Christian
Sandré
Pendant des lustres, laffirmation
dun dieu unique, tant au sein du Judaïsme que du Christianisme,
a trouvé sa source dans lénoncé dune
altérité radicale du Dieu dIsraël en regard
des autres religions. La critique moderne a sérieusement ébranlé
cette conviction en faisant apparaître limportance des
influences venues des civilisations qui ont côtoyé les
Hébreux ou qui les ont subjugués (Egypte, Assyrie, Canaan,
etc.).
Elles ont été combattues avec virulence, et par la-même,
reconnues. Les plus récentes, liranienne et lhellénique,
ne sont pas les moindres, dans la mesure où elles ont profondément
déterminé le discours théologique du Judaïsme
tardif et conséquemment du Christianisme, jusques y compris
la pensée orthodoxe des Pères de lEglise.
Cette empreinte est particulièrement repérable dans
le développement dun quasi-dualisme faisant de Satan,
à lorigine simple exécutant de Dieu quand il soppose
aux projets de lHomme1, un antidieu, à limage du
combat opposant Ormuzd à Ahriman.
Et que dire de la persistance, en Europe, des mythes et figures
divines issus des religions celtique et germanique, qui, après
que lEglise ait vainement tenté de les éradiquer
de la conscience et de la culture, seront lobjet dune
récupération aux forts relents de syncrétisme.
A ce compromis de lEglise chrétienne répondait
le repli du Judaïsme autour dune identité religieuse
qui se voulait radicalement spécifique, intangible dans le
fond comme dans la forme.Etait-ce là léchec du
monothéisme confronté à lenracinement du
polythéisme, ou bien linadéquation de la prétention
à une altérité radicale ? Un début de
réponse à cette question essentielle se trouve dans
la mise en lumière par G. DUMEZIL de lidéologie
tripartite dans lensemble des religions indo-européennes,
mais aussi dans les récents travaux de J. LAMBERT qui font
apparaître des structures ou des figures de même type
dans nombre de récits tant dans lAT que dans le NT. Enfin,
la poursuite de cette approche au cur du NT et de la théologie
patristique confirme le bien-fondé du postulat, repoussant
ainsi ailleurs la recherche de la spécificité judéo-chrétienne.
Elle démontre une fois de plus la fragilité - pour ne
pas dire linanité - des dogmes circonstanciels et hâtifs,
malmenant fortement la barbare certitude du théologiquement
correct.
1. Le sacré tripartite ou le dieu distribué
La sphère du divin, dans les religions indo-européennes,
se présente sous le jour dune structure tripartite. Mais
il faut bien comprendre quil ne sagit pas là de
strates étanches lune à lautre. Il nest
question que de mettre en évidence les trois fonctions fondamentales
constitutives du divin : régalienne, militante, fertilisatrice.
Chaque divinité relève dune des trois fonctions,
mais possède un, voir deux aspects des autres fonctions.Ainsi,
chaque figure divine représente plusieurs aspects dun
même divin. Cette unité dans la diversité sinscrit-elle
dans la notion de polythéisme ou de monothéisme polymorphe
?Qui plus est, limage du divin ne se lit pas dans lindividu,
mais dans le groupe indéfectiblement solidaire. On ne sétonnera
pas que la société où sexercent ces croyances
soit organisée selon le modèle de référence
(Roi-prêtre, combattant, pasteur-agriculteur). Cette grille
peut sillustrer ainsi :
A. Fonction régalienne (Zeus) = règne dans les cieux
- aspect militant (Esus) = combat avec sa massue
- aspect fertilisateur (Thor) = dieu de lorage, fertilise
par la foudre et la pluie.
B. Fonction militante (Mars) = dieu de la guerre
- aspect régalien (Athéna) = divinité tutélaire
de la cité-état
- aspect fertilisateur (Poséidon) = combat par la puissance
tridentale et contrôle la vie marine en chevauchant le dauphin,
symbole de la matrice.
C. Fonction fertilisatrice (Venus) = déesse de lamour
- aspect régalien (Artemis) = dispensatrice du lait nourricier
et divinité tutélaire de la cité (e.g. : Ephèse)
- aspect militant (Epona) = posture équestre de combat (contre
la stérilité)
Même si les trois fonctions sont solidairement imbriquées,
il est clair quil en ressort une hiérarchie de valeurs.
Cest limpide à lexamen de lorganisation de
la société, mais aussi à létude
des mythes disponibles. Cette sujétion et les luttes pour la
briser font la trame des mythes du héros civilisateur qui se
pose en modèle pour la société. Cest le
cas dHercule ou de Jason. Mais leur audace sera punie par les
dieux jaloux de leurs prérogatives. Ainsi en va-t-il pour Tantale,
Prométhée ou Loki, considéré comme un
perturbateur de lordre cosmique. Cette tendance au débordement
de lordre divin immuable est présentée comme luvre
de ces demi-dieux, relégués aux tâches subalternes
et ingrates, ce qui explique quils apparaissent souvent sous
laspect de personnages difformes et repoussants, en particulier
des nains (Trolls et Korrigans). Mais ils compensent cet handicap
par lintelligence et la ruse (Alberon), leur habileté
sexprimant souvent dans le métier de forgeron (Nibelungen).
Lautre aspect que revêtent ces contestataires ambitieux
est la gémellité au sens large. Il ne sagit pas
toujours de jumeaux stricto sensu comme Castor et Pollux, mais dun
couple au sens large ou lambition partagée2 se heurte
au conflit de la rivalité (Romulus et Remus). Ces derniers
illustrent bien le rôle fondateur de la cité qui leur
est attribué, lui donnant leur nom au passage.
La démarche de débordement qui les anime peut se résumer
ainsi : sintroduire au banquet céleste où festoient
les dieux et dérober le SOMA, élixir de vie éternelle,
afin de partager leur condition divine de souveraineté.
J.Lambert rend bien compte de cette complexité quand il parle
du dieu distribué.
2. Le sacré unifié ou le dieu reconstitué
Les triades divines ne sont pas rares chez les Sémites. Quon
pense à la triade hatréenne3, à celle de la Mecque
au moment de la prédication de Mahomet, ou tout simplement
aux panthéons phénicien et cananéen. Là,
EL, le grand dieu ouranien (deus otiosus) y exerce la fonction régalienne,
tandis que BAAL milite sur terre, et que la parèdre occupe
la sphère de la fertilité (Hawwat, par exemple).
LAT nous livre cette structure sous un aspect résiduel
de mythe éclaté et refondu.Eve (Hawwah), de déesse,
déchoit au rang de femme primordiale, tandis que EL reste le
dieu à la fonction régalienne auquel le culte est rendu
sous des aspects différents selon les lieux (EL Elyon, El Shaddaï,
El Roï
), un peu à la manière dont se pratique
le culte de dulie à la Vierge Marie (Notre Dame de ceci ou
de cela).
Quant à YHWH, il prend la place de BAAL comme dieu militant
et national, ce qui explique la virulence de laffrontement entre
les partisans de lun et de lautre.
Cest bien la fonction militante quil incarne, combattant
pour son peuple, de lexode à la conquête de Canaan
par les Juges. Ce nest que plus tard, avec la rédaction
de Genèse 1 quil reprendra à son compte et la
fonction régalienne de EL, dieu créateur, et la fonction
fertilisatrice de la parèdre féminine en dispensant
son esprit de vie (RUAH est féminin). A lissue de ce
long parcours, laspect monothéiste de la religion dIsraël
apparaît comme suit : YHWH, le dieu un cumule et récapitule
les trois fonctions fondamentales =
- a) il est roi des cieux et seul roi.La vive polémique
contre la monarchie illustre cette jalousie de la prérogative
divine (EL Qana, le dieu possessif).
- b) il est le militant qui mène les combats de son peuple
; cest un dieu guerrier qui simplique en personne (C.
Sepher milhamot in Nb.21 ; 14)
- c) il dispense la fertilité en créant les espèces,
en brisant la stérilité (Sarah), en promettant une
descendance prolifique (Abraham)
Dès lors, la prétention au dieu unique se fonde sur
la récapitulation des trois fonctions, sans quelles perdent
leur aspect spécifique ou quelles soient confondues.
Le dieu reconstitué est un dieu qui se distribue en bloc.
3. Le sacré trinaire ou le dieu redistribué
Avec le NT, une nouvelle répartition des trois fonctions
se met en place de manière implicite ou explicite selon les
textes. La fonction régalienne du Père est mise en exergue
dans loraison dominicale. Jésus, lui, se présente
comme le militant venu allumer un feu et générer une
guerre des idées. Quant à lEsprit, il a pour fonction
de fertiliser la prise de parole ou de mettre en uvre lengagement.
Cette répartition trinaire des fonctions sera reprise, redéfinie,
reinterprétée par la primitive Eglise jusquà
culminer dans la théologie trinitaire issue des conciles des
IV° et V° siècles. Cette théologie illustre
la tentative tardive de concilier le dieu un (reconstitué)
et le dieu trinaire (redistribué). Cest un compromis
culturel entre lorthodoxie juive définie à Jamnia
et la pression de lenvironnement hellénistique (indo-européen),
les deux approches étant alors conçues comme totalement
étrangères lune à lautre.
Mais comment ignorer linfluence quasi constante des schémas
religieux ambiants du Proche-Orient ancien, et surtout de lapport
considérable de lIran et de lHellénisme
dans le Judaïsme post-exilique ? De très nombreux textes
en sont les témoins, que ce soit dans la structure du syntagme,
le choix du paradigme ou la typologie symbolique des personnages.
4. Héros emblématiques et frères ennemis
Le livre de Tobie relate la quête du baume, du SOMA, cette
substance qui ouvre les yeux et permet de voir, de connaître
comme les dieux (Asmodée = Aeshma deva, nous avons vu dieu).
Dautres éléments iraniens sy trouvent, en
particulier le chien qui suit (Tobie 6;1). En effet, le chien, animal
impur et méprisé chez les juifs (Pr. 26 ; 11), représente
le double du Moi, lâme jumelle chez les Perses.
Le récit de Suzanne est encore plus explicite : cest
lhistoire de la tentative de vol du SOMA au Pardesh (Paradis),
le pendant du jardin des Hespérides ou dEden. Dans tous
les cas, cest un lieu clos, protégé, gardé,
où se trouve le précieux liquide ou fruit défendu.
Les deux vieillards qui incarnent ici le rôle des jumeaux, verront
leurs projets déjoués et seront châtiés,
à linstar dAdam et Eve expulsés du jardin
ou de Loki chassé du banquet dOdin.
De célèbres figures emblématiques incarnent
la militance triomphante, de Déborah à Judith en passant
par les Walkyries. Leur militance exprime un aspect fertilisateur
dans la mesure où leurs exploits sont cause de survie ou de
résurrection pour le groupe quelles défendent.
Un autre cas de figure émerge régulièrement au
long des textes : le héros confronté à son rival,
son frère ennemi, qui devra périr ou seffacer
dans le meilleur des cas (exil, second rôle accepté).
Il en va ainsi de Caïn et Abel, Jacob et Esaü, Isaac et
Ismaël, Moïse et Aaron. Un mythème récurrent
consiste à présenter le plus faible doublant le plus
fort ou laîné par la ruse. Ainsi en va-t-il de
lélection de David et de sa victoire sur Saül, de
Joseph et de ses frères, de lambition partagée
de Jacques et Jean, fils de Zébédée (Mt 20,20
ss), des conflits dautorité entre les rivaux Pierre et
Paul dune part, Paul et Jacques, le frère du Seigneur,
dautre part.
Il nest pas extravagant dy inclure Jésus et Jean-Baptiste
à la lumière des incidents entre les tenants de lun
et de lautre.
Droit daînesse, de succession, rivalités de personnes
ou didées, ambitions contrariées, jalousies, gisent
au cur de cette course à la quête du SOMA, au pouvoir
du statut divin. A cet égard, la proposition de J.Lambert dy
rapporter le conflit entre Judas et Jésus est très intéressante
et assez convaincante.
5. Du fantasme de puissance au désir partagé
Ce qui caractérise les efforts des nains, des jumeaux et
autres héros est la quête de la divinité, laquelle,
si elle néchoue pas, reste éphémère.
Cest limpossible changement de nature, linaccessible
divinisation qui se révèle. Cest la quête
du Graal introuvable, de la pierre philosophale hors datteinte.
Or, la saga de Jésus brise linterdit par une feinte
suprême : alors quon le croit mort, puni sur la croix
davoir revendiqué laccès au banquet céleste
(blasphème !), le voilà qui ressuscite et accède
au SOMA de la vie éternelle sanctionnée par une apothéose
(= divinisation agréée) de type ascensionnel (ouranobasie).
Première spécificité.
Cette quête du divin chez Jésus est très particulière.
En effet, le récit de sa tentation en est la matrice. Ce récit,
ô combien tripartite, fait germer dans son esprit le désir
de maîtriser les fonctions régalienne, militante et fertilisatrice,
auquel il ne cède pas, sachant trop à quoi cela aboutit,
comme lillustrent les mythes de Sisyphe, Prométhée
et Tantale.
Au lieu dinitier une quête désespérée
du divin pour lui-même, il va choisir la démarche inverse,
à savoir lirruption du divin dans lhumain, au cur
du réel. Le SOMA, nectar indicible, devient du vin, la nourriture
des dieux le pain partagé de tous les jours. La Cène
est à cet égard lanti-banquet céleste,
puisque lexceptionnel y devient banal. En ramenant le divin
à hauteur dHomme, il le rend accessible.Quand il précise
quil participera ensuite au banquet du Royaume (des Cieux),
il fonde que limitation de lacte sacré, en le profanant,
mêle indéfectiblement le sacré au profane, le
divin à lhumain.Du coup, tandis que les nains forgeaient
en cachette dans les profondeurs de la terre des armes aussi redoutables
quinutiles pour un combat perdu davance, les croyants,
ces petits, maladroits, forgent à grandpeine une communauté
où la parole et le geste partagés changent la condition.
Deuxième spécificité.
Nous avons mesuré à quel point le dieu distribué
marquait cette limite infranchissable entre le divin et lhumain,
par le biais de la séparation entre le sacré et le profane,
le pur et limpur. Au point que la société humaine
nen avait la perception quen reproduisant son organisation
politique et sociale à limage dun en-haut
inaccessible. Le dieu redistribué est si imbriqué dans
lhumain que la société qui résulte de cette
approche montre un autre visage que celui dun monde de castes,
de classes ou de catégories sociales rigides, enfermées
dans des fonctions et un devenir tracés davance. Par
contre, limbrication implique une mouvance permanente, des groupes
aux contours flous et toujours provisoires. Parce quil ny
a plus ni sacré et profane, ni pur et impur, il y a possibilité
dune Humanité ouverte et évolutive. Dimitateur
du sacré dans le sacrifice, lHomme devient partenaire
de Dieu dans la parole qui circule et solidaire de ses congénères.
de figurant il devient acteur et co-scénariste. A Dieu la fonction
de régulation, à lHomme la militance pour un projet
concocté dans lEsprit fertilisateur. Troisième
spécificité.
Deux mondes religieux ont été comparés. Leurs
points communs sont bien plus nombreux et plus importants que ce que
limage commode et confortable dune altérité
radicale a tenté de faire croire. Trois systèmes dont
notre culture est empreinte ont été confrontés.
Deux dentre eux se présentent en tant que réponse,
le troisième en tant que questionnement.
De fait, même si le champ dinvestigation qui nous occupe
ici reste encore largement à explorer, il nous pose dès
à présent des questions induites par le phénomène
de la règle de trois. En voici déjà
trois :
- Les prétendues spécificités du judéo-christianisme
sont-elle aussi étrangères aux autres cultures religieuses
quon le prétend souvent ?
- Quel est le rapport entre lidéologie religieuse
et notre société ?
- Comment rendons-nous compte avec cohérence et crédibilité
de lespérance passée au crible de la connaissance
?
Christian
Sandré
1 Nb. 22 ; 22 La fonction de lange et de barrer (Satan)
le chemin
2 Cette acuité intellectuelle et spirituelle tend à
les marginaliser (Cf. Eldad et Modad, Nb. 11 ; 26)
3 Hatra, cité du désert, priait ainsi sa triade
: Le Seigneur, notre Dame et leur fils.
Bibliographie
J. LAMBERT - Le Dieu distribué Paris - 1995
G. DUMEZIL - Lidéologie tripartite des Indo-Européens
- Bruxelles 1958
G. DUMEZIL - Les dieux des Germains - Paris 1959
G. DUMEZIL - La religion romaine archaïque - Paris 1966
H. RINGGREN - La religion disraël - Paris 1966
J. DUCHESNE-GUILLEMIN - Les religions de lIran ancien
- Paris 1962
J. de VRIES - Keltische Religion - Stuttgart 161