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La Cène : ni trop, ni trop peu
Ce titre : “ni trop, ni trop peu” entend indiquer les deux
dangers qu’à mes yeux courent les protestants dans leur
compréhension et leur pratique de la Cène. Ils sont menacés,
d’un côté, par l’excès, la profusion et
l’outrance ; de l’autre, par la pénurie, la carence,
l’insuffisance. Entre ces deux écueils contraires, ils ont
de la peine à trouver la bonne route, le juste équilibre,
la bonne dose. En général, sous l’influence soit
de la spiritualité catholique soit du radicalisme évangélique,
ils penchent dangereusement d’un côté ou de l’autre.
Ils en font souvent trop, parfois trop peu, mais rarement juste assez.
Je vais tenter d’expliquer ce point de vue en m’arrêtant,
d’abord, sur la signification théologique et religieuse
de la Cène, et ensuite sur sa célébration au cours
du culte.
- 1. signification de la cène
- 1. la thèse luthérienne
- 2. la thèse radicale
- 3. position réformée
- 2. La célébration de la cène
- 1. cène et prédication
- 2. la fréquence de la cène
- Conclusion
1 - Signification de la Cène
Sur la signification théologique, religieuse ou spirituelle
de la Cène, on trouve dans le protestantisme, depuis le seizième
siècle jusqu’à aujourd’hui, deux attitudes
extrêmes, qui s’opposent diamétralement, et qui,
l’une et l’autre, me semblent aller trop loin.
1 - La thèse luthérienne
À l’une des extrémités de l’éventail,
du côté de ceux qui accordent une importance capitale,
fondamentale au sacrement, se situe le Réformateur Martin Luther.
Très marqué par le catholicisme dont il se détache
difficilement, imprégné de la pratique sacramentelle
qu’il a connue au couvent, et qui faisait de la communion un
moment majeur de la vie chrétienne, Luther tend à donner
à la Cène une fonction et une valeur essentielles.
D’une part, il développe la doctrine de la consubstantiation
(même si le mot ne se trouve pas sous sa plume) qui affirme
que le pain et le vin, tout en restant ce qu’ils sont, deviennent
corps et sang du Christ. Il y a donc bel et bien, pour lui, une transformation
substantielle des éléments, qui les rend sacrés,
qui leur confère une valeur surnaturelle, comme pour le catholicisme
traditionnel.
D’autre part, Luther attribue un rôle décisif
aux sacrements. Il affirme qu’ils apportent le salut, qu’ils
transmettent la grâce.Il en fait les véhicules par lesquels
les bienfaits de Dieu nous parviennent et nous atteignent. Ainsi,
le réformateur écrit : «Dieu nous a commandé
que nous nous fassions baptiser, ou nous ne serons pas sauvés...Nous
prenons la Cène afin d’y obtenir la rémission des
péchés”.
Ces phrases accordent beaucoup de poids et une grande efficacité
aux sacrements. Ils ne sont pas seulement des signes (analogues à
une lampe témoin qui indique que le courant électrique
passe, ce qui est la position réformée).Ils sont les
instruments dont Dieu se sert pour nous atteindre (comparables au
fil qui transporte le courant électrique).Dieu agit à
travers eux, en se servant d’eux. L’eau du baptême,
le pain et le vin de la Cène communiquent sa grâce.
Si ces thèmes se rapprochent beaucoup de la spiritualité
dominante à son époque, Luther s’en sépare
nettement sur deux points.
En premier lieu, il souligne que c’est Dieu qui donne le sacrement
au croyant, et non le croyant qui offre le sacrement à Dieu.Dans
la Cène, Dieu agit, l’être humain reçoit,
alors que, dans le catholicisme classique, les croyants présentent
la cène ou l’eucharistie, à Dieu.Luther nie que
la cène soit un sacrifice. En effet, dit-il, dans le sacrifice
l’homme apporte quelque chose à Dieu. Au contraire, dans
le sacrement, Dieu confère quelque chose à l’homme.
Il est vrai qu’en réponse au don de Dieu, l’être
humain fait monter vers lui sa louange ; en ce sens, et en ce sens
seulement, donc de manière secondaire, accessoire, on peut
parler d’un sacrifice, mais dans la Cène cet aspect n’est
pas l’essentiel.
Il y une seconde différence. Beaucoup plus que le catholicisme
de son époque, Luther met l’accent sur la parole : la
Cène, c’est du pain et du vin accompagnés par la
Parole. Quand la parole cesse, quand la cérémonie se
termine, on n’a plus que du pain et du vin ordinaires qui doivent
être traités comme tels, qui ont perdu tout caractère
sacré ou sacramentel, qui ne méritent pas un traitement
particulier (que ce soit la consommation sur place ou la réserve
eucharistique des restes). De plus, le luthéranisme insiste
sur la prédication. Le Christ est tout autant, tout aussi réellement
présent en elle que dans le sacrement. Le sacrement est une
parole visible, matérialisée, et la prédication
est un sacrement oral.
2 - La thèse radicale.
A l’opposé de cette importance donnée à
la Cène par le luthéranisme, des groupes protestants
qui se situent dans la mouvance ou l’héritage de la Réforme
radicale contestent sa valeur et mettent en cause sa légitimité.
J’en donne trois exemples.
1.Les quakers, peu nombreux en France, mais beaucoup plus dans les
pays anglo-saxons, qui apparaissent au dix-septième siècle,
suppriment, abolissent baptême et Cène. Ils leur reprochent
de favoriser une religion conformiste et formaliste qui se fonde et
se centre sur des rites et des liturgies, et non sur la foi du cœur
et la sanctification de la vie. De plus, ils considèrent que
les querelles et les persécutions qu’ont provoquées
autrefois les sacrements les ont complètement disqualifiés.
BARCLAY, le principal théologien quaker, estime qu’ils
ont eu une utilité certaine dans l'Église primitive.
Ils ont aidé des gens habitués aux célébrations
du judaïsme et du paganisme à passer au christianisme.
Ils ont représenté des rites de substitution, qui leur
permettaient à la fois de se démarquer, de rompre leurs
anciennes appartenances, et de ne pas être déstabilisé
par une absence de cérémonies qui aurait créé
un vide. Ils ont eu une fonction transitoire et provisoire pour aider
la première génération à cheminer du paganisme
ou du judaïsme vers l'Évangile. Ils se sont, ensuite,
maintenus, parce que l'Église a manqué à sa mission
; elle n’a pas su mettre en place une authentique spiritualité.
Les sacrements ont dégénéré en superstition
; ils ont entraîné des disputes qui les ont irrémédiablement
ternis, abîmés, voire défigurés. Au lieu
d’aider la vie chrétienne, ils l’alourdissent, la
compliquent et l’entravent. En conséquence, les quakers
ne célèbrent ni baptême, ni cène.
2.Seconde contestation, plus nuancée, moins abrupte, vient
des milieux piétistes qui mettent l’accent sur la vie
intérieure, et n’accordent pas grande valeur aux cérémonies
qu’ils jugent non pas inutiles, mais secondaires et accessoires.
Par exemple, Catherine BOOTH, fondatrice, avec son mari William, de
l’Armée du Salut se montre sévère envers
les sacrements :
“La vie spirituelle (est) menacée dans son existence
par la tendance invétérée du cœur humain
qui le pousse à se reposer sur des formes extérieures
plutôt qu’à rechercher la grâce intérieure.
Pour qui connaît quelque peu l’histoire de l'Église,
il est clair que la valeur exagérée accordée
aux cérémonies a freiné l’extension du christianisme.
Combien de fois la marche triomphale de ses plus puissants champions
s’est arrêtée pendant que désertant la bataille
avec les forces du mal, ils se querellaient entre frères à
propos de formes futiles”.
Ce texte voit dans les sacrements des “formes futiles”,
sans importance réelle. Leur pratique conduit à privilégier
indûment l’extérieur aux dépens de la vie
intérieure, de la piété personnelle. Ils provoquent
des disputes qui accaparent trop les chrétiens et les détournent
de leur mission dans le monde, de leur tâche essentielle qui
consiste à annoncer l'Évangile et à secourir
les malheureux.
3.Une troisième forme de cette contestation se rencontre
chez ceux qui insistent sur l’action chrétienne, et plaident
pour un engagement pratique concret. Ils voient dans les sacrements
une affaire de sacristie, qui sent le renfermé, et qui n’intéresse
guère que les “fonctionnaires de Dieu”, les apparatchiks
ecclésiastiques, et les dévots de bénitiers.
Ils affirment que d’autres problèmes autrement centraux
et urgents se posent aujourd’hui dont il faut s’occuper
en priorité. Les discussions et préoccupations concernant
les sacrements relèvent d’une conception étroite,
étriquée, voire obscurantiste de la vie chrétienne.
Elles servent d’alibi à une fuite devant les véritables
enjeux de notre époque.Les Eglises ne se conduisent-elles pas
comme ces théologiens de Byzance qui discutaient du sexe des
anges alors que les armées arabes assiégeaient leur
cité ? Au synode national de l'Église Réformée
à Reims, en 1997, quelques interventions sont allées
dans ce sens.
3. Position réformée.
La position réformée classique se situe entre les
deux thèses que nous venons de voir. Elle reprend des éléments
et récuse les excès de l’une comme de l’autre.
Je la résume en trois points.
1.En accord avec les radicaux, et contre le catholicisme classique
et son adoucissement luthérien, les réformés
affirment que les sacrements n’apportent pas la grâce,
ni ne confèrent le salut. Ils n’ont jamais cru qu’un
enfant mort sans avoir reçu le baptême soit perdu ou
en danger de l’être. Le croyant est sauvé par le
Christ, et non par une cérémonie quelle qu’elle
soit. De même, le pain et le vin de la Cène ne rendent
pas le Christ matériellement présent. Elle signale la
présence du Christ, elle ne l’opère pas, ni ne
l’effectue. La foi met en communion avec Dieu et nous donne l’assurance
de sa présence et de son salut, pas une cérémonie
quelle qu’elle soit. Le Christ vient et entre dans notre vie,
la grâce opère en nous avant que nous ne prenions le
sacrement, déclare très fortement Zwingli. Le sacrement
se contente de signaler une présence qui existe antérieurement
à lui, et de renvoyer à la grâce qui agit indépendamment
de lui. Le théologien réformé suisse contemporain
Emil BRUNNER va dans le même sens :
La marque décisive de notre appartenance au Christ n’est
pas d’avoir reçu le baptême ou de prendre part à
la sainte cène mais seulement et exclusivement d’être
uni à lui par la foi agissante et dans l’amour...ces deux
rites, dits sacrements, ... ne sont pas inconditionnellement nécessaires.
Affirmer le contraire reviendrait à contredire le message du
Nouveau Testament. On peut parler de salut en Christ, de vie en Christ,
d'Église vivante et authentique en dehors des sacrements”.
Il faut, par conséquent, éviter d’attacher trop
d’importance aux célébrations, et refuser de leur
reconnaître une efficacité surnaturelle. Les pratiques
sacramentelles ne touchent pas à l’essentiel, il importe
de les relativiser.
2. Contre les positions radicales, et cette fois-ci avec les catholiques
et les luthériens, les réformés classiques ne
pensent pas qu’on puisse, sans dommage, se dispenser de la Cène,
arrêter de la célébrer. La supprimer aurait des
inconvénients graves à cause de sa valeur pédagogique.
Elle apporte le soutien que rend nécessaire la faiblesse du
croyant. Parce que nous sommes des êtres de chair et de sang,
nous éprouvons de la peine à percevoir des réalités
purement spirituelles; nous avons besoin qu’elles soient dites,
exprimées, concrétisées; les sacrements servent
à cela. Pour Calvin, la Parole de Dieu devrait nous suffire,
et dans ses commentaires du Nouveau Testament, on sent chez lui pointer
le regret qu’à cause de la fragilité, de la grossièreté,
et des carences de sa spiritualité, le croyant ne se contente
pas de la parole, et qu’il doive recourir à des signes,
des symboles, des éléments matériels qui lui
rendent sensibles et tangibles les choses spirituelles. Calvin compare
les sacrements aux béquilles dont se sert un infirme pour soutenir
sa marche. I1 écrit que Dieu les a institués à
cause de notre «imbécillité», ce qui, dans
la langue du seizième siècle, signifie manque de force.
Vouloir s’en dispenser serait un signe inquiétant d’orgucil,
le refus de prendre en compte que nous ne sommes que des êtres
humains qui manquons de force, et l’oubli que, même sauvés
et sanctifiés, nous restons pécheurs.
3. A côté de leur utilité pédagogique,
qui consiste à fournir des signes pour aider la vie de la foi,
les réformés classiques reconnaissent à la Cène
une fonction ecclésiastique. Elle fait voir la communauté
ecclésiale, elle la rend visible. Quelqu’un devient un
croyant, un chrétien, un disciple du Christ, parce que l’Esprit
l’a touché et a suscité dans son cœur la foi.
A ce niveau, les sacrements n’interviennent pas. Ils ne jouent
aucun rôle dans notre relation avec Dieu qui est personnelle
et intérieure. Cependant la foi ne se limite pas à un
tête à tête avec Dieu; elle se manifeste et se
concrétise dans le monde, elle implique une relation avec les
autres, un lien de fraternité avec ceux qui partagent la même
foi, et une conduite de témoignage auprès des autres.
Personne, sauf Dieu, ne sait ce qui se passe dans les coeurs. L’action
de l’Esprit reste secrète, cachée; elle échappe
aux yeux humains. D’où l’utilité de la Cène.
Elle permet d’extérioriser ce que l’on vit intérieurement.
En la prenant, nous disons, à la communauté croyante
et au monde, ce que Dieu a fait pour nous, ce qu’il représente
dans notre existence, et nous déclarons publiquement notre
engagement au service de l'Évangile. La Cène fait apparaître,
elle rend visible aux yeux de tous, de ceux qui en font partie, comme
de ceux qui lui sont extérieurs, l’Église à
laquelle on appartient invisiblement par la foi. C’est la deuxième
fonction que les réformés lui reconnaissent.
Contre ceux qui la jugent nécessaire au salut et qui pensent
qu’elle nous met en communion avec Dieu, les réformés
affirment que la Cène n’effectue pas, mais exprime notre
lien avec Dieu; elle relève de la manifestation ou de l’expression
de la foi, et non de son essence. Contre ceux qui la jugent superflue
et inutile, ils soulignent ses fonctions pédagogiques et ecclésiales.
Elle est pour le croyant et pour l’Église un instrument,
un outil extrêmement utiles qui permettent de visibiliser les
réalités spirituelles.
2. La célébration de la Cène
Ce «ni trop, ni trop peu» qui définit la conception
réformée de la Cène va se retrouver au niveau
de sa célébration. Les réformés réagissent,
d’une part, contre la carence que représente une vie et
un culte chrétiens sans aucune pratique sacramentelle, et,
d’autre part, contre l’excès qui fait de la cène
le centre et le cœur de l’existence croyante et des célébrations
ecclésiales. Ils la subordonnent fortement à la prédication,
et refusent de la célébrer trop souvent.
1. Cène et prédication
On rencontre dans le christianisme trois grandes manières
de comprendre la relation entre la prédication et le sacrement.
I1 s’agit de trois courants qui sont présents dans toutes
les Églises ou dans toutes les confessions chrétiennes.
Toutefois, le premier l’emporte chez les catholiques, le deuxième
caractérise plutôt la sensibilité luthérienne
et le troisième correspond bien à l’approche réformée,
à son souci d’en faire ni trop ni trop peu. Dans les trois
confessions, existent des exceptions, des courants minoritaires. I1
ne s’agit pas de définir des particularités qui
appartiendraient exclusivement aux uns et aux autres, mais d’indiquer
des dominantes.
1. Un premier courant très présent et très
fort dans le catholicisme classique, considère que la célébration
eucharistique est le coeur, le sommet, le point culminant du culte
que l’Église rend à Dieu. Tout doit y converger
vers elle, et s’organiser en fonction d’elle. Ce qu’on
nomme la liturgie de la parole a pour fonction principale de la préparer,
de l’anticiper et de conduire à elle. La prédication
est au service de l’eucharistie, on voit en elle une annexe du
sacrement. A la limite, même si on ne le souhaite pas ni on
ne le recommande, on peut se passer de l’homélie, voire
d’une lecture de la Bible, l’eucharistie se suffit. Je sais
bien qu’on rencontre, surtout aujourd’hui, des catholiques
qui ont un avis différent. Déjà au siècle
dernier, le curé d’Ars, pourtant d’une piété
bien traditionaliste, et très rituelle, disait que si on était
contraint de choisir, il faudrait conserver la prédication
plutôt que le sacrement. Il n’en demeure pas moins que
les textes du magistère insistent sur l’importance centrale
du sacrement, et lui subordonnent la prédication. Une messe
sans célébration eucharistique est impensable, et là
où l’eucharistie n’a pas lieu, on a un office secondaire,
qui a une portée et une valeur moindres, qui est d’un
ordre et d’un niveau inférieurs.
2. Une spiritualité et une théologie de type luthérien
offrent un terrain favorable à un second courant, qui s’y
est beaucoup développé. Il accorde une valeur égale
à la prédication et au sacrement. Il y voit les deux
moyens par lesquels l'Évangile nous est annoncé et nous
atteint, les deux canaux par lesquels il nous est communiqué
et parvient jusqu’à nous. Si ces deux médiums diffèrent
par leur forme, ils ont une valeur et une importance équivalentes,
ce qui interdit de les hiérarchiser, d’en privilégier
l’un par rapport ou l’autre. Luther voit dans le sacrement
une parole visible, et dans la prédication un sacrement oral
ou verbal. Il faut donc conjuguer et associer systématiquement
prédication et sacrement, qui se complètent, se confortent
mutuellement, comme la jambe droite et la jambe gauche quand on marche,
ou comme les plats et la boisson dans un repas. Aujourd’hui,
beaucoup de textes communs aux luthériens et aux réformés,
par exemple ceux de la Concorde de Leuenberg, vont dans ce sens, et
mettent sur le même plan la prédication et le sacrement,
en leur reconnaissant une valeur et une signification identiques.
3. Les Réformés classiques ont un point de vue assez
différent, et se rattachent, dans leur majorité, à
une troisième position. Celle-ci se refuse à accorder
une place centrale aux sacrements dans le culte. Elle ne lui reconnaît
qu’un rôle et une valeur auxiliaires. Pour ce courant,
au coeur de toute célébration évangélique,
il faut mettre la lecture, l’étude et la méditation
des Écritures. Elle insiste très fortement sur la priorité
et la primauté de la prédication. Dieu vient à
nous et nous rencontre d’abord par elle. La prédication,
affirme le Synode de Berne, en 1532, constitue «la partie essentielle
de notre office». Les sacrements viennent après, ensuite,
en second lieu. Ils sont «ajoutés» à la
prédication, comme le disent les grandes Confessions de foi
réformées, celle de La Rochelle, celle des Pays Bas,
l’helvétique postérieure. En 1549, les Églises
de Genève et de Zurich signent un accord, appelé le
Consensus Tigurinus, rédigé en commun par Calvin, et
Bullinger (le successeur de Zwingli dont l’autorité et
le rayonnement, au seizième siècle, se comparent à
ceux du Réformateur de Genève). Cet accord, important
parce qu’il unifie zwingliens et calvinistes, qualifie la Cène
de «dépendance et accessoire», de moyen auxiliaire.
Les réformés classiques jugent complet un culte sans
célébration de la cène; il ne manque rien à
un tel culte, il n’est pas amputé, inférieur, de
qualité ou de contenu moindre par rapport à un culte
avec Sainte Cène. Par contre, on refuse catégoriquement
de célébrer une cène si une prédication
ne la précède pas, ce serait tomber dans la superstition.
La Confession Écossaise de 1560 va jusqu’à dire
que la valeur du sacrement dépend de celle de la prédication
qui précède. Si la prédication n’annonce
pas fidèlement l'Évangile, la cène qui suit perd
de sa signification, de son poids et de son utilité. On ne
peut pas affirmer plus fortement la subordination du sacrement à
la prédication qui lui donne sens et contenu. La prédication
a accessoirement besoin de la Cène, tandis que la Cène
a essentiellement besoin de la prédication. De ce point de
vue, on ne peut que s’inquiéter de ce que la crise actuelle
de la prédication ait entraîné une insistance
nouvelle sur la cène, comme si le sacrement pouvait sinon se
substituer à la prédication, du moins compenser sa perte
d’impact et y remédier.
On constate donc ici, également, chez les réformés,
le souci de ne pas accorder une place excessive à la Cène,
la volonté de l’empêcher d’envahir le culte,
d’en devenir l’élément essentiel. Le culte
réformé s’organise autour d’un seul centre:
l’annonce de la Parole de Dieu, l’explication de la Bible,
la proclamation du message évangélique. Tout le reste,
y compris le sacrement, est subordonné à la prédication,
en est l’auxiliaire. On tient à la Cène, mais elle
doit rester à sa juste place, qui est seconde.
2. La fréquence de la Cène
Ce même souci réformé de contenir la Cène
dans ses justes limites, d’empêcher des excès et
des débordements se manifeste dans la question qui revient
régulièrement de la fréquence de sa célébration.
Dans l’Église encore indivise de la fin du Moyen-Âge,
on a une situation étonnante et paradoxale. L’eucharistie
est célébrée chaque dimanche, à chaque
messe, mais les fidèles communient rarement, en général
une fois par an au moment de Pâques, quelque fois moins, et
exceptionnellement plus. Il en résulte que l’eucharistie
devient un spectacle auquel on assiste sans y participer, ce contre
quoi les Réformateurs ont vivement réagi. Ils ont voulu
une Cène moins fréquente et plus fréquentée.
A Zurich, sous l’influence de Zwingli, on met en place une cadence
trimestrielle. On célèbre quatre Cènes dans l’année,
l’une en septembre, une autre en décembre, la troisième
au moment de Pâques, la dernière en juin. A Genève,
Calvin a jugé insuffisant ce rythme; il a souhaité et
proposé une célébration hebdomadaire, le dimanche;
il faut rappeler que le culte avait lieu tous les jours, et que donc
seulement un culte sur sept, et non tous les cultes devait comporter
une Cène. L’Église de Genève, et les Églises
réformées en général n’ont pas suivi
cette proposition, et s’en sont tenus à quatre célébrations
annuelles, ce que Calvin a accepté. Il y a consenti avec regret,
mais en jugeant que ce point n’avait pas assez d’importance
pour déclencher une polémique.
Pourquoi cette résistance, qui se continue, mais avec moins
de force jusqu’à nos jours, à une célébration
hebdomadaire? Elle s’appuie essentiellement sur deux raisons.
1. D’abord, la volonté de bien marquer le caractère
essentiel de la prédication, et de souligner qu’à
un culte où la Bible a été commentée et
expliquée, où l'Évangile a été
annoncé par la parole, il ne manque rien. La Cène n’apporte
pas un «plus». Pour qu’on ne la considère
pas comme indispensable, pour qu’on ne lui accorde pas une importance
indue, il faut résolument éviter que tous les cultes
comportent une Sainte Cène. Parce qu’elle représente
non pas un supplément, mais un complément, il importe
toutefois de la célébrer à intervalles réguliers.
Elle prend ainsi sa juste place, celle qui lui revient normalement.
2. La seconde raison tient à ce que la Cène a pour
fonction de manifester, d’exprimer, d’extérioriser
la réalité de l’Église. Elle en témoigne
aussi bien auprès de ceux qui en font partie, que de ceux qui
se situent au dehors, qui ne sont pas croyants. Elle ne rendra ce
service, et n’atteindra son but que si elle remplit trois conditions.
- Premièrement, elle doit être publique; les réformés
sont hostiles aux Cènes privée, particulières,
à domicile; quand on la donne à un malade qui ne peut
pas se déplacer, il importe que quelques personnes soient présentes,
des conseillers presbytéraux, pour qu’elle garde un minimum
de publicité. Elle n’a rien d’un rite privé,
secret, d’une arcane; elle se célèbre au vu et
au su de tous.
- Deuxièmement, il faut la célébrer avec ordre,
sérieux et dignité; une cène débraillée,
désordonnée, improvisée constituerait un contre
témoignage.
- Troisièmement, on ne doit pas la célébrer
trop souvent pour qu’elle soit un événement marquant.
Une comparaison éclairante de Zwingli le souligne. Dans un
pays, la fête nationale exprime, concrétise la cohésion
du peuple; elle le fait parce qu’elle a lieu une fois par an.
Si elle revenait chaque semaine, elle se banaliserait et perdrait
son caractère signifiant. De même, dans une famille,
les anniversaires que l’on fête représentent des
instants forts qui marquent les liens familiaux. Si le rappel du jour
de naissance des uns et des autres avaient lieu chaque semaine, il
n’aurait plus grand impact, il perdrait sa capacité de
réunir, de regrouper la famille et de concrétiser symboliquement
une affection. De même une Cène hebdomadaire ne devient
plus un grand moment dans la vie de communauté, celui où
elle fait l’effort de se rendre visible. Elle se transforme en
rite habituel, routinier, et n’aurait plus l’éclat
qui lui permet de remplir sa fonction. La rareté lui conserve
son caractère de manifestation un peu spectaculaire, et lui
donne sa dimension d’événement public.
Cette deuxième raison privilégie la seconde fonction
du sacrement, selon les réformés, à savoir la
fonction ecclésiale. On aboutit à des conclusions différentes
quand on met plutôt l’accent sur la première fonction,
la fonction pédagogique de la Cène. L’aide qu’elle
nous apporte dans notre faiblesse conduit à la souhaiter fréquente.
Entre ces deux tendances, pour faire droit aux deux fonctions de la
Cène sans sacrifier l’une à l’autre, s’est
établi chez les réformés français le compromis
pragmatique et implicite d’une célébration mensuelle.
Il a l’avantage, comme l’a recommandé l’assemblée
luthéro-réformée du Liebfrauenberg de 1981, de
ne pas marginaliser ceux qui, sensibles aux arguments de la réforme
radicale, éprouvent, pour des raisons spirituelles et théologiques,
des réticences devant des communions trop fréquentes.
Conclusion
Au moment du Concile de Vatican 2, Karl BARTH écrivait au
Père Yves CONGAR: «Comment pouvez-vous accorder une telle
importance à l’eucharistie, alors que dans le Nouveau
Testament elle occupe si peu de place?» Deux remarques montrent
la pertinence de cette question de BARTH, qui au premier abord peut
étonner.
1. Si on compare les divers récits du jeudi saint que l’on
trouve dans le Nouveau Testament (il y en a quatre), l’ordre
de répétition «faites ceci en mémoire de
moi» qui institue le rite, n’est rapporté ou raconté
ni par Matthieu, ni par Marc, ni par les manuscrits les plus anciens
de Luc, et encore moins par Jean qui ne dit pas un mot d’un partage
et d’une distribution de pain et de vin au cours du dernier repas
de Jésus avec ses disciples avant la crucifixion (à
la place il relate le lavement des pieds). Seul Paul, dans la première
épître aux Corinthiens, insiste sur cet ordre. Ce constat
amène à douter de l’historicité de cet ordre
de répétition attribué à Jésus.
En tout cas, il indique qu’une partie des écrivains canoniques
et de l’Église primitive n’a pas considéré
comme très importante la célébration de la Cène.
Ils n’ont pas jugé qu’elle faisait nécessairement
partie du message qu’ils avaient à transmettre. Ce silence
ne doit pas nous détourner de partager le pain et le vin; il
ne disqualifie pas ni n’autorise à écarter le récit
de Paul. Par contre, il devrait nous empêcher d’accorder
une valeur excessive à la Cène; il fonctionne un peu
comme un garde-fou contre une hypertrophie sacramentelle.
2. L’un des problèmes que rencontre l’interprétation
du Nouveau Testament dans ce domaine tient à la difficulté
de distinguer la Cène des repas communautaires d’abord
du groupe des disciples, ensuite de l’Église primitive.
Peut-être d’ailleurs, à l’origine se confondaient-ils,
ce qu’écrit Paul aux Corinthiens le suggère. Quoi
qu’il en soit, ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui.
Nos Cènes et nos eucharisties sont des rites, des liturgies,
qui n’évoquent que de manière fugitive et lointaine
tout ce qui se passe et s'échange autour d’une table amicale
ou familiale. Certainement nos Églises seraient plus proche
des pratiques des premiers chrétiens en organisant un repas
paroissial après chaque culte plutôt qu’une Cène
dominicale. Chaque fois qu’on mentionne dans le Nouveau Testament
un repas avec bénédiction et fraction de pain, ce qui
correspond d’ailleurs aux coutumes de la piété
juive, il ne s’agit pas forcément d’une Cène
telle que nous l’entendons, d’un moment cultuel spécial,
d’un sacrement.
Il me semble donc que le Nouveau Testament conforte cette volonté
de n’en faire ni trop, ni trop peu. L’être humain
a besoin de rites, de cérémonies. On ne doit pas l’en
priver, mais toujours lui rappeler leur caractère secondaire,
accessoire, et ne pas faire d’un moyen pédagogique un
acte magique. Je ne cache pas combien me mettent mal à l’aise
certains propos que j’entends parfois dans les textes introductifs
à la Cène. Quand on me dit que le pain et le vin deviennent
ou portent le corps du Christ, quand on m’affirme qu’ils
répètent le sacrifice du Christ, il m’arrive de
m’en abstenir, par protestation, et je ne suis pas le seul. Par
contre, quand on en parle comme d’un signe qui me rappelle la
présence et l’action du Christ dans ma vie, qui évoque
ce qu’il a fait autrefois, ce qu’il continue de faire aujourd’hui
et ce qu’il fera demain, alors je la prends avec joie et avec
profit, car elle prend alors son juste sens, et qu’on a su n’en
faire ni trop ni trop peu.
André
Gounelle
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