passé, elle le dépasse. Jésus a subi lapparent
échec de la crucifixion.Durant son bref ministère, il
a pris la défense des faibles, des malades, des pécheurs,
des étrangers. A la sélection, il a substitué
la solidarité. A la lutte pour la vie, lamour de toute
vie. Le Nouveau Testament affirme que le salut de lhumanité
réside dans un nouveau comportement, dans une conversion qui
rompt avec le vieil homme pour faire surgir lhomme nouveau.Lévolution,
au niveau humain, doit se poursuivre non sur le mode darwinien de
la sélection mais sur le mode christique de la solidarité,
sinon lhumanité risque un anéantissement correspondant
à ce que la Bible nomme le Jugement dernier. Lapôtre
Paul lavait dit, après Jésus : La loi tout
entière trouve son accomplissement en cette unique parole :
Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Mais si vous vous mordez
et vous dévorez les uns les autres, prenez garde : vous allez
vous détruire les uns les autres (Gal. 5:15)
Hélas, nous sommes loin davoir dépouillé
le vieil homme animal, agressif et charnel. Jésus nous en montre
le chemin. Chaque avancée sur ce chemin équivaut, pour
nous aussi, à une mutation qui tient du miracle.
En situant la Bible dans le dynamisme de lhistoire, la théorie
de lévolution permet de comprendre pourquoi lon
peut trouver des contradictions et des antagonismes aux divers stades
de cette évolution qui constitue néanmoins un ensemble
englobant. LAncien Testament nest pas périmé.
Il est, selon lexpression paulinienne un pédagogue
pour nous conduire au Christ (Gal. 3:24)
On comprend aussi pourquoi nous sommes nous-mêmes des êtres
contradictoires. Nous sommes des mutants dont lévolution
reste toujours en cours.Je ne crois pas avoir atteint la perfection
mais je cours. (Phil. 3: 12)
Dieu dans lévolution
Dieu nest-il, dès lors, quune idée qui
change et qui évolue au gré du développement
de la pensée humaine ? Dieu nest-il pas une réalité
en soi ?
Avec la Bible et selon la foi chrétienne, G. Theissen ne
cesse daffirmer que Dieu est la réalité en soi,
la réalité ultime dont tout ce qui existe tire sa vie
et sa structure. Lévolution est une approche tâtonnante
de cette réalité dernière, une adaptation faite
de réussites et déchecs. Theissen parle dune
expérience de résonance. Les êtres ont la faculté
de faire résonance, de faire écho à la réalité
qui les transcende, de se mettre en harmonie avec elle.
Lil est un bon exemple de cette adaptation. Lil
ne sest pas fait tout seul.Il ne serait pas né dans un
monde de ténèbres. Il est une création de la
lumière qui a sensibilisé lépiderme durant
des millions dannées. Lil sest perfectionné,
il a évolué à travers dinnombrables mutations
pour toujours mieux percevoir la lumière. Mais cet exemple
montre aussi que la lumière est une réalité en
soi que lil ne perçoit quimparfaitement.
Les rayons infrarouges ou ultraviolets lui échappent.
Ainsi Dieu trouve un écho en lhomme. Il lui donne une
sensibilité et des organes qui le devinent. Ces organes peuvent
se perfectionner, la connaissance de Dieu évoluer ou se perdre.
Dieu a trouvé en Jésus la plus grande résonance.
Jésus a connu et fait connaître que Dieu est Amour. Lhomme
na de chance de salut, de bonheur, de survie que dans la mesure
où il saccorde à cet Amour.
Gaston
Deluz