Philippe
Aubert
Afin d'introduire ces différents
thèmes de la pensée religieuse occidentale que sont
l'apocalyptique, l'eschatologie et le règne de Dieu, je voudrais
en liminaire, souligner la difficulté d'une telle problématique.Tout
d'abord, et ce à la suite de bien d'autres théologiens,
je crois que l'apocalyptique fait partie intégrante du message
chrétien. Essayer de penser le christianisme en évacuant
l'apocalyptique et toutes ses variations, ce serait, de mon point
de vue, réduire celui-ci à certains mouvements philosophiques,
à certaines idéologies, ou, et c'est là peut-être
le plus surprenant, refaire du christianisme une mythologie. Avec
l'apocalyptique, les difficultés abondent. Je me contenterai
d'en retenir quelques-unes qui n'ont pour objet que de montrer le
malaise engendré par ces concepts.
Premièrement, force est de reconnaître que le message
apocalyptique s'exprime dans le cadre d'un genre littéraire
particulier. L'exégèse des textes, le déchiffrement
des codes sont toujours extrêmement compliqués. Une fois
les codes décryptés par les exégètes,
reste encore l'épineux problème de l'interprétation
globale et de sa signification dans l'ensemble de la tradition. Il
n'est pas simple de répondre à la question de la signification
de l'apocalyptique juive, mais on doit aussi se demander si l'Apocalypse
de Jean est bien une apocalypse. Autre point qui mérite d'être
souligné, c'est le fait que cette littérature, qu'elle
soit juive ou chrétienne, est née dans des situations
de crises.Crises qui imposaient aux communautés dont elle est
issue, une relecture et une reformulation de la foi traditionnelle.Si
cette reformulation ne prend pas automatiquement le contre-pied de
ce qui était cru avant, il semble qu'elle en est souvent la
radicalisation extrême.Pour le dire de manière plus explicite,
l'Apocalypse de Jean est une théologie qui radicalise les conséquences
des récits de la Passion et de la théologie de la croix
formulée par l'apôtre Paul. Les situations de crises
qui sont la matrice de l'apocalyptique, ne sont pas étrangères
à la marginalisation de cette littérature. C'est le
cas pour le canon de la bible hébraïque qui a conservé
peu de traces de la production apocalyptique juive. En ce qui concerne
l'Apocalypse de Jean, ce texte a toujours eu un statut particulier
dans la tradition chrétienne.Je remarquerai simplement que
ni Luther, ni Calvin n'ont commenté ce livre, ils voyaient
en lui un amas dangereux de croyances juives et de superstitions.Dès
le départ, tous les thèmes liés à l'apocalyptique
posent des problèmes au judaïsme et au christianisme.
Mon propos sera maintenant d'essayer de montrer les variations de
cette thématique, ainsi que quelques tentatives de compréhension
ou d'évacuation, telles que nous les retrouvons dans la tradition
chrétienne occidentale.
L'homme et son imaginaire religieux
Puisqu'il faut bien choisir un angle d'attaque, même si celui-ci
déterminera largement notre interprétation, je propose
de considérer que l'imaginaire religieux issu de la tradition
judéo-chrétienne, s'élabore entre deux pôles
: la création et l'apocalypse.Ces deux pôles sont entièrement
déterminés par Dieu.Il est l'Alpha et l'Oméga,
le maître de la Nature et de l'Histoire. Entre ces deux pôles
se joue toute la compréhension de l'Histoire universelle, mais
aussi de ma propre histoire, ce que la théologie appelle l'Histoire
du Salut. Si nous retenons pour l'instant cette définition
relativement simple et traditionnelle de l'imaginaire religieux avant
d'y injecter d'autres notions, une première constatation s'impose.
Assez rapidement, et sous l'influence de phénomènes
dont l'analyse dépasserait largement le cadre de cet article,
les notions de création et d'apocalypse ont été
détournées de leur signification première. La
doctrine de la création s'est très vite transformée
en quête des origines. Sur ce point, je pense que le christianisme
a été plus sensible à cette dérive que
le judaïsme. Les raisons sont à chercher dans les rapports
qu'il a entretenus dès ses débuts avec la culture païenne.Cette
confusion entre la notion biblique de création et la quête
des origines, aboutira en occident, à la confrontation entre
la science et la foi. Hormis les fondamentalistes de droite et de
gauche, on s'accorde aujourd'hui pour penser que le but de la doctrine
de la création est de déterminer l'homme par rapport
à Dieu, et non de le déduire uniquement de la Nature
ou de l'Histoire, sans nier pour autant qu'il reste en partie tributaire
de ces deux réalités incontournables. Pour la doctrine
de la création, l'homme commence dans son rapport à
Dieu, ce qui explique que pour la bible, Adam est sans précédent.
Il n'y a pas de généalogie d'Adam, il est l'homme une
fois pour toutes bien avant d'être le premier homme.
Avec la doctrine de la création, nous sommes aux antipodes
de la recherche des origines telle que la poursuit légitimement
la science. Il était normal qu'en confondant la création
et les origines, on en soit venu à confondre aussi le message
apocalyptique et la fin de l'Histoire. Cette falsification des deux
notions bibliques n'a pas manqué d'influer très concrètement
sur les théories du salut. Le salut s'est transformé
en sauvetage, ce que G. Vahanian appelle le sotérisme. C'est
un salut qui n'a de réalité que dans l'au-delà
de ma propre histoire, après ma mort, et au-delà de
l'Histoire, après le jugement de Dieu. L'apocalypse devient
ainsi pour la tradition chrétienne, synonyme de catastrophe
finale.Certes, il existe plusieurs manières de gérer
cette attente, ce temps entre le début et la fin, mais il est
intéressant de constater que tout au long de ces deux mille
ans de christianisme qui viennent de s'écouler, il n'a pas
manqué d'hommes et de femmes pour s'insurger contre cette fuite
du salut hors du monde. Ces tentatives extrêmement diverses,
ont permis au christianisme de ne pas sombrer dans une simple religion
du salut en développant une éthique dont le but était
de changer le monde, à l'inverse du sotérisme qui change
de monde. Ces affirmations de l'incarnation du salut, souvent très
fortes, ont permis à ce qui n'était qu'une téléologie,
de se tranformer en eschatologie, d'une théorie de la fin,
on passe à une réflexion sur la finalité, sur
l'ultime.
Plus que la fin de l'Histoire, l'eschatologie en postule la nouveauté,
la nécessaire nouveauté. Pour la bible, il n'y a d'Histoire
qu'à la condition qu'elle soit nouvelle. La nouveauté
ne peut émerger que si des individus acceptent de briser les
fatalismes, les répétitions mimétiques qui structurent
les sociétés humaines, et qui les condamnent irrémédiablement
au cycle de la violence et du sacrifice des innocents. La bible, c'est
l'histoire de ces hommes et de ces femmes, qui ont refusé l'engrenage
de cette violence, moteur de la civilisation.C'est en cela que la
bible est une révélation, et que l'apocalyptique en
est la forme la plus radicale. Là où le mythe fonde
la culture sur la violence, Oedipe, Rémus et Romulus, et sur
le fait que pour la foule, la victime est coupable et que sa mort
aura une fonction purificatrice, la bible révèle cette
imposture et démontre que les victimes sont innocentes. Basée
sur la violence, une culture ne peut que finir dans la violence. On
pourrait poursuivre cette piste et montrer combien les thèses
de René Girard sont importantes pour la compréhension
du message apocalyptique, mais notons simplement que Girard ne prétend
jamais donner une interprétation théologique des textes
qu'il interprète selon son "système", il se
place sur le plan de l'anthropologie et le théologien se doit
d'en tenir compte.
Il est clair que l'eschatologie ne se confond pas avec la téleologie,
elle est au principe de la nouveauté, contre tout ce qui veut
être une solution finale.Le christianisme est donc toujours
traversé par une tension entre cette fuite en avant vers la
fin, et cette affirmation de la nouveauté dans le monde, la
révélation eschatologique.Cependant, on ne peut que
constater que l'équilibre a rarement été maintenu,
et que l'eschatologie a le plus souvent été détournée
au profit de la téléologie.L'apocalyptique est devenue
au cours des siècles le cadre symbolique exprimant le mieux
cet abandon du monde au profit d'un jugement qui y mettrait un terme.
Il était donc naturel que les théories du salut se mettent
en harmonie avec cette conception. C'est un salut que l'on peut comparer
au principe des vases communicants. Les représentations de
la piété médiévale en sont les meilleures
illustrations.Au moment du jugement dernier, les péchés
accomplis sur cette terre sont rétribués par l'enfer.
Les vertus, elles, permettent à ceux qui les ont pratiquées
de leur vivant de faire partie des élus. Ces tableaux nous
offrent une vision assez rassurante, le jugement semble équitable,
et la catastrophe finale n'empêche pas Dieu de procéder
à un tri, mais élus ou réprouvés, c'est
dans un autre monde que ça se passe. Pourtant, même si
ces représentations tiennent plus du sotérisme que du
novum (= neuf), elles signifient tout de même pour celui qui
les regarde, que le devenir de l'humanité résulte d'un
choix, et c'est là un des points les plus importants de l'apocalyptique
biblique. L'apocalyptique n'est pas la forme religieuse d'une philosophie
fataliste de l'Histoire, elle implique le choix des individus, mais
surtout, elle est le résultat du choix. Cette notion essentielle
sera très souvent oubliée dans la tradition de l'Eglise,
et l'on verra dans le cadre apocalyptique, la meilleure expression
du fatalisme de l'Histoire. Heureusement, cette vision sera contestée,
et parfois de manière assez inattendue, peut-être la
plus inattendue de toute : l'utopie.
Les utopies comme contestation du fatalisme de l'Histoire
On a très souvent analysé le livre de Thomas More
"L'Utopie", sous l'angle politique, mais on a beaucoup moins
insisté sur sa dimension théologique. Il est vrai que
la relative absence du religieux dans cet ouvrage ne manque pas de
surprendre le lecteur.Thomas More invente un mot à partir du
grec afin de décrire ce qui n'a pas de lieu, l'île de
nulle part.Il s'agit d'une critique radicale de l'Angleterre d'Henri
VIII.Le livre est écrit pour moitié à Rotterdam,
dans la maison et en présence d'Erasme.Le prince des humanistes
tiendra "L'Utopie" pour le plus grand livre du XVIe siècle.
Selon More, il faut restructurer totalement la société
humaine si on veut lui redonner une harmonie, mais surtout un avenir.
La question que l'on se pose alors est de savoir pourquoi un homme
pieux, anti-protestant, tellement il est attaché à l'unité
de la chrétienté, ne cherche-t-il pas à contruire
son utopie en fonction de l'eschatologie chrétienne comprise
comme l'émergence du novum dans l'Histoire ? Une seule réponse
me semble envisageable, More ne trouve pas dans son attirail dogmatique
la réponse à sa question. Comment faire du neuf ? Je
crois que cette thèse est corroborée par la naissance
de la Réforme au même moment.La Réforme, et ce
particulièrement dans sa spécificité luthérienne,
est une attaque contre la conception du salut telle qu'elle est dominante
dans la chrétienté. Dans sa forme calvinienne, elle
est une opposition totale à la relecture mystique d'Aristote
sur laquelle est basée la Renaissance.Pour des raisons certainement
plus politiques que théologiennes, More veut ignorer cette
critique qui pourtant apporterait de l'eau à son moulin, ce
faisant, il délaisse totalement l'apocalyptique traditionnelle
et fait de son utopie une anti-apocalyptique.
Si l'on suit la chronologie, on trouve dans le phénomène
des Lumières une autre contestation de cette compréhension
de l'apocalyptique.La foi dans la capacité de raisonnement,
et le progrès qui doit en découler, font que l'on ne
peut plus considérer que la justice puisse être réservée
à l'intervention finale de Dieu dans l'Histoire.Si, en France,
la critique des Lumières a été profondément
marquée par l'anti-cléricalisme, ce ne fut pas le cas
en Angleterre ou en Allemagne. Cette critique de la religion a certainement
servi pour une part, de base à l'athéisme moderne, elle
a aussi permis, surtout à la théologie protestante,
de se renouveler de fond en comble. Cette rénovation donnera
naissance à la théologie libérale.Or, les répercussions
des présupposés de la théologie libérale
sur la compréhension de l'apocalyptique seront considérables.
C'est en ce sens que la critique des Lumières a joué
un rôle important dans le cadre qui nous intéresse.Il
ne faut cependant pas sous-estimer un autre aspect des remous de cette
période, et qui s'exprimera de manière si sublime dans
le Romantisme. Entre athéisme, panthéisme, orthodoxie
et libéralisme, commence à naître une religion
du sentiment. une religion où le moi est hypertrophié
et s'oppose aux structures dogmatiques censées exprimer le
contenu de la foi. Le salut ici ne dépend plus tellement d'une
compréhension de l'Histoire apocalyptique ou pas, c'est une
sorte d'alchimie intimiste que chacun confesse à sa manière,
mais le plus souvent hors des routes doctrinales planifiées
par les Eglises. Dans la culture française, Rousseau est un
des représentants de cette forme de religiosité que
l'on trouve sans son roman, "La Nouvelle Héloïse".
"Le Dieu que je sers est un Dieu clément, un père.
Ce qui me touche est sa bonté ; elle efface à mes yeux
tous les autres attributs, elle est le seul que je conçois.Sa
puissance m'étonne, son immensité me confond. Le Dieu
vengeur est le Dieu des méchants. Je ne puis ni le craindre
pour moi, ni l'implorer contre un autre. Ô Dieu de paix, Dieu
de bonté, c'est toi que j'adore, c'est de toi que je sens que
je suis l'ouvrage et j'espère te retrouver au dernier jugement
tel que tu parles à mon coeur durant ma vie".
On pourrait considérer cette confession de foi comme le manifeste
du piétisme dans ce qu'il a de plus grand. Mais aux côtés
de la liaison sentimentale entre Dieu et l'homme, on trouve aussi
les aspects dramatiques du romantisme comme dans cette lettre d'Emily
Brontë : "Je ne m'afflige pas que les cieux anéantissent
ma vie. Et jamais je n'ai langui après les voies divines. Dans
la dure tâche de vivre, je n'ai pas demandé que le ciel
m'encourage ou que le ciel m'assiste. J'ai vu mon destin sans masque,
je l'ai affronté sans une larme.Je sais que la terre est sans
bénédiction pour qui n'est pas béni du ciel".
Ces deux citations illustrent parfaitement la modernité.Nous
ne sommes plus dans le cadre classique qu'imposait une certaine conception
de l'apocalyptique.Ces changements dans l'imaginaire religieux de
l'être humain imposeront une reprise des questions liées
au salut, à l'apocalyptique, et à l'eschatologie.
Albert Schweitzer et l'eschatologie conséquente.
Un des premiers modernes à véritablement ouvrir le
feu n'est autre qu'Albert Schweitzer.Plusieurs sources influencent
sa pensée.En premier lieu, les résultats de ses travaux
sur le Jésus de l'Histoire.Puis, la constatation lucide et
courageuse que la conception classique de l'apocalyptique, à
savoir que la fin du monde est entre les mains de Dieu, s'est aujourd'hui
sécularisée, et que la seule chose dont nous soyons
certains, c'est que l'homme moderne a désormais les moyens
de mettre fin lui-même à l'Histoire. L'arme atomique
en est l'instrument.Ce qui de tout temps, avait été
entre les mains de Dieu est aujourd'hui entre les mains de l'homme.
Penser que la théologie classique puisse ne pas être
affectée par un tel phénomène, serait une attitude
totalement irresponsable pour la foi chrétienne.
En mettant un terme à ses recherches sur le Jésus
de l'Histoire, Schweitzer arrivait à deux conclusions.La première,
c'est qu'il faut admettre qu'il nous est devenu impossible de retrouver
la figure historique de Jésus. Tout au plus pouvons-nous dégager
l'essence de son message, l'annonce de la venue imminente du Royaume
de Dieu. Cette attente eschatologique dans laquelle vivait Jésus,
rend le personnage difficilement compréhensible pour les modernes
que nous sommes. Au passage, Schweitzer remarque que c'est une des
erreurs de la théologie libérale que d'avoir tenté
de rendre Jésus et son message conforme à nos modes
de pensée. La modernisation que Schweitzer conteste s'est faite
le plus souvent en occultant l'aspect eschatologique du message de
Jésus. Or, ce message est principalement eschatologique au
sens qu'il est entièrement orienté vers cet événement.Dans
cette ligne, et toujours selon Schweitzer, en acceptant sa mort sur
la croix, Jésus aurait pensé précipiter la venue
du Royaume. Sur ce point, force est de reconnaître que Jésus
s'est trompé. Le Royaume en tant qu'événement
cosmique conforme au schéma classique de l'apocalyptique n'est
pas venu sur terre.Si pour Schweitzer, Jésus s'est trompé,
il ne faudrait pas à notre tour que nous nous trompions de
Jésus. Archaïque ou erronée, la foi de Jésus
est centrée sur cette espérance, c'est une foi eschatologique,
et celui qui se dit chrétien ne peut que vivre lui aussi cette
espérance orientée vers la venue du Royaume.Dès
ses débuts, le christianisme hérite d'une eschatologie
non réalisée. C'est le problème majeur auquel
vont s'attaquer l'apôtre Paul, et selon Bultmann, l'auteur de
l'évangile de Jean. Pour Schweitzer, Paul transforme l'attente
non comblée en une vie renouvelée par la présence
de Jésus ressuscité. C'est la célèbre
Mystique de l'Apôtre Paul, titre d'un des plus beaux livres
de Schweitzer. La mort et la résurrection de Jésus sont
l'événement eschatologique qui surgit dans l'Histoire.Si
cette interprétation paulinienne transforme profondément
la problématique en intégrant l'eschatologie à
l'Histoire, alors que pour Jésus elle était en dehors,
il est vrai que Paul reste tributaire des éléments classiques
de l'apocalyptique. Même historique, l'eschatologie reste suspendue
à la fin des temps. Cette tension bien repérable chez
Paul fera la fortune des théologiens qui à la suite
les uns des autres penseront régler la question par la fameuse
formule du "déjà mais pas encore".
Tout en se plaçant dans cette ligne, Schweitzer se sentira
obligé à son tour de réinterpréter l'eschatologie,
autant dire tout de suite qu'il n'y parviendra pas de manière
satisfaisante. Largement marqué par la philosophie religieuse
de Kant, la religion dans les limites de la stricte raison, il voudrait
abandonner les aspects irrationnels de l'eschatologie, ceux justement
qu'il trouve dans l'apocalyptique.Sans peut-être s'en rendre
compte, Schweitzer cherche à formuler une eschatologie radicale.
Il ne parviendra qu'à une eschatologie conséquente.Pourtant,
comme l'a écrit G.Vahanian, si l'eschatologie de Schweitzer
n'est pas radicale, cela ne veut pas dire qu'elle soit radicalement
fausse. Ce qu'il faut retenir de la tentative schweitzérienne,
c'est que l'événement eschatologique pour le christianisme
ne peut pas être considéré comme un événement
qu'il nous faudrait rejoindre, un peu à la manière d'un
enfant empilant des livres pour atteindre celui qui se trouve au-dessus.
Ni le perfectionnement moral de l'homme, encore moins la répétition
des rituels religieux quels qu'ils soient, ne peuvent servir d'échelle
pour sortir de l'Histoire et arriver au Royaume de Dieu.Schweitzer
ne transforme pas la foi en quête du salut, il la comprend comme
une attestation du salut, à savoir comme une vie qui est la
conséquence de l'espérance et de l'éthique du
Royaume de Dieu.L'homme ne va pas vers l'événement eschatologique,
c'est l'eschatologie qui vient à lui, et il doit en tirer toutes
les conséquenses, d'où l'expression de l'eschatologie
conséquente. Nous devons être reconnaissants à
Schweitzer d'avoir ainsi inversé le mouvement, d'avoir donné
à l'eschatologie un contenu éthique, même si force
est de constater que pas plus que Paul, il ne règle de façon
satisfaisante la question de la fin des temps. Paul la conserve comme
horizon ultime, Schweitzer la range au placard de l'irrationnel propre
à l'apocalyptique.Extrêmement dépendant des catégories
intellectuelles du XIXe siècle, Schweitzer a pensé qu'il
suffisait de rationaliser le Nouveau Testament pour le débarrasser
de ses éléments mythologiques, mais cette rationalisation
s'est faite en occultant ces éléments.
Bultmann et l'eschatologie radicale.
A son tour, Bultmann a repris le problème de l'eschatologie.Lui
aussi le fera sous l'influence de plusieurs facteurs, nous en retiendrons
trois. A la suite des nombreux travaux menés par les philosophes
allemands pendant le XIXe siècle, Bultmann prend acte que l'Histoire
universelle reste incompréhensible pour l'être humain.
On peut en comprendre certains mécanismes lorsqu'on les étudie
sous l'angle de l'histoire sociale, économique, politique,
etc..., mais ces approches restent toujours unilatérales ;
c'est dans la globalité de ses phénomènes que
l'Histoire nous échappe. Il est donc difficile, voire impossible
d'en dégager un sens et encore moins d'en prévoir l'évolution
et la finalité. Selon le jugement de Collingwood, l'Histoire
ne connaît aucune eschatologie, elle s'arrête au présent.
Cependant, Bultmann se refuse à sombrer dans le nihilisme ou
le relativisme historique. Si le sens de l'Histoire ne se dégage
pas de sa globalité, il reste que le centre et les acteurs
en sont toujours les hommes.Certes, l'homme est déterminé
par les événements passés, mais il n'empêche
que ces événements ne font que lui poser de nouveaux
problèmes dans son présent. Le sens est alors donné,
ou du moins la possibilité existe que le sens soit donné
par les décisions que l'homme doit prendre.La compréhension
impossible de l'Histoire devient possible par la compréhension
de mon histoire.Plus qu'elle ne se subit, l'Histoire se choisit.
Le deuxième facteur de l'eschatologie radicale n'est autre
que la démythologisation du message chrétien. On a beaucoup
critiqué Bultmann sur cette question, nombreux sont ceux qui
ont vu en lui un fossoyeur de la foi, un de ces déconstructeurs
modernes quui ne laisse derrière lui qu'un monde en ruines.
Sans entrer ici dans une critique de la démythologisation,
je voudrais simplement souligner qu'il serait injuste d'accuser Bultmann
de s'être laissé piéger par les leurres d'une
culture technicienne.S'il a compris avant bien d'autres, que le phénomène
technicien nous plaçait maintenant dans un cadre culturel différent
de celui dans lequel sont nés les textes du Nouveau testament,
son essai de démythologisation est avant tout une entreprise
interne au Nouveau Testament. En effet, c'est le message évangélique
lui-même qui est le principal acteur de la démythologisation
et c'est là le troisième facteur de l'eschatologie radicale.
Cette démythologisation, Bultmann la trouve dans la théologie
johanique et paulinienne. Selon sa compréhension, la mythologie
de l'Histoire qui consiste en un commencement, puis en un affrontement
entre les forces du bien et du mal pour se terminer par un jugement
final, est rendue totalement caduque par l'événement
Jésus Christ. L'événement christique est en quelque
sorte la fin de cette mystification de l'Histoire. Face à ce
qui est signifié par l'incarnation de Dieu en Jésus,
l'homme est appelé à une décision personnelle
qui fera de lui une nouvelle créature. Il ne dépend
plus des mécanismes de l'Histoire universelle, ou des mimétismes
de la logique mythologique, il est appelé à une décision
existentielle, il est libre d'un choix. Ce choix, c'est la démystification
de la croix qui le rend possible, c'est un don, c'est la grâce
pour Bultmann.Le message chrétien est paradoxal en un sens
où l'événement eschatologique n'est pas une catastrophe
cosmique dramatique, mais un événement historique, la
venue de Jésus.
La décision d'orienter sa vie en fonction de cet événement
est pour Bultmann une libération, une libération de
l'angoisse du salut, toujours entretenue dans l'apocalyptique classique.
Elle débouche aussi sur la libération de soi-même
qui, selon Bultmann, est la condition de l'amour du prochain.
Conclusion
En parcourant rapidement les problèmes posés à
la foi chrétienne par l'apocalyptique classique, plusieurs
remarques s'imposent.L'esprit humain reste extrêmement dépendant
des mécanismes mythologiques.Après tout, on peut considérer
que l'entreprise de démythologisation inaugurée par
Israël et universalisée par le christianisme ne couvre
qu'une infime partie de l'aventure humaine.De plus, le cadre mythologique
préfère les foules aux individus, les mythes ne sont
jamais, du moins de manière significative, réactualisés
par un individu, mais toujours par un groupe. La foi exprimée
par la tradition judéo-chrétienne implique toujours
une décision personnelle. Certes, la dimension communautaire
y reste fondamentale, mais d'Israël à l'Eglise, tous sont
nommés individuellement, c'est une des significations de la
circonsision comme du baptême.En me limitant volontairement
à ces remarques, je pense que les falsifications du message
apocalyptique, ou son occultation, ne sont que des tentatives qui
permettent d'éviter de nous poser la question de Dieu personnellement
et d'en tirer toutes les conséquences.
Philippe
Aubert
Bibliographie
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GAGNEBIN Laurent, Albert Schweitzer 1875-1965, Plus particulièrement
les chapitres 5 et 6, Desclée de Brouwer, Paris 1999.
GIRARD René, Des choses cachées depuis la fondation
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GIRARD René, Je vois Satan tomber comme l'éclair,
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SORG Jean-Paul, Albert Schweitzer, humaniste et mystique, textes
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VAHANIAN Gabriel, Dieu et l'Utopie, l'Eglise et la technique,
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VAHANIAN Gabriel, L'Utopie chrétienne, Desclée
de Brouwer, Paris 1992.