Jean-Paul
Sorg
Un lien étroit apparaît
immédiatement entre l’écologie, dans ses représentations
les plus vagues, et l’idée de respect de la vie, que Schweitzer,
historiquement, a été le premier à formuler telle
quelle et a élevé à la hauteur d’un principe
éthique. L’écologie tout entière, dans toutes
ses composantes, manifeste l’exigence que les hommes respectent
la vie. Sous «vie» on entendra plus précisément
et plus fréquemment la nature, l’environnement. L’écologie,
au sein de notre civilisation moderne pénétrée
de technique, c’est le souci assez répandu, mais inégalement
partagé tout de même et diversement vécu, de protéger
la nature…
L’état de l’écologie, aujourd’hui
(Extraits)
Selon Jean-Marie Pelt, le XXe siècle n’aura fait que
répéter et mener jusqu’à leur épuisement
les idéologies morales et politiques du XIXe siècle:
eschatologie communiste, socialisme, libéralisme, industrialisme.
La seule conception du monde vraiment nouvelle et susceptible d’inspirer
la construction d’une «autre» civilisation, plus
harmonieuse, plus humaine, serait l’écologie. Son histoire
ne compte à la fin de ce siècle qu’une trentaine
d’années, mais elle paraît déjà très
riche et mouvementée. Née au début des années
70 dans différents pays, elle a été imprégnée
des diverses sensibilités, craintes et illusions de son temps.
Elle n’est pas, contrairement à ce qu’on imagine
parfois, un enfant de Mai 68. Elle est apparue et s’est affirmée
un peu plus tard, en portant une autre morale, d’autres idéaux
et d’autres soucis que ceux qui avaient été exprimés
en 68 sur les murs de Paris et fait fureur sur les campus. C’était
la guerre froide encore: la course aux armements, moralement scandaleuse
et stratégiquement indéfendable, perdurait. Une apocalypse
nucléaire n’avait rien d’impossible. Et dans cet
horizon, le lancement d’un programme d’énergie nucléaire
dite pacifique effrayait. On prenait conscience tout à coup
de certaines absurdités, vanités et irresponsabilités
de la croissance industrielle. Les acteurs de Mai 68 avaient demandé
plus de développement, une libération des forces créatives
de la technique et une libération morale - qu’il soit
interdit d’interdire! - à la hauteur de la modernité
atteinte. La pensée écologique, au contraire, remettait
en question cette modernité, qui dissolvait toutes les traditions,
se moquait de toutes les formes de piété, ne respectait
rien, et elle refusait cette fureur économique qui sans vergogne
rompait les équilibres anciens, épuisait les ressources
de la planète et détruisait la nature. L’esprit
révolutionnaire de Mai 68, que faisaient souffler encore les
théories marxistes léninistes, maoïstes, sans qu’on
se doutât que ce serait leur dernière tempête,
leur dernière grande représentation, ce vieil esprit
qui remontait donc au XIXe siècle et l’esprit de l’écologie
s’opposaient en fait sur l’essentiel, mais une grande partie
des militants de l’écologie, les plus virulents, entretenaient
pour leur cause l’énergie et les illusions révolutionnaires
du gauchisme de 68 qui mettra longtemps à se racornir.
Ainsi les mouvements ou partis écologistes des années
70 s’affichaient-ils radicaux, avec le projet de révolutionner
la civilisation, de changer rien moins que... la vie. Leur mentalité
dominante était de tournure eschatologique, donc religieuse.
C’était tout ou rien. «Changer ou disparaître»
. La vie ou la mort. «L’utopie ou la mort» . Écologie
et survie. C’est-à-dire l’écologie ou la fin
du monde. En résonance, on entendra l’avertissement de
Schweitzer «Paix ou guerre atomique», qui date de 1958.
L’écologiste, alors, se pensait à part, se sentait
à part. Son parti n’était pas un parti politique
comme les autres. Il ne pouvait et ne voulait pactiser avec aucun
autre parti. L’écologie n’était pas à
marier. L’écologie n’était pas à vendre.
L’écologie n’était ni de droite ni de gauche.
Mais au-delà. L’écologie portait en elle les éléments
d’une nouvelle civilisation, qui sauvera l’humanité,
la planète. Post-industrielle et postmoderne, elle sera douce,
conviviale, à échelle humaine, sans titanisme et sans
péché, réconciliée avec la nature, small
y sera beautiful ...
Dans sa brève histoire d’à peine un quart de
siècle, le «mouvement» écologique aura déjà
traversé différentes phases, semblables à celles
que l’on reconnaît dans l’évolution des mouvements
religieux. La première phase apparente est celle de l’eschatologie,
pensée enthousiaste, ardente, fiévreuse. Comme fut la
pensée des premiers chrétiens. La fin du monde est proche,
repentez-vous, convertissez-vous. Si vous ne vous convertissez pas
tout de suite avec nous, ce monde s’abîmera dans des catastrophes
industrielles, nucléaires et chimiques, et l’humanité
n’entrera pas dans le nouveau royaume, nécessaire, de
paix, de raison et d’harmonie. Les grandes catastrophes annoncées
n’arrivant pas, ou, quand il s’en produisait, n’ayant
pas l’ampleur apocalyptique que l’on pouvait craindre, et
les gens, les gens continuant de vivre comme avant, de consommer comme
avant, de rouler comme avant, bon nombre d’écologistes
ont entamé un travail idéologique de déseschatologisation.
Abandonnant leur fondamentalisme premier (infantile?), ils sont
entrés en réalisme et ont construit un parti politique
solide, plus ou moins, un parti comme les autres, où se manifestent
des ambitions personnelles, des rivalités, l’inévitable
concurrence pour exercer le pouvoir. Bref, comme le christianisme,
par exemple, s’est établi dès les premiers siècles
dans une longue phase ecclésiale, où les compromis,
les adaptations au monde tel qu’il va sont une nécessité
et la conservation des pouvoirs acquis un impératif, l’écologie
s’est établie en politique, avec les stratégies
à mener, le jeu des alliances à conclure, tantôt
à gauche, tantôt peut-être à droite, les
équilibres au centre...
Si l’écologie s’est déseschatologisée,
par la force de l’histoire, et si sa politique, sa conduite publique
est devenue réaliste et pragmatique (si elle s’est guérie
de sa maladie infantile, le gauchisme, et si elle est devenue adulte...),
elle risque de donner tôt ou tard dans l’opportunisme,
elle va s’affadir, trop se compromettre avec les puissances et
elle perdra sa sincérité. Elle: ses représentants
du moment, ses chefs et ses cadres. C’est la règle. Il
lui faudra alors, la nécessité s’en fera sentir,
elle se fait sentir, il lui faut donc se réformer, comme a
fait le christianisme au cours de son histoire et comme il continue,
comme le socialisme plusieurs fois a fait et il continue..., et se
réformer veut dire revenir aux sources ou dégager de
telles sources et ces sources (nous sommes dans la métaphore,
bien sûr, comment penser autrement?) sont morales, spirituelles.
Elles sont pures. La réforme est un mouvement de purification
et de vérification, de rétablissement des vérités
élémentaires. Et là, dans cette phase morale,
après celle de l’inspiration eschatologique et celle de
l’établissement politique (ces phases pouvant certes se
mélanger ou pouvant constituer des moments, des tendances contemporaines
- le schéma hegelien des trois phases n’est qu’une
commode méthode d’exposition d’une réalité
complexe, toujours hétérogène...), là,
tout de même, et peut-être mieux qu’à d’autres
moments, l’introduction d’une pensée éthique
philosophiquement élaborée et cohérente, comme
celle de Schweitzer, avec des principes bien affirmés, pourrait
jouer un rôle utile; une telle pensée pourrait être
entendue, contribuer au travail de réformation et apporter
de nouvelles énergies, fussent-elles spirituelles ou justement
spirituelles, car l’esprit, la pensée est pour l’action
une énergie. La détermination éthique, estimerons-nous,
est plus radicale et une plus solide fondatrice de l’action que
l’espérance (l’illusion) eschatologique.
Dégrisés, nous portons au crédit des actuels
partis écologistes leur réalisme, mais les écologistes,
qui devraient sur le front du respect de la vie former une avant-garde,
et nous tous, sommes-nous aujourd’hui vraiment à la hauteur
des problèmes que notre mode de vie et notre mode de production
industrielle ont créés sur la planète?…
Ce n’est que sous la pression des menaces ou des drames avérés,
lorsqu’ils ont le couteau sur la gorge, que les hommes s’engagent
et acceptent des sacrifices, pour résoudre des problèmes
généraux concernant l’humanité entière
ou impliquant une cause aussi abstraite que la préservation
de la vie sur la planète. Ils ne seront prêts à
respecter la vie - concrètement, un site sensible, l’Antarctique
ou l’Amazonie, une vallée, un biotope particulier, une
espèce animale, les baleines, les éléphants -
que dans la mesure où ils auront compris (et où il leur
aura été démontré) que c’est là
leur propre intérêt d’humains, car en détruisant
la nature ils ruinent une base de leur propre existence ou du moins
portent atteinte à leur qualité de vie et à celle
de leurs descendants. Ils n’entendent qu’un langage, celui
de leur intérêt, et c’est bien également
le langage de la raison, du calcul. C’est ce langage qu’il
faut parler si l’on veut convaincre et obtenir les changements
de comportement nécessaires. Seule une petite minorité,
parmi les puissants, aura l’inconséquence de s’écrier:
continuons à exploiter et à détruire, après
nous le déluge! Une action écologique, dans le sens
du respect de la vie, sera ainsi, pour employer les notions de Kant,
une action conditionnelle ou conditionnée, subordonnée
à un intérêt bien compris et bien calculé,
les avantages escomptés l’emportant sur les inconvénients
et les sacrifices consentis. Ladite morale de l’intérêt
ne serait-elle pas la seule règle morale, la seule morale réelle,
suffisante pour la survie de l’humanité? Il est permis
d’espérer que les hommes sauveront leur vie - et la vie
de la terre - parce qu’ils auront compris à temps (in
extremis) leur intérêt général, l’intérêt
de l’espèce.
Ainsi arrivera-t-il que l’on décide des actions qui,
heureusement, seront conformes au principe du respect de la vie (de
la nature, de la terre), sans qu’elles aient été
véritablement inspirées ou commandées par ce
principe. On aura obéi alors à un impératif seulement
hypothétique. Exemple kantien: le commerçant qui est
honnête avec ses clients pour ne pas les perdre, et non par
pur devoir.
Pour Schweitzer, dans l’éthique pure, le respect de
la vie est éprouvé comme un impératif catégorique,
qui n’a d’autre fin que la vie elle-même, la vie en
soi et la vie de cet être particulier - que ce soit une araignée,
une mouche, un chat, un homme blessé, un enfant abandonné
- que j’ai rencontré sur... mon chemin et qui de ce fait
me concerne, me regarde. La parabole du bon Samaritain ne dit pas
autre chose (sauf qu’elle ne concerne que le rapport de l’homme
avec un autre homme qui, quel qu’il soit, doit toujours être
considéré comme «prochain»).
L’éthique schweitzerienne du respect de la vie, ses
fondements philosophiques
Schweitzer a raconté dans Ma vie et ma pensée (1931)
comment lui était venue son idée fondamentale de respect
de la vie. C’était sur le fleuve Ogooué, dans la
lumière du soleil couchant, à la vue d’un troupeau
d’hippopotames que le bateau avait dérangés et
dispersés. «Soudain, sans que je l’aie pressentie
ou cherchée, l’expression Ehrfurcht vor dem Leben s’imposa.
La porte d’airain avait cédé. La piste était
apparue à travers le fourré. Je savais maintenant que
la conception du monde qui nous incline à dire oui au monde
et oui à la vie, avec tous les idéaux de civilisation
qu’elle porte, se trouve fondée dans la pensée.»
Page célèbre, devenue une référence obligée.
L’éthique schweitzerienne, semble-t-il, a là son
point d’origine, fixé à la biographie.
Anecdote ou légende: à quelqu’un qui lui avait
demandé quel rôle il fallait accorder aux hippopotames
dans sa découverte du principe du respect de la vie, Schweitzer
aurait répondu, avec humour: «Simple garniture de viande»!
Et pourtant, on dirait bien, d’après le texte, que ces
grosses bêtes lui avaient en quelque sorte soufflé ces
mots. Si des animaux d’apparence aussi incongrue que les hippopotames
existent dans ce monde, la vie doit bien avoir un sens. Leur existence
a du sens, puisqu’ils sont là. A fortiori, l’existence
de l’homme. L’être-là de l’homme. Das
Dasein...
Pour lui rappeler sa toute puissance, l’Éternel, du
milieu de la tempête, montre un hippopotame à Job et
lui dit: «Voici l’hippopotame, à qui j’ai donné
la vie comme à toi!» Comme! L’hippopotame est comme
l’homme ou l’homme comme l’hippopotame, effet, l’un
et l’autre, de la volonté de Dieu, «image de Dieu»...
Dit philosophiquement: avec cette obstination à vivre (ou
cette énergie) que montrent tous les vivants, le phénomène
de la vie doit correspondre à une sorte de volonté cosmique
qui parcourt l’univers. Nous n’en connaissons pas la raison,
ni les origines ni la destination. Mais nous y participons, nous en
faisons partie. À l’évidence, nous n’en sommes
naturellement pas la cause, ni la fin. Il n’est donc que juste
(logique) que nous respections cette vie, en nous et autour de nous,
telle qu’elle fonde notre propre existence et telle qu’elle
nous dépasse infiniment. Ce respect est pénétré
de vénération (Verehrung) et de crainte (Furcht), car
nous n’y comprenons rien; nous ne savons pas le pourquoi de la
vie ou de l’existence (ni d’ailleurs le comment!). Nous
savons que nous ne savons rien! Nous ne comprenons pas pourquoi il
y a quelque chose plutôt que rien. Élémentaire
et néanmoins des plus complexes, ce sentiment de respect de
la vie apparaît de nature mystique, nous ne le maîtrisons
donc pas, mais de son côté la raison est capable de l’établir
comme une conclusion ou une conséquence qui s’impose logiquement
(denknotwendig).
Mystique et poétique, esthétique, l’émotion
qui avait saisi Schweitzer à ce moment-là, en apercevant
brusquement ces hippopotames entre eaux et forêts, dans l’immensité
d’une nature vierge où l’être humain, troublé,
angoissé, le souffle coupé, se sent comme un étranger.
Soudain, avec une acuité rare, il a fait là l’expérience
de la beauté du monde, de sa sublimité à la fois
de terreur et de magnificence. L’éthique du respect de
la vie s’est formée dans un rapport esthétique
au monde. Ce que nous respectons, vénérons, admirons,
c’est la beauté, c’est elle qui nous saisit, nous
transporte et nous laisse interdits, sans voix, sans intelligence,
frappés de stupeur. La beauté du monde: quatrième
preuve de l’existence de Dieu. Dieu existe parce que le monde
est beau (parce qu’il nous paraît beau...). Dieu a créé
le monde et il a créé l’homme pour que le monde
apparaisse quelque part dans sa beauté et sa gloire, pour qu’il
soit contemplé et loué. L’écologiste pur
et... doux est un homme sensible à la beauté du monde.
Il souffre de le voir abîmé, ne peut supporter qu’on
lui porte de tels outrages. Toute atteinte à la beauté
est un attentat, une violence. Apprenons avant tout aux enfants la
beauté du monde, par des leçons de choses, et ils auront
à coeur de la préserver, ils deviendront des écologistes.
L’écologie sera leur culture. Comme les Souvenirs de mon
enfance, rédigés en 1924, l’attestent, l’enfant
Schweitzer a connu à Gunsbach, au contact quotidien avec la
nature, des émotions esthétiques très vives qui
souterrainement ont préparé en lui l’éclosion
à l’âge adulte de son éthique du respect
de la vie. Ne pas négliger, pour comprendre cette éthique,
la composante artistique de la personnalité de Schweitzer.
Le respect de la vie dans un texte de 1912
On a toujours cru, sur la foi du texte de Ma vie et ma pensée,
que c’est en ce soir de septembre 1915, et dans les circonstances
africaines qu’il prit tant de soin à décrire, que
Schweitzer avait découvert (littéralement) sa formule
du respect de la vie, mais nous savons maintenant, grâce à
la publication récente (en 1998) des Straßburger Vorlesungen
, qu’il l’avait déjà employée dans
un des derniers cours qu’il donna en 1912 à l’université
de Strasbourg, avant de s’apprêter à partir pour
Lambaréné. C’est pour le biographe une chose étonnante.
Il faudrait supposer que Schweitzer a développé une
première fois cette idée en passant, sans s’y attacher
fondamentalement, et qu’il l’a oubliée par le suite.
C’est vraisemblable. Elle lui est «revenue» plus
tard, dans un contexte tout différent, et il ne l’a pas
reconnue. Mais ce qui ne peut manquer de surprendre, c’est que
dans son texte de cours de 1912 il avait déjà donné
à cette idée une élaboration philosophique assez
poussée. Rétrospectivement, on y découvre déjà
les grands traits de l’éthique schweitzerienne, telle
qu’elle sera exposée dans son ouvrage de 1923 (La civilisation
et l’éthique), y compris l’articulation si essentielle
de l’idée de respect de la vie à l’idée
de responsabilité. Qu’on en juge:
«Ce qu’est la vie demeure pour nous non seulement une
énigme, mais un mystère - nous n’en savons quelque
chose que par intuition et sommes infiniment éloignés
de pouvoir créer artificiellement de la vie à partir
des forces physiques que nous maîtrisons. De là le respect
pour la vie, un sentiment qu’il arrive même au matérialiste
le plus convaincu d’éprouver lorsqu’il évite
d’écraser un ver de terre sur la chaussée ou d’arracher
sans raison une fleur. Et ce respect est la note fondamentale de toutes
les civilisations - en lui réside la grandeur de la civilisation
hindoue. Il est difficle à un citadin qui a grandi entre des
murs de parvenir à la vraie humanité: il n’a jamais
vécu avec la nature, dont il n’a jamais senti l’unité,
il n’a jamais rien entendu des soupirs de la créature!
Ce n’est que dans un long contact avec la nature animée
qu’émerge l’idée que chaque être vivant
est irremplaçable dans la chaîne de la vie - et en même
temps que cette idée s’éveille un sentiment de
responsabilité envers tout ce qui vit et se développe,
et puis enfin s’impose aussi l’idée que le sens de
l’existence du vivant se montre plus nettement, avec plus de
perfection, dans les formes évoluées de la vie, et en
premier lieu, bien sûr, chez l’homme, que dans toutes les
autres. Ici il faut bien constater un échec de la philosophie
hindoue: elle reste désemparée à la vue du combat
que les êtres vivants mènent les uns contre les autres,
les uns ne pouvant subsister qu’au détriment des autres,
en les tuant. Mais à nos yeux un certain droit de détruire
de la vie n’est pas incompatible avec l’éthique dans
la mesure où en dépend la conservation de l’être
le plus élevé de la création. Cependant, nous
n’évitons pas une tension, un déchirement entre,
d’une part, le sentiment que toute vie est sacrée et,
d’autre part, la nécessité d’assumer la responsabilité
qui nous incombe en des circonstances variées de sacrifier
d’autres êtres à la cause de l’humanité;
l’être humain se révèle précisément
comme être supérieur aux autres vivants en ce que son
énergie pour survivre cesse d’être uniment l’effet
d’un instinct de conservation aveugle et qu’en détruisant
d’autres êtres il se sent néanmoins responsable
envers le tout.»
On a bien lu: En 1912 déjà, Schweitzer montre que
c’est en tant qu’elle représente pour nous une énigme
(ou, plus exactement dit, un mystère) que la vie appelle de
notre part un sentiment de respect. Il faudrait toujours, mentalement,
remplacer la formule banalisée de «respect de la vie»
par celle de «respect devant le mystère de la vie».
Dans ses essais réitérés pour expliquer, fonder
et justifier philosophiquement le principe éthique du respect
de la vie, Schweitzer navigue chaque fois entre deux niveaux, entre
sentiment et idée de la raison:
1) Le respect de (devant) la vie est saisi comme un sentiment naturel,
un affect, une disposition de la conscience humaine (une disposition
de l’être humain en tant qu’être conscient de
vivre et d’appartenir au règne du vivant). Comme tel,
ce sentiment, mélange de vénération, d’admiration
(au sens du XVIIe siècle ), d’étonnement et d’effroi,
est universel, il a toujours existé, il est contenu dans l’âme
humaine. Le philosophe, en l’occurrence Schweitzer, a donné
à ce sentiment en lui-même confus une expression, une
formulation distincte: Ehrfurcht vor dem Leben, crainte et tremblement
devant la vie, amour également de la vie, adhésion à
la vie. Ainsi en a-t-il tiré une idée, au sens premier,
comme chez Platon, de forme, forme visible, manifeste. Et de cette
«idée», il a fait un principe éthique, le
principe même de l’éthique, avec la force d’un
commandement («plus chargé de sens que la Loi et les
Prophètes» ).
2) Une fois posée et intuitionnée, l’idée
demande à être élaborée conceptuellement
et démontrée rationnellement. C’est le travail
du philosophe. Schweitzer s’y est appliqué, acharné
même (dans le chapitre XXI du tome 2 de sa Kulturphilosophie
et c’est tout l’effort du tome 3, resté inachevé).
Il importe d’établir l’idée par la raison,
d’y arriver par la voie de la raison, c’est-à-dire
une voie logique déductive. Ce que le philosophe veut, c’est
rendre l’idée logique et donc, comme Schweitzer dit souvent
«denknotwendig», afin qu’elle s’impose à
toute conscience qui réfléchit et raisonne; qu’elle
s’impose more geometrico, avec la même force (logique)
qu’une démonstration géométrique. De sorte
que tout homme qui pense puisse se persuader toujours à nouveau,
si besoin est, de l’obligation de respecter la vie. Que gagne-t-on
à la philosophie? D’un vague sentiment occasionnel, le
respect de la vie devient un principe dont on doit toujours pouvoir
retrouver les fondements logiques ou refaire la démonstration,
afin de renouveler, de reformer sa conviction. L’intelligence
(le logos) inlassablement retrempe la foi (morale).
Démontrer consiste à identifier, à ramener
l’autre au même, à établir une équation.
Toute la démonstration de Schweitzer tient dans l’égalité
établie entre ma vie comme vouloir-vivre et celle de tous les
autres vivants.
«De même que ma volonté de vivre renferme le
désir de continuer à vivre et la possibilité
d’une mystérieuse exaltation que l’on appelle le
plaisir; de même encore qu’elle renferme la peur devant
l’anéantissement et la possibilité d’une mystérieuse
dépression qui se signale en souffrances, de même toute
volonté de vivre, autour de moi, que je puisse en comprendre
les manifestations ou non.»
De là suit, conséquence, que j’ai à témoigner
à toute vie le même respect que j’ai pour la mienne.
Dans le langage de l’Évangile: Aime ton prochain comme
toi-même. Dans un langage devenu commun: Ne fais pas à
autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse. Ainsi l’homme
raisonne-t-il depuis toujours. Le propre de la raison est d’établir
partout, dans le royaume de la connaissance comme dans la pratique,
ces relations d’égalité et de réciprocité.
Les premières applications du principe du respect de la
vie
L’originalité (la singularité) de Schweitzer
est de considérer a priori que l’autre, le prochain, ce
n’est pas seulement l’autre homme, mais tout autre vivant,
une araignée, une mouche, un cafard aussi?, une fougère,
un brin d’herbe... Il étend immédiatement le principe
du respect à l’infini, sans frontières, envers
tout ce qui vit, sans faire de discrimination, sans admettre de hiérarchies.
Après avoir en amont fondé rationnellement le principe
du respect de la vie et l’avoir posé comme principe fondamental
de l’éthique, il donne, en aval, des exemples, dans le
souci didactique tout naturel d’illustrer sa «thèse»,
de la concrétiser. Et les premiers exemples de manifestation
du respect de la vie, qui lui viennent à l’esprit, se
rapportent aux plus petites choses, aux plus petits êtres, les
feuilles d’un arbre, des insectes, un ver de terre, une fourmi.
Nous lisons en effet dans la suite de son texte de fondation que «l’homme
pénétré de l’idée de respect de la
vie et pour qui la vie est sacrée en tant que telle... n’arrache
pas étourdiment des feuilles aux arbres ni des fleurs à
leur tige et il prend garde à ne pas écraser des insectes
en passant. Si par une nuit d’été il travaille
sous une lampe, il préférera laisser sa fenêtre
fermée et respirer un air lourd, plutôt que de voir une
hécatombe d’insectes aux ailes roussies s’abattre
sur sa table. Si en sortant sur la route après une pluie, il
y aperçoit un ver de terre qui s’est fourvoyé là,
il se dit que ce ver va dessécher au soleil faute d’être
remis à temps sur un sol meuble où il pourra s’enfouir:
il l’enlèvera donc du goudron fatal et le déposera
dans l’herbe. Si en passant devant une grande flaque il y voit
un insecte qui se débat, il prendra la peine de lui tendre
une feuille ou un fétu de paille pour le sauver.
Il ne craint pas de faire sourire de sa sensiblerie.»
Quelle est la portée de tels exemples? Leur valeur pédagogique?
Peut-être qu’ils laissent entendre que si notre attitude
de respect va jusqu’à ces êtres les plus humbles,
que nous avons spontanément tendance à rejeter dans
l’insignifiance, elle s’adressera également et d’autant
mieux à des êtres plus évolués (mais que
vaut ce jugement?) ou, croyons-nous, plus proches de nous et, bien
sûr, à ces êtres que nous sommes nous-mêmes,
les humains.
Respect des humains en tant qu’ils sont des êtres vivants
(qui veulent vivre parmi les autres vivants qui, de même, sont
animés de vouloir-vivre...), sans plus, sans aucune autre raison
fondamentale? Les hommes (et le respect qui leur dû), placés
sur le même plan - de la vie - que les animaux et que les plantes?
Cette équivalence passe mal. Schweitzer en avait conscience.
Il répondait qu’il fallait braver le reproche de sensiblerie
ou de sentimentalisme, quand on se préoccupe d’épargner
des souffrances aux bêtes. Image entrée dans la légende:
le Docteur Schweitzer, sur le chantier de son hôpital, se baissant
pour extraire quelques fourmis des trous où on s’apprêtait
à enfoncer les poteaux des nouvelles constructions... Mais
lorsqu’on applique ainsi le principe du respect de la vie, en
l’étendant à tous les vivants, sans faire aucune
différence, sans distinguer entre les gros et les petits, entre
des créatures «inférieures» et d’autres
«supérieures», cela ressemble fort à de
l’extravagance. Une éthique conséquente, quand
ses principes sont appliqués en toute logique, sans concession
aux réalités, peut-être en dépit du robuste
bon sens, prend toujours un aspect quelque peu extravagant, on le
remarque chez Kant et chez Lévinas, on le voit dans les Évangiles
- si quelqu’un te frappe sur la joue gauche, tends-lui sa joue
droite... Qui peut se comporter ainsi, comme un saint? Comme un innocent?
Un idiot? C’est aller plus loin qu’il n’est raisonnable
et que les réalités de la vie ne le permettent. C’est
se conduire d’une manière excentrique. L’homme commun
hausse les épaules, en sourit ou même s’indigne,
quand il se sent ainsi mis en question dans sa dure existence d’homme
contraint à lutter et à nuire pour survivre. L’homme
Schweitzer se montrait suffisamment réaliste pour utiliser
un insecticide puissant contre les termites qui envahissaient sa pharmacie.
Il maudissait les éléphants qui, la nuit, venaient piller
ses plantations. Et les chats croissant en surnombre sur le territoire
de son hôpital, il prit sur lui de noyer dans le fleuve des
portées de chaton. Mais en théoricien, sur un plan métaphysique
(dirais-je), il n’a jamais cédé à un anthropocentrisme
qu’il jugeait naïf, autant que le géocentrisme, erroné
et philosophiquement irrecevable.
Sachant qu’il se heurtait ainsi non seulement à l’élémentaire
bon sens, mais à des conceptions religieuses du monde, il s’en
est ouvert un jour à son ami Oskar Kraus, avec tout l’humour
qui convenait pour couvrir ce qu’il appela lui-même son
hérésie:
« Oui, cher ami, et vous pouvez tous m’étrangler,
si vous voulez, mais jamais je ne reconnaîtrai des différences
de valeur objectives entre les êtres vivants. Chaque vie est
sacrée! “Sacrée” signifie qu’il n’y
a plus rien au-dessus qui serait supérieur, comme on ne saurait
ajouter aucune autre vitesse à la vitesse de la lumière.
Les différences de valeur ne sont donc que subjectives, nous
les établissons à partir de certaines nécessités
pratiques, mais en-dehors de celles-ci elles n’ont aucun sens.
La proposition selon laquelle toute vie est sacrée ne peut
être dépassée. Sur ce plan je suis et je resterai
toujours un hérétique. C’est là une question
de principe, une de ces questions qui descendent jusqu’aux fondements
de notre conception du monde. Je te plains vraiment d’avoir pour
ami un gaillard tel que moi.»
De la difficulté de surmonter l’anthropocentrisme
Si, comme il est nécessaire, on essaye de traduire en termes
juridiques et d’inscrire dans la loi cette éthique du
respect de la vie, élargie sans discrimation à tous
les vivants, on en viendra logiquement à parler d’un droit
des animaux, d’un droit de la nature, d’un droit de la terre,
opposable aux droits de l’homme, c’est-à-dire à
la puissance de l’homme et la limitant. La terre appartient de
droit à tous les êtres vivants qui l’habitent. Il
faut empêcher que la condition des uns ne se développe
au détriment de la condition des autres. Mais en raisonnant
ainsi et voulant récuser tout anthropocentrisme, est-ce qu’on
ne verse pas dans un insoutenable anthropomorphisme? C’est évidemment
nous, les humains, qui intervenons pour attribuer des droits aux créatures
muettes, aux bêtes, aux plantes, et aux éléments
de la terre. Il n’y a que les hommes qui puissent plaider pour
eux, les représenter et les défendre. Tout vient de
l’homme, inévitablement. En d’autres termes, nous
sommes responsables, de nous-mêmes et des... autres. Nous le
savons et nous avons à l’assumer. «L’éthique,
c’est la reconnaissance de notre responsabilité infinie
envers tout ce qui vit.» Un homme et penseur aussi généreux
qu’Albert Jacquard, si engagé dans les combats pour l’homme
et en même temps dans les combats écologiques, ne peut
faire autrement pourtant que de contourner l’idée d’un
«droit de la nature» et même celle de «devoirs
envers la nature». Ces prétendus devoirs, écrit-il,
ne sont que des devoirs envers nos descendants. Est-ce par conviction
ou par pédagogie qu’il prend soin de s’exprimer ainsi?Par
crainte, peut-être, de perdre l’homme, la dignité,
l’éminence de l’homme? Par crainte de sombrer dans
un naturalisme sans rivages humains et de manquer alors à l’humanisme?
Il est vrai que nous nous heurtons ici à notre sens particulier
(et je dirais «naturel») de l’humain, à cette
sorte d’évidence anthropocentrique qui nous fait penser
que l’homme n’est pas un être vivant comme les autres,
mais qu’il a une dignité spécifique en tant que
porteur de l’esprit, en tant que, selon la métaphore,
«image de Dieu»... La pensée humaine n’en
aura peut-être jamais fini avec l’anthropocentrisme...
Pour Schweitzer, il l’a répété avec force,
dans Ma vie et ma pensée et dans ses critiques de Kant, «seule
l’éthique universelle de l’expérience d’une
responsabilité élargie à l’infini envers
tout ce qui vit peut être fondée philosophiquement, dans
la pensée. L’éthique qui limite son champ au comportement
des hommes entre eux ne tient pas par elle-même, elle n’est
qu’une morale particulière, dérivée du principe
général (de respect de la vie).» Ainsi le respect
dû à l’être humain ne serait qu’une application
particulière, une déduction de la règle fondamentale
du respect dû à toute forme de vie. Nous y viendrions
par syllogisme: Je dois respecter tout ce qui vit; or, l’homme
est un vivant; donc je lui dois le respect (aussi!). Ce n’est
pas de cette manière que nous raisonnons en réalité.
Nous n’avons pas à nous forcer de cette manière,
par syllogisme, au respect de notre prochain et de l’homme en
général. Le respect de la personne humaine, de l’homme
par l’homme, paraît bien premier, primordial, et s’il
n’est pas absolument spontané et naturel, s’il faut
s’en convaincre par un raisonnement et en déduire le principe
d’une expérience élémentaire ou d’un
principe antérieur, plus élevé encore, suprême,
ce ne saurait être l’expérience mystico-poétique
d’un saisissement devant la nature (devant un troupeau d’hippopotames
se baignant dans un fleuve...) et ce ne saurait être non plus
le seul principe de respect de la vie; il demande un autre fondement
ou une autre fondation philosophique. Cette fondation du respect du
prochain, de l’«humanisme de l’autre homme»,
nous ne la trouvons pas chez Schweitzer. Arrivés devant cette
impasse, nous devrions peut-être nous tourner maintenant vers
une autre tradition philosophique, celle de la conscience et de l’humanisme
de la personne, regarder du côté de Kant et de Lévinas?
À Kant qu’il connaissait à fond, Schweitzer reprochait
de n’avoir accordé de compétence à l’éthique
«que pour ce qui concerne les rapports des hommes entre eux»
et d’avoir négligé les rapports des hommes avec
les autres êtres vivants. Et il estimait que son originalité,
ce qu’il introduisait, lui, de nouveau dans l’histoire de
l’éthique européenne, était justement de
combler cette «grande lacune» ou de corriger cette «grande
erreur» d’une éthique acosmique qui ne s’intéresse
qu’aux relations humaines. Son éthique du respect de la
vie et conjointement de la responsabilité envers tout ce qui
vit a le mérite de raccorder l’homme à l’univers
et de considérer sa place dans le cosmos. Selon lui, elle n’excluait
pas l’éthique humaniste, mais la complétait, elle
l’englobait et en même temps lui assurait un fondement
qu’elle ne peut se donner à elle-même.
Nous ne saurions douter, quant à nous, de l’humanisme
de Schweitzer, qu’il a pensé, prêché, vécu
et lesté, théoriquement et pratiquement, de l’humanitaire,
comme morale d’urgence et de réparation pour temps de
détresse (et ces temps resurgissent toujours), mais cet humanisme
que dans un premier temps, pour son engagement à Lambaréné,
il puise manifestement dans l’Évangile (où «Jésus
a soudé si étroitement l’une à l’autre
religion et humanité qu’il n’y a plus de religion
sans vraie humanité et que les devoirs de la vraie humanité
ne se conçoivent plus sans religion...»), on peut se
demander s’il parvient à le fonder philosophiquement,
que ce soit par la voie de la raison ou par la voie d’une expérience
mystique ou par les deux voies, ainsi qu’il a fait pour l’éthique
du respect de la vie. Il est vrai que dans cette éthique l’homme
n’apparaît pas au premier plan, mais qu’autour de
son principe de respect de la vie se pressent immédiatement,
on l’a vu, toutes sortes d’animaux, en bas le ver de terre,
la fourmi, des papillons nocturnes, et en haut les hippopotames!
L’homme semble perdu au milieu de cette foule de vivants, créature
parmi les créatures, sans préséance. Or, en humaniste,
ne faut-il pas arriver à penser la préséance
de l’homme au sein du monde? Sinon l’humanisme manquera
de base et comment résister alors, intellectuellement, à
des tentations de barbarie, de négation de la dignité
de l’homme? Si la préséance de l’homme va
de soi et ne vient pas uniquement d’une préférence
partisane, manière d’anthropocentrisme, il doit être
possible de le justifier par la pensée. Si c’est un axiome,
il doit être possible, sans pouvoir le démontrer, de
lui trouver quelques bonnes raisons.
Les fondements de l’éthique humaniste chez Lévinas
Contre l’extrême abomination de notre temps qui a perpétré
et laissé perpétrer une destruction systématique
de l’homme, réduit à l’état de choses,
de chair à canon, de marchandise et de matériau, d’ensemble
d’organes et de graisse pour savon, un philosophe comme Lévinas
a fondé la sacralité de l’être humain sur
l’expérience, fragile, mystique, d’une relation au
visage de l’autre, à l’autre comme visage, «relation
d’emblée éthique», car «le visage est
ce qu’on ne peut tuer», ou du moins ce qui nous dit: «tu
ne tueras point». Depuis toujours pourtant, des hommes se tuent.
Mais ils connaissent l’interdiction. Ils connaissent l’enfer.
Chacun sait, à part lui, qu’ «Autrui est plus haut
que lui» et qu’il doit répondre de lui. Le lien
avec autrui se noue, «ne se noue que comme responsabilité».
La responsabilité qui me noue à autrui est constitutive
de la subjectivité, en même temps que de l’éthique.
Elle est l’interpellation éhique la plus élémentaire
et la plus haute. Et elle est infinie, «sans frontières».
Des parallèles apparaissent tout de suite, jusque dans la
formulation, l’identité de certains termes, entre la pensée
éthique de Schweitzer et celle de Lévinas. Les deux
aboutissent à poser la responsabilité comme fondement
de l’existence humaine et à affirmer le primat de l’éthique
sur toute ontologie (selon le langage de Lévinas) ou sur toute
connaissance ou conception du monde (dans la terminologie de Schweitzer).
Mais la grande différence vient de ce que pour Schweitzer l’autre,
dont il fait l’expérience, c’est un autre vivant,
dans sa réalité d’espèce, immergée
dans le flux de la vie, ainsi une bande d’hippopotames, tandis
que pour Lévinas l’autre, c’est un autre humain,
c’est un autrui saisi dans sa singularité, son caractère
absolument unique, son nom propre. Les deux expériences sont
de nature mystique, en un sens, et culminent dans le sublime, osent
une sorte d’extravagance ou de pari, une foi apparemment insensée,
tant elle est contredite par la réalité de tous les
jours.
Comment croire que le visage d’un homme est sacré pour
tous et qu’il signifie par lui-même «tu ne tueras
point» (tu me respecteras)? Comment croire que toute vie est
sacrée, celle d‘une mouche autant que celle d’un
chien, autant que celle d’une personne humaine? Nous nous battons
et nous tuons pour vivre. Nous repoussons un concurrent. Nous mangeons
de la viande. «On ne peut vivre sans tuer», ne peut-on
s’empêcher d’objecter. Mais on n’approuve pas
cela. On n’est pas d’accord avec ce monde. On a une autre
idée de la vie et de ce que pourrait être le monde. On
a en soi l’idée d’un autre royaume, un royaume des
cieux. Dans les deux cas, chez Schweitzer comme chez Lévinas,
l’expérience initiale, fondatrice, est une expérience
de la transcendance. Transcendance du phénomène de la
vie pour l’un; transcendance du visage pour l’autre et,
dans le visage, du phénomène humain. Expérience
religieuse, sans doute, ou possiblement fondatrice d’une religiosité.
L’éthique est une en chaque pensée conséquente
et par la générosité toutes les vertus ou toutes
les valeurs, toutes les exigences morales s’y retrouvent. (De
même, quelle que soit notre confession religieuse, dans la sincérité
de notre coeur, nous aimons et craignons le même Dieu.) Néanmoins,
chaque conception comporte des zones obscurcies et des angles morts
qui empêchent de discerner certains aspects du monde et de l’homme.
Ainsi la conception éthique de Schweitzer reste-t-elle aveugle
à l’éminence (la prééminence) de
l’homme, à la dignité de la personne; quant à
la conception de Lévinas, elle est aveugle à la valeur
de la vie des animaux et à la nature en général.
Il n’hésite pas, dans une certaine tradition du judaïsme,
à justifier les projets de «détruire les bosquets
sacrés». Il fait l’éloge de la transformation
technique de la nature, rejette toute espèce de «sacré
filtrant à travers le monde», y voyant «l’éternelle
séduction du paganisme». Il fait davantage confiance
à l’homme des villes qu’à l’homme des
campagnes dont il redoute l’archaïsme. La nature n’a
aucune valeur en soi; il est bon que l’homme en se développant
en devienne maître et possesseur, comme Descartes l’avait
voulu.
Il est significatif - et pour nous réjouissant - qu’une
lectrice aussi admirative pourtant de l’oeuvre de Lévinas
qu’Élisabeth de Fontenay ait été amenée
à remettre en question son foncier anthropocentrisme et à
lui reprocher son oubli des bêtes, son silence sur «le
silence des bêtes». Comme Derrida l’avait remarqué,
l’infini de la responsabilité, que Lévinas affirme
avec tant de pathos, n’a jamais été compris par
lui comme un «Tu ne mettras pas à mort le vivant en général».
«Le seul “autre” que considère l’impératif
de l’injonction éthique, c’est l’ “autre
homme”, l’autre comme homme.» Lassitude devant une
philosophie vouée à «découvrir, sinon à
égrener toujours encore le propre de l’homme». Élisabeth
de Fontenay doute finalement de l’efficacité morale que
peut avoir l’expérience du «ravissement éthique
par le visage», qui fonde toute la philosophie lévinasienne.
Une fondation trop mince pour soutenir les nécessaires combats
que doivent mener les hommes de notre temps, en particulier un combat
écologique pour protéger la vie des animaux, la vie
dans les animaux, et par extension la vie de la nature, de la terre-mère.
Cette métaphore n’est pas ridicule.
Élisabeth de Fontenay ignore la philosophie éthique
de Schweitzer. Si elle la connaissait, elle estimerait peut-être
que son efficacité, son utilité morale est plus grande
que celle de la philosophie de Lévinas, qu’elle répond
mieux aux besoins et signes de notre temps.
La religion dans l’éthique
Le communisme aura été la grande foi du XXe siècle,
soulevée par une immense espérance eschatologique placée
dans la réalisation d’un monde de justice, de prospérité
et de fraternité. Même si le vert sera la couleur du
XXIe siècle (slogan!) et bien que l’écologie en
ses premiers temps, nous l’avons dit, ait été mouvement
quasi messianique qui se présentait comme la voie du salut
(mais ce mesianisme fut justement un héritage, une prolongation
de l’eschatologie révolutionnaire qui survivait dans le
gauchisme), je ne pense qu’elle devienne la grande foi de l’avenir,
parce que son principe premier n’est pas l’espérance,
mais la responsabilité, et qu’il importe de résoudre
rationnellement, techniquement et aussi moralement, certes, d’énormes
problèmes qui se posent à l’humanité entière.
Le sens de la vie des hommes, leur progrès, sera de traiter
ces problèmes, d’oeuvrer à leur solution possible.
(Réparer la couche d’ozone, décontaminer les nappes
phréatiques, dépolluer les mers et les fleuves, reboiser
des portions de l’Amazonie et des forêts d’Asie, maîtriser
la croissance démographique, sortir du nucléaire, développer
les énergies alternatives, développer une agriculture
vivrière, éco-biologique, etc.) On n’aura pas le
temps de s’ennuyer ni de se complaire à des délices
métaphysiques ou mystiques. L’écologie sera une
composante essentielle de l’action planétaire citoyenne,
et non une religion ou une idéologie.
«Avec les progrès de la science et des techniques,
le travail de la civilisation ne deviendra pas plus facile, mais au
contraire plus difficile.»
Une pensée éthique rationnellement élaborée
sera nécessaire pour orienter et obliger les consciences. Ce
sera une éthique au moins apparentée à celle
que développa Schweitzer. Une éthique du respect pour
la vie et de la responsabilité infinie envers tout ce qui vit.
Si elle ne sera toujours pas reconnue historiquement, ce qui après
tout n’est pas si grave, on en retrouvera du moins l’inspiration,
on la réinventera!
C’est justement dans cette phase de notre évolution
où nous prenons à la fois conscience de notre puissance
(si terrible que nous pouvons détruire les bases de notre existence)
et conscience des limites de cette puissance, ainsi que des limites
de notre science, que l’anthropocentrisme se trouve peut-être
définitivement ébranlé. Il n’est plus possible
de penser sérieusement que l’homme est la mesure de toutes
choses, la mesure du monde, il ne l’est même pas de «son»
monde. Place alors (retour?) à un théocentrisme? Ou
à une mystique agnostique - ou un agnosticisme mystique? Compatible,
à mes yeux, avec l’esprit du christianisme, avec un christianisme
spiritualisé. «Le respect de la vie nous conduit à
une relation spirituelle avec le monde, indépendant de toute
connaissance de l’univers.» Par l’éthique du
respect de la vie, on pourrait dire: par son éthos, son habitus,
son exercice (quotidien et politique, dans les petites comme dans
les grandes choses), les hommes deviennent «pieux d’une
façon élémentaire, profonde et vivante»
. Étant entendu que «c’est l’élément
éthique qui décide de la valeur spirituelle d’une
religion» . Le protestantisme (particulièrement, insisterais-je,
le protestantisme libéral) se permet de penser que toutes les
situations où l’humanité reconnaît son cheminement
religieux trouvent dans les rapports éthiques leur signification
spirituelle, c’est-à-dire leur «vérité
pour adultes».
Jean-Paul
Sorg