"Avons-nous le goût
de vivre ? Il nous semble souvent qu’il nous faut justifier notre
existence par notre travail. Surtout ne pas rester sans rien faire
!
Qui se sent le droit et le goût d’exister simplement,
sans travail, en savourant de vivre, en s’émerveillant
de vivre et de tout ce qui vit autour de nous et que nous ne remarquons
plus ? Que d’êtres absents d’eux-mêmes, tout
extériorisés, tout gaspillés à leurs tâches,
vivant par procuration la vie des autres pour s’excuser de ne
pas vivre la leur !
Nous considérons notre vie comme un sac dans lequel nous
entassons occupations, distractions, déplacements, obligations
pour le remplir. Mais le temps n’est pas rempli par ce qu’on
y met. Il se remplit par la conscience que nous prenons de notre vie,
par notre attention à la vie, par notre goût et notre
respect de la vie.
Si tant de nos contemporains affirment que la vie, leur vie, n’a
pas de sens, est absurde, c’est qu’il est impossible de
trouver ce sens avant d’avoir goûté la vie, aimé
la vie, vécu sa vie. La vie n’a pas de sens hors d’elle
si elle n’a pas d’abord un sens, un goût en elle-même.
Inventer son existence, vivifier ses relations, renouveler son amour,
garder son âme vivante, c’est créer une œuvre
d’art tous les jours.
La vie est dure, pressante, rapide. Il est si facile de se laisser
entraîner par elle en nous protégeant de ses coups par
l’inconscience et la médiocrité. Il nous faut nous
retirer, prendre un recul vis-à-vis d’elle pour être
capable de la créer et de la goûter de nouveau. Proust
dit que Noé ne contempla jamais si bien le monde que lorsqu’il
ne l’aperçut plus que par la lucarne de l’arche.
Alors, un sommet de montagne, un vol de colombe, un rameau vert, il
les voyait comme pour la première fois.
Se dépayser pour retrouver sa vraie patrie, s’arrêter
de jouer pour prendre le temps d’accorder son instrument. Se
regarder vivre à la lumière de ses rêves de jeunesse,
écouter le son que nous rendons sous la percussion de la Parole
de Dieu, effort douloureux et cependant moment béni de notre
existence où l’on laisse revenir son âme, où
toutes les provinces de notre ère respirent, où l’on
recommence à exister comme on ne le fait qu’après
avoir frôlé la mort."
Louis
Evely
"Chaque jour est une aube" Echanges 12/97