On se souvient du film de Pier
Pablo Pasolini : "L'Evangile selon Saint-Matthieu" (1964).
Il montrait un Jésus arpentant campagnes, plaines et collines,
fulminant contre les pharisiens, annonçant dans les ruines
la venue du Royaume. Il est vrai que dans la version originale la
langue italienne atténuait un peu cette véhémence.
Certes, Jésus a eu de ces déclarations foudroyantes.
Mais Pasolini a laissé de côté, ou méconnu,
tout un aspect de l'Evangile, qui est dialogue, basé sur
une méthode de questions et de réponses. Est-ce parce
qu'il était d'origine catholique, et que dans son église,
c'est l'autorité qui affirme la vérité dernière,
et décrète d'en haut ce qui est vrai ? S'il avait
été d'origine protestante, ou juive, aurait-il tracé
de Jésus un autre portrait ?
Il est évident que le point d'interrogation n'existait
pas à l'époque où les évangiles ont
été rédigés. N'empêche que nous
pouvons les lire comme une belle collection de questions. Selon
ces écrits, tout le monde en pose, les disciples, les autres,
et, bien sûr Jésus.
Quelques exemples de ce questionnement, pêle-mêle
: "Lequel est le plus aisé, de dire au paralytique :
tes pèchés sont pardonnés, ou de dire : Lève
toi et marche ? Pourquoi mange-t-il avec les publicains et les gens
de mauvaise vie ? Les amis de l'époux peuvent-ils jeûner
pendant que l'époux est avec eux ? N'avez-vous jamais lu
ce que fit David ? Est-il permis, le jour du sabbat...? Comment
Satan peut-il chasser Satan ? Que sert-il à l'homme de gagner
le monde entier ? Qui est ma mère et qui sont mes frères
? Pourquoi avez-vous ainsi peur ? Quel est ton nom ? Veux-tu être
sauvé ? Pourquoi tes disciples ne suivent pas la tradition
des anciens ? Où ira-t-il, que nous ne le trouverons-pas
? Pourquoi est-il écrit du Fils de l'Homme qu'il doit souffrir
beaucoup et être méprisé ? Liste non limitative...
L'un des exemples les plus significatifs est la question posée
par Jésus lui-même à ses disciples. "Qui
dites-vous que je suis ?" (Marc8,29). Elle est si importante
que l'évangile de Marc la place exactement au milieu de son
texte, comme une charnière, ou un pivot. Elle aboutit à
une multiplicité de réponses, d'interprétations,
voire à des divergences : il est Jean-Baptiste ressuscité,
Elie ou l'un des prophétes revenu en vie, ou bien le Messie
qui doit venir. Une autre interprétation est fournie par
Jésus lui-même : il est le Fils de l'Homme, dont le
destin est de "monter" à Jérusalem, pour
y être rejeté, souffrir, être exécuté
et ressusciter.
Quand on analyse les situations rapportées par l'Evangile,
on se rend d'ailleurs compte que c'est à partir de ces questions
que l'affaire avance et se joue. C'est à partir d'elles que
la vérité se fait jour. Car le prophéte est
celui qui inquiète et questionne. L'important n'est pas tellement
la réponse que la question.
Mais l'Evangile contient aussi un autre genre d'interrogation.
Ainsi, la fin de Matthieu constate à propos de la résurrection
: "Quelques uns eurent des doutes" (Matthieu. 28,17).
Même des disciples ont douté du fait de la résurrection.
Ce doute fait partie de la réflexion du groupe des disciples
- et donc de l'histoire de l'Eglise.
A propos de ce même thème, la foi en la résurrection
du Christ, cette démarche est développée dans
le fameux épisode de Thomas (Jean 20, 19-31) : c'est à
partir du doute, des questions posées, du témoignage
et du dialogue que vient la foi. Loin d'exclure le doute, la foi
le présuppose. Il fait partie du cheminement nécessaire,
sans honte ni culpabilité.
Foi et doute ne sont pas deux contraires, ce sont deux faces de
la même pièce, l'avers et le revers. Il ne s'agit pas
d'un manque de certitude. C'est le refus de se figer en une seule
interprétation, valable pour tous et pour tous les siècles
et qui, pire encore, serait donnée de manière infaillible
par une autorité religieuse. C'est l'encouragement à
la réflexion et à la recherche personnelles, qui transforme
en même temps le lecteur, en lui faisant découvrir
de nouvelles possibilités.
Dans cette perspective, il est très intéressant
de lire aussi le récit de Pierre qui ne peut marcher sur
les eaux (Matthieu 14, 28-33). Alors qu'il doute et s'enfonce dans
le lac, il confesse sa foi, en appelant Jésus "Seigneur"
: "Seigneur, sauve-moi !" Et c'est alors que Pierre doute
que Jésus lui tend effectivement la main pour le sauver.
Dans la même perspective aussi, on connaît la forte
parole, si paradoxale, du père de l'enfant malade, s'adressant
à Jésus : "Je crois, viens au secours de mon
incrédulité." (Marc 9,24).
Une remarque s'impose. On a opposé longtemps les certitudes
de la raison au pari de la foi. Or le questionnement caractérise
aussi la méthode scientifique. Les savants n'avancent pas
vers "la" vérité absolue et dernière.
Le progrès des machines, de ce qu'elles apportent et montrent
de données renforce même cette méthode de penser
par le questionnement et la perpétuelle mise en question
des hypothéses. Une humilité parfois surprenante se
révèle alors chez les scientifiques. Ainsi, à
propos de l'origine de l'univers et de celle de la vie, il n'y a
que certains théologiens qui ont des certitudes dernières
et entières sur la Création du monde et son déroulement.
Les scientifiques sont beaucoup plus prudents, sachant que le progrès
n'amène pas une certitude dernière et entière,
mais une nouvelle manière de voir, de nouvelles données,
de nouvelles hypothéses.
Comme le disait le biologiste Jean Rostand : "Devant tant
de gens qui savent, j'ai de plus en plus envie de ne pas savoir."
(Carnets d'un biologiste). Il a aussi écrit : "On n'est
pas vieux tant que l'on cherche".
Pierre
Stabenbordt