par Michel
Jas
La question johannique reste un
problème des plus digne d'intérêt mais difficile
pour les études historiques concernant les origines chrétiennes.
Elle désigne à la fois la place dans le canon du Nouveau
Testament de l'évangile de Jean et des épîtres
qui lui correspondent, et leur trajectoire dans les com-munautés
chrétiennes primitives avant et après la désignation
de l'hérésie: Grande Eglise et courants gnostiques.
(1)
Héracléon, hérétique valentinien, écrit
le premier commentaire sur l'évangile de Jean. Dans la Grande
Eglise, les premières citations patristiques concernant Jean
furent faites dans un contexte de polémique à l'égard
des Gnostiques (chrétiens hérétiques à
tendance dualiste). Les plus prudents, nommés Aloges, continuaient
à refuser parmi les livres saints les textes de Jean parce
que suspectés d'être l’œuvre de l'hérétique
Cérinthe (gnostique prè-valentinien). Irénée
répond qu'au contraire l'évangile de Jean vise Cérinthe
pour le contredire.
On peut être surpris de voir, d'un côté les écrits
bibliques attri-bués à Jean largement cités par
les Gnostiques, et de l'autre l'absence d'allusions claires à
St-Jean chez les docteurs de l'église avant Irénée
et Tertullien. Y-au rait-il eu alors continuité historique
et sociologique entre le courant johannique (avant et après
la rédaction de l'évangile et des épîtres
de Jean) et les milieux gnostiques, particulièrement valentiniens,
du deuxième siècle ? Plusieurs exégètes
modernes répondent par l'affirmati-ve pour trois raisons:
1 - Les écrits johanniques du Nouveau Testament offrent une
parenté non seulement de vocabulaire (antinomies: haut-bas,
lumière-ténèbre, vérité-mensonge,
Dieu-diable, Dieu-monde etc...) mais théologique avec la Gnose
(importance donnée à la connaissance, les évènements
de l'Ancien Testament ne sont pas directement attribués à
Dieu, salut non par le sacrifice mais par la révélation,
préexistence du Christ, quasi télescopage: croix-résurrection
etc...)
2 - Certains textes apocryphes des Gnostiques témoignent
d'un état de la tradition johannique peut-être antérieur
à la rédaction du IVe évangile.
3 - Les célèbres passages de 1 Jean, censés
dénoncer le Docétisme ou la Gnose, cités par
Polycarpe, Irénée, Tertullien (et les exégètes
conservateurs d'aujourd'hui) se trouvent para-doxalement utilisés
par les auteurs gnostiques eux-mêmes, dans le cadre d'une interprétation
théologique évidemment dif-férente.
Au XIXe siècle, c'est l'école de Tübingen en
Allemagne qui révèle le problème johannique.
Le fondateur de cette école qui renouvela toute la théologie
européenne de cette époque, Ferdinand-Christian Baur
écrit entre autre sur le Manichéisme en 1831, la Gnose
en 1835 et l'évangile de Jean en 1844. Baur applique la théorie
hégélienne de la thèse, antithèse et synthè-se
à l'histoire des évangiles et des églises primitives.
Le catho-licisme du IIIème siècle lui apparaît
comme le résultat de plu-sieurs conciliations entre les tendances
opposées des âges précédents. L'hérésie
participe à la constitution de l'orthodoxie. Baur est à
la fois rationaliste par ses positions hardies et cri-tiques en histoire,
et spiritualiste, car selon lui, l'idée, la tendan-ce priment
sur le fait. Pour ce qui est du IVe évangile, il s'agit selon
lui d'une oeuvre de synthèse entre un Gnosticisme naissant
(culture grecque et point de vue universaliste) et la tra-dition pré-catholique
issue du monde juif particulariste. Ce qui est essentiel dans Jean,
plus que la question de sa fiabilité his-torique, c'est qu'il
participe à ce mouvement, cette tendance.
Avec, après et autour de Baur, le terme de johannisme com-mence
à être utilisé. .
Napoléon Peyrat, même s'il ne lisait pas l'allemand,
dépend des grands débats de son époque (2). Les
protestants français se sont beaucoup intéressés
à l'école de Tubingen, souvent pour la critiquer...
Avec "johannite", Napoléon Peyrat annonce l'emploi
dans notre langue de la forme adjectivale "johannique" à
la fin du siècle.
Johannisme et rêve. Un des pères de l'idéalisme
allemand, Schelling (1775-1854), avait proposé pour l'histoire
de l'Église une vision comprenant trois périodes représentées
par trois apôtres: Pierre pour le Moyen Âge, église
de l'autorité et de l'unité extérieure; Paul
pour la Réforme, église de la recherche, du mouvement
et de la science; Jean pour l'avenir, église de l'Esprit saint
et de la plénitude. Le pasteur Sardinoux, profes-seur à
la faculté de théologie de Montauban, qui soutint en
1848 la candidature de Napoléon Peyrat pour la chaire de lettres
classiques (3), orthodoxe mais imprégné par la théologie
d'Outre-Rhin, usait de la même trilogie pour expliquer l'histoire
de l'Eglise et espérer un temps où l'église de
St-Jean, celle de l'amour, absorberait et dépasserait la loi
(église de Pierre) et même la grâce (église
de Paul) (4).
La présentation de ces trois types d'églises ou familles
spiri-tuelles, avec la dernière pour les temps à venir,
se trouve diver-sement exprimée chez de nombreux protestants
français au XIXe siècle (Samuel Vincent, François
Guizot, Prosper Jalaguier), dans les sociétés théosophiques
issues de Swedenborg (proches des groupes de la rose-croix et des
loges maçonniques) et dans le curieux mouvement Saint Simonien.
Les catholiques aussi, dans une certaine mesure, oeuvraient à
la constitution d'une nouvelle église qui serait la synthèse
entre les vieilles traditions dans ce qu'on pouvait y trouver de meilleur
(l'église de Louis XIV semblait définitivement morte
après la tourmente révolutionnaire) et la liberté
de conscience. Synthèse à trouver entre le gallicanisme
autoritaire et "ultramontanisme libéral chez Lamennais
par exemple.
L'originalité de Peyrat dans ce contexte est de placer l'église
idéale, non pas d'abord dans un futur mobilisateur ou problé-matique,
mais dans les temps passés: en plein Moyen Âge, en Aquitaine!...
Cette église est morte depuis bien longtemps; dis-tincte du
protestantisme. Eglise des Martyrs et de l'Esprit Saint (le "Paraclet"
selon St-Jean) dont la montagne symbole (Montségur) représente
à la fois leur Golgotha (la croix) et leur Thabor (leur transfiguration).
Ecrire l'éloge posthume des Cathares Albigeois pour Peyrat
c'est faire œuvre.... œcuménique (5) !… Rappeler
une des trois voies possibles pour le Christianisme: celle de Jean.
Car intuiti-vement notre auteur perçoit les défunts
disciples du Christ de son pays comme johanniques (nous pensons qu'il
a eu globale-ment raison (6) mais sans véritablement étayer
son point de vue à partir des sources des origines chrétiennes.
Quand il parle de filiations c'est comme Baur au niveau des correspondances
symboliques, au niveau de l'idée. On passe de Platon à
Christ par St-Jean. D'Alexandrie aux Gaules par "Marcos de Memphis"
(Peyrat reconnaît qu'avec ce personnage, comme avec "Léon"
présumé ancêtre antique des Vaudois, on sort à
peine de la légende) on arrive à l'Espagne avec Priscillien
évêque d'Avila, puis aux Basques contre Charlemagne,
jusqu'à Niquintas à St-Félix-de-Lauragais (1167)
qui réorganise le Catharisme originel... L'hypothèse
ne résiste évidemment pas à la critique moderne,
mais comporte le mérite, avec ses impréci-sions, de
rappeler l'existence de filiations perdues dans l'histoi-re, ainsi
que l'origine plurielle du Christianisme. L'histoire est un puzzle;
la foi une certitude.
Enthousiaste mais démodé. Napoléon Peyrat a
63 ans au moment de la parution du IIIeme volume de son Histoire des
Albigeois. Sur les registres paroissiaux de l'église Réformée
de St-Germain-en-Laye, depuis quatre ar1S déjà, de graves
tremblements apparaissent dans son écriture (maladie de Parkinson?)...
L'édition avait longtemps traîné. En 1867, Michelet
faisait des démarches en sa faveur(7) Pendant la guerre de
70, le travail de l'imprimeur dût s'arrêter. Dans ses
deux livres de 1855 et 1860, Peyrat exprime plusieurs des croyances
historiques qui le conduiront dans son oeuvre principale.
Alors qu'il résidait chez une riche famille bordelaise comme
précepteur en 1845, il travaillait déjà à
Histoire des AIbigeois (8) En 1832, avec plusieurs cahiers sous le
bras, il confiait à Béranger (qui lui égarera
certains de ses manuscrits): "J'ai deux travaux en tête,
l'histoire des Albigeois, mes ancêtres par le sang, et l'histoire
des Camisards, mes aïeuls par la foi (9). Napoléon Peyrat
disait même avoir suivi dès l'enfance one seule idée
fixe: "le relèvement de l'Aquitaine"'(10)... L'Histoire
des Albigeois était donc vieille dans sa conception, ses hypo-thèses
et son style lors de sa sortie en librairie.
Après ses études en théologie, le jeune ariégeois
avait espéré se frayer une voie dans les salons littéraires
de la capitale. Il était poète et c'est ainsi qu'il
entre en histoire. Comme tous les fils spirituels de Chateaubriand
et de Hugo, Peyrat cherche dans les ténèbres des mondes
enfouis l'inspiration salvatrice, celle d'un peuple, d'une race, d'un
vécu: une épopée! La docu-mentation vaste et
éclectique qui est rassemblée, pour rendre compte de
l'ensemble de l'expérience passée, se trempe dans l'âme
du conteur: ses passions, sa propre recherche, ses sym-pathies. Les
associations d'idées peuvent aussi jouer un rôle. Pour
être globale et pathétique, l'histoire se fait musique,
priè-re, peinture, presque alchimie. Peu importe les erreurs
de détail, les explications fantaisistes; c'est la chair de
l'histoire qui doit revivre quand les sources fragmentaires n'en donnent
que le squelette. C'est la résurrection d'un climat qui importe.
Peyrat ressemble à Augustin Thierry de l'année 1840;
mais au moment où paraît son Histoire des Albigeois la
fièvre du romantisme n'exerçait plus de passions...
Orphelin de mère, délaissé par son père,
Napoléon Peyrat fut élevé par plusieurs membres
de sa famille, en particulier Auguste Peyrat son oncle. Celui-ci avait
fait, avant d'entrer dans l'armée de Bonaparte, des études
de théologie à la facul-té de Montauban récemment
créée. Il était de la même promo-tion que
le pasteur Vi eu du Mas d'Azil, qu'Athanase Coquerel (futur chef de
file des protestants libéraux parisiens) et que Jacques-Paul
Rossellotty chez qui Napoléon Peyrat se formera pendant deux
ans (à Châtillon-sur-Loire) : une génération
d'hommes imprégnés par l'esprit des Lumières
et de la révolu-tion. Quand le neveu au prénom impérial
entre à son tour au séminaire de Montauban, l'ambiance
théologique de la faculté commençait à
recevoir les influences du réveil de l'orthodoxie protestante.
Le jeune homme reste pourtant fidèle à l'orientation
théologique de son oncle : il est libéral; sa thèse
de 1831 sur le Christianisme au XIXe siècle ne laisse pour
cela aucun doute !(11) Il ne participera pas comme la majorité
de ses collègues de promotion aux grandes fièvres évangélisatrices
de recons-truction du protestantisme et de mission puisque par la
suite, pendant seize ans, il erre cherchant sa voie dans le monde
de la littérature à Paris(12). Chose curieuse pour un
fils de la Réforme, il dédie à Sainte Beuve un
poème sur la transmigration des âmes.
Quand finalement il commence son ministère pastoral (1847),
il est déjà malade et le réveil religieux du
protestantisme français amorce une phase de déclin.
Il avait demandé une place au consistoire de Nîmes, il
fut reçu par celui de Paris et seconde quelques temps le pasteur
libéral de Versailles avant de rece-voir sa titularisation
pour le poste de St-Germain-en-Laye.
Le journal Le lien, auquel Peyrat participe, offre, sous la plume
de Charles Coquerel son rédacteur (frère d'Athanase),
quatre longs articles contestant les positions jugées beaucoup
trop négatives de Charles Schmidt à l'égard des
Albigeois(13).
Est-ce pendant cette première période que Napoléon
Peyrat travaille à son épopée Montségurienne?
Peyrat censuré. En 1851, il épouse la nièce
du général Randon (14). C'est l'époque où
la haute Société Protestante pari-sienne se tourne vers
une certaine orthodoxie distinguée (ten-dance "haute-église").
Eugénie Peyrat assiste aux prédications données
à l'Oratoire du Louvre et aux Batignolles. Les Peyrat choisissent
comme parrain de leur fils: Jean-Henri Grandpierre, c'est-à-dire
le pasteur "haut de gamme" de l'orthodoxie réfor-mée
parisienne. On peut être surpris car celui-ci avait soutenu
un autre que Peyrat au moment de sa candidature comme pro-fesseur
à la faculté de théologie de Montauban. Résolument
ennemi de tous les hérétiques, Grandpierre ne s'était
pas privé de dénoncer les erreurs cathares au moment
de la parution d'Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou
Albigeois par Charles Schmidt(15). En 1855, il écrivait une
recension d'his-toire de Vigilance assez désastreuse pour son
humble col-lègue de St-Germain-en-Laye(16).
D'après Camille Rabaud pasteur à Castres, Eugénie
Peyrat aurait eu quelque peine lors de la publication de Béranger
et Lamennais(17), nom de son mari ne figurant d'ailleurs ni sur la
couverture, ni sur la page de garde.
En 1861, les éditions Meyrueis annoncent la prochaine parution
d'une Histoire de Montségur par Peyrat en quatre volumes. La
même année, Grandpierre dans le journal L'espérance
(Peyrat dût trouver le titre du journal protestant orthodoxe
mal approprié!) renouvelle sa sévérité,
au sujet d'histoire des Réformateurs de France et d'Italie
au XIIe siècle (18). En 1862, c'est pourtant Jean-Henri Grandpierre
qui inaugure le Temple de St-Germain!...
Reproche-t-il à Peyrat ses images démesurées
et flamboyantes ? Celui-ci s'obstine tout en changeant l'axe de son
exaltation : Jeanne d'Albret est la reine du ciel ; Coligny le héros
christique ; la Réforme, un Etna au XVIe siècle (Le
colloque de Poissy, 1862); les monts cévenols correspondent
aux Sinaï, Carmel et Bâsan, Adolphe Monod se transfigure
en ange (L'Arize, 1863).
En 1865, dans A travers le Moyen Age, Eugénie Peyrat semble
répondre aux futures libertés dogmatiques de son époux.
Son pasteur de mari est peut-être inscrit malgré lui
dans le camp orthodoxe. Elle parle de Montségur, du voyage
qu'elle fit avec son compagnon passionné; mais déclare
que les Cathares sont à mille lieues de l'Évangile(19).
Esclarmonde ou Eugénie? Sous l'influence de Hyacinthe Loysson,
dominicain proche de Lacordaire, puis carme au cou-vent de Passy et
prédicateur à Notre-Dame, Eugénie se convertit
au Catholicisme (20). Quatre raisons expliquent d'après nous
cette évolution.
- Premièrement, il existait des ponts de passage entre l'aile
droite de l'orthodoxie réformée ou luthérienne
et les milieux catholiques intellectuels.
- Deuxièmement, la guerre de 70 fit abandonner chez les pro-testants
français la croyance en la supériorité des nations
pro-testantes sur les catholiques. Le couple Peyrat fut très
peiné par la barbarie des combats (21). Comme équipière
de la Croix-Rouge, Eugénie lança des appels dans les
journaux (col-lectes de vêtements etc...) et traversa même
la ligne de front pour apporter au prince de Prusse une lettre de
protestation. Elle fut certainement très choquée de
voir les soldats alle-mands ("qui ne respectaient pas les lois
de la guerre") célébrer leur culte dans le Temple
de St-Germain.
- Troisièmement, déçue par la défaite,
elle accuse la désunion des français entre républicains
et royalistes. Or les luttes doctri-nales à l'intérieur
de l'église Réformée sont pour elle du même
ordre. L'Unité est par elle ressentie comme un devoir tout
autant patriotique que mystique.
- Enfin, elle juge le synode protestant de 1872 comme encore trop
favorable .au protestantisme libéral (et rationaliste), lequel
vient de l'Allemagne (22).
Quelle fut l'attitude du Pasteur de St-Germain pendant ces années
? Lui qui avait écrit un éloge du père Hyacinthe
dans son combat contre Vatican I, lui qui faisait de St-Thomas, Ste
Thérèse, Saint Cyran, Pascal, Fénelon, Bossuet,
Lamennais des enfants spirituels, malgré eux, du Catharisme,...
"donna l'autorisation" à sa femme (23)...
Mais en même temps, il délivre "l'Eglise du Paraclet"
pour qu'elle se lève à l'appel de son Dieu! Le baron
de Schickler, laïc protestant' engagé dans une paroisse
voisine de St-Germain-en-Laye, soutient son vieil ami: de 1870 à
1881, presque chaque année, paraît un texte (annonce
de souscrip-tion, extrait, recension) dans le Bulletin de la Sociétéd'Histoire
du Protestantisme Français favorable à Peyrat ou aux
Albigeois. Le pyrénéen exilé, malade, mais pasteur
jusqu'à sa mort, travaille jusqu'au bout aux derniers volumes
de son oeuvre.
Les cinq dernières années de sa vie furent illustrées
par la ren-contre de Louis-Xavier de Ricard et d'Auguste Fourès,
les félibres rouges (dont les idées sont aux antipodes
des positions d'Eugénie) (24). Peyrat retrouve ses racines
et met de grands espoirs chez ses deux admirateurs. -
Cathares et Protestants. Les Huguenots parlaient des Albigeois depuis
la Réforme. Au XIXe siècle, une fracture apparaît
dans l'historiographie du catharisme entre la vision classique qu'avaient
les protestants de leurs ancêtres et la méthode historique
positiviste ou critique (suscitée, pour l'ensemble de la discipline
historique, par nombre d'universi-taires protestants) (25). La première
tendance s'exprime une der-nière fois avec les thèses
de Charles-Victor Goguel (Strasbourg, 1840), de Pierre-Henri Moulignier
(Montauban, 1846) et les articles de Charles Coquerel (Le Lien, 1849).
La seconde tendance est caractérisée par l’œuvre
de Charles Schmidt de l'Université de Strasbourg (Histoire
et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois, 2 volumes, Paris
1848--1849).
L'opinion classique selon laquelle les Albigeois avaient été
"les protestants du Moyen Âge" avait reçu la
contradiction intelligen-te et virulente de Bossuet au XVIIe siècle.
Goguel, Moulignier et Coquerel reprennent les arguments de Jacques
Basnage (pasteur français du Refuge qui avait écrit
sur les Albigeois en 1699) comme ayant répondu de façon
satisfaisan-te à l'évêque de Meaux. Les Albigeois
sont de deux sortes; si quelques uns furent Manichéens ou Ariens,
la plupart, selon eux, étaient Vaudois c'est-à-dire
impeccables doctrinalement. Saint Bernard n'avait pas relevé
chez eux d'hérésie mani-chéenne. Pierre de Bruis
et Henri ne peuvent non plus en être suspectés. Moulignier
et Coquerel ajoutent l'argument du Concile de Lombers (1165) où
les Bons-Hommes s'étaient pré-sentés de façon
clairement orthodoxe. Or, disent-ils, Bossuet tronque la citation
de Lombers. Pour terminer sa démonstration identifiant les
Cathares aux Vaudois, Moulignier mentionne la découverte des
deux dissidences réfugiées conjointement dans les hautes
vallées alpestres en 1405 par St Vincent Ferrier (l'argument
peut, en fait, servir la thèse inverse puisque les "Waldenses"
et les "Gazares" sànt cités distinctement
par le Saint dominicain!)... Charles Coquerel, quant à lui,
essaye de répondre à Charles Schmidt qu'il trouve très
savant mais injus-te, en confondant, par exemple, Cathares italiens
et Albigeois-bibliens ("Monéta de Crémone n'est
jamais allé en Albigeois")...
Une autre façon d'entrevoir les Albigeois dans les rangs
du pro-testantisme français était en train de surgir.
Les deux volumes de Schmidt reçurent dès leur parution
les éloges du journal pro-testant L'Espérance: "Les
Cathares ou Albigeois n'étaient point, comme on l'a cru trop
longtemps et trop généralement, une secte chrétienne,
protestante, ayant droit à être rangée parmi les
réformateurs avant la Réforme"! (26)... L'auteur
de ces lignes n'est autre que le Pasteur Jean-Henri Grandpierre sus
cité!...
Charles Schmidt (27)participe depuis Strasbourg à la grande
amorce en histoire de la critique méthodique. On lui doit une
cinquantaine de titres sur des.sujets variés (28). C'est un
homme de bibliothèque et d'archives. Professeur au séminaire
protes-tant à partir de 1839, il enseigne l 'Histoire Ecclésiastique
à par-tir de 1864 jusqu'à sa retraite en 1877. Histoire
et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois est écrite
avant les troubles suscités par ses collègues Schérer
et Colani libéraux extrémistes. Charles Schmidt reste
quelqu'un de tranquille (il ne quitte pas Strasbourg après
70) et même de conservateur. L'Alsace est étrangère
aux efforts apologétiques des protes-tants "de l'intérieur";
l'école de Strasbourg se veut rationnelle, sans préjugés.
"Nous avons tenté d'être impartial" écrit
Schmidt dans sa préface. Néanmoins le professeur luthérien
apparaît bien doctrinaliste et orthodoxe dans sa grille de lecture.
Ne connaissait-il pas les travaux de l'école de Tübingen
(et les dis-cussions de son collègue Reuss) sur le johannisme
quand il refuse aux Cathares la qualité de chrétien
parce que ne croyant ni à la mort expiatoire du Christ ni à
la satisfaction de Dieu?
"Quelque heureux que nous eussions été de trouver
les Cathares en accord avec notre foi (29) et les défendre
contre les accusations de leurs adversaires, nous avons dû nous
sou-mettre avant tout à la vérité." (vol
II, p.270). A cause de son dualisme radical ou mitigé, le catharisme
doit être reconnu, selon Schmidt, comme païen dans son
essence (30).
En 1877, quand il cite le "curieux rituel Cathare de Lyon"
publié en 1847 et 1852 par ses collègues Cunitz et Reuss,
il n'en tire aucune révision de son point de vue (31).
L'érudition de Schmidt reste toutefois incontournable. On
ne peut désormais écrire sur les Cathares comme auparavant.
Le tournant historiographique créé par Schmidt vaut
aussi pour les Vaudois: en 1868, une thèse de Montauban consacrée
à l'origi-ne des Vaudois casse le légendaire huguenot;
elle cite Schmidt. Fils de l'archiviste du Tarn, Emile Jolibois qui
sera pasteur à Albi, dans Les Albigeois (thèse Montauban,
1880) dépend totalement du professeur de Strasbourg dans son
ana-lyse des précurseurs de la Réforme; tout en essayant
de modé-rer les jugements trop négatifs et strictement
doctrinaires du savant.
Schmidt est un devancier. Si elle avait été écrite
en 1870, son oeuvre n'aurait pas été démodée
face au tournant historiogra-phique global en France.
Peyrat, lui, aurait dû publier en 1830 ou 1840 (32).
Peyrat, neo-cathare? Peyrat, qui avait été l'élève
du directeur de thèse de Pierre-Henri Moulignier, distingue
deux catégories d'Albigeois avant 1167. Ceux de Paul et de
l'intégralité biblique, les "Albigeois- léonistes"
d'occident, disciples de Pierre de Bruis et de Valdès, et avant
eux de Vigilance. Et ceux de St-Jean, plus orientaux, imprégnés
du Paraclet (ou de Mani) et de la Gnose, qui furent un temps: Manichéens,
Pauliciens ou Priscilliens, les "Albigeois-catharistes"
(33). Les premiers s'expri-ment à Lombers; les seconds prennent
la tête du mouvement à St-Félix-de-Lauragais...
Seuls les premiers, du point de vue théologique, sont les ancêtres
de la Réforme. Néanmoins Peyrat trouve les seconds "plus
brillants"!
Peyrat se situe sur un terrain bien sûr totalement distinct
de celui de Schmidt; mais n'entre pas pour cela dans le schéma
de l'historiographie classique (pré-critique) du protestantisme
français. Les Cathares sont issus de l'Inde et d'Alexandrie,
ils ont remplacé Moïse par Platon, Jésus par le
Christ et ont trié dans le canon du Nouveau Testament: une
telle fresque en cascade nous fait aujourd'hui sourire; elle aurait
dû effrayer le pasteur de St-Germain. Manquerait-il de retenue
celui qui ne fut ni historien critique, ni partisan de l'apologie
réformée clas-sique ?
René Esnault classait Peyrat dans une troisième voie
historio-graphique qui conduit à Déodat Roché
et au néo-catharisme moderne (34). Nous pourrions nous interroger
aussi sur les sources occultes de son romantisme (35)... Ses prédispositions
certaines au dialogue inter-religieux: Peyrat rassemble, quand les
autres distinguent ou opposent; il aborde de façon toujours
positive les formes d'expression religieuse même les plus étranges...
Comment interpréter sa pensée quand il annonce la
renaissan-ce du catharisme en termes évangéliques: "jeune
fille, lève toi!" (36)....
Peyrat garde son mystère. Dans Le colloque de Poissy et les
conférences de St-Germain (Paris, 1862) reprenant en cela le
symbolisme d'Apocalypse 19/13 et 18/2, il faisait de Coligny le chevalier
céleste de la fin des temps, et de Rome théocratique,
Babylone qui bientôt ne serait plus. Dans Les Pyrénées,
romancera (Paris, 1877), une voix crie du ciel et une jeune fille
sort du sépulcre en chantant: il s'agit de la langue d'Oc !
(37)...
L'exubérance de Peyrat peut générer des phantasmes
divers. Attention de ne pas nous méprendre.
Le découvreur de Montségur fut dans sa vie essentiellement
poète et prédicateur (il présidait trois cultes
par dimanche)... et un homme de son époque: il avait connu
les uniformes verts, rouges, et fourrures noires de ses oncles de
retour d'Egypte et de Russie; la grotte du Mas d'Azil; Auguste Peyrat
avait ren-contré Jean Bon Saint André ancien pasteur
du désert et ex-conventionnel. De là les dérapages
de l'ancien ariégeois, son goût pour les grandes fresques!
Ne lui en faisons pas le reproche: Histoire des Albigeois n'a rien
à rougir d'une com-paraison avec Les Martyrs de Chateaubriand.
Si nous avons cherché à décoder certaines de
ses pages les moins sûres, l'ensemble reste génial, grandiose.
Historiquement et dramati-quement vrai.
Peyrat s'efface; les témoins de Montségur revivent
!...
Michel
Jas
PS : Je voudrais particulièrement remercier le Pasteur
et Madame Parmentier, originaires des Bordes-sur-Arize, qui m'ont
prêté une importante documentation concernant Napoléon
Peyrat.
Les actes du colloque Peyrat paraîtront prochainement.
(1) - Le problème johannique a été sérieusement
renouvelé depuis la découverte en 1945-1948 d'un important
lot de textes gnostiques d'Egypte (Manuscrits de Nag-Hammadi). Les
études actuelles sur St-Jean, et sa réception dans les
premières communautés chrétiennes, dépendent
largement de ce nouvel éclairage.
cf.: - R.E. Brown, La communauté du disciple bien aimé,
Paris, 1983.
- Collectif, La communauté johannique et son histoire, Genève,
1990
(particulièrement les articles de J-M. Poffet, F. Vouga,
J-D. Kaestli, P.J. Zumstein).
- Collectif, Origine et postérité de l'Evangile de
Jean, Paris, 1990 (particulièrement les articles de F. Vouga,
C-B. Amphoux, R. Kuntzmann et M. Morgen).
(2) -. Louis Timothée Fosse et Léon Montet, deux collègues
de promotion de Napoléon Peyrat à la faculté
de théol de Montauban, soutiennent des thèses qui répondent
déjà aux théologies germaniques: L-T. Fosse en
1831, (même président de thèse que Peyrat) et
Léon Montet (fils du professeur d'histoire Ecclésiastique
de Peyrat) en 1841. Lire aussi la série d'articles d'Auguste
Sardinoux sur l'école de Tübingen (Bulletin théologique,
1861).
Les thèses ainsi que les revues de la faculté de Montauban
sont actuel-lement disponibles à la faculté de théologie
protestante de Montpellier.
(3) - Cf.: J. Pédézert, Cinquante ans de souvenirs
religieux, Paris, 1896, p. 201.
(4 )- Ibid., p. 172.
(5) - Cf.: Ch.-O. Carbonell, "D'Augustin Thierry à Napoléon
Peyrat", Cahiers de Fanjeaux n° 14, 1979, p. 160.
Anti-Romain et horrifié par l'Inquisition, Napoléon
Peyrat était beaucoup moins anti-Catholique que nombre de protestants
de son époque.
(6) - Cf.: - E.U. Grosse, "Sens et portée de l'évangile
de St-Jean pour les Cathares"
Heresis, Carcassonne n° 10, 1988.
- E. Werner, "Johannes Evangeliunl und mittelalterlicher Dualismus"
Heresis, , Carcassonne n° 12,1989.
(7) - Cf.: P. Viallaneix, "Michelet, la réforme et les
réformés",Bull.de la Soc. de l 'Histoire du Protestantisme
Francais, 1980, p. 498.
(8) - Cf.: Béranger et Lamennais, p. 235.
(9 - Ibid., p. 27.
(10) - Napoléon Peyrat, "Notes Biographiques",
Lé lengodoucian, Toulouse, 1892.
(11) - Sa thèse de Montauban est d'ailleurs très pessimiste
à l'égard des églises réformées:
"Le protestantisme qui devait succéder (au catholi-cisme),
réalisé comme révolution philosophique, littéraire
et politique, a avorté comme révolution religieuse",
p. 26.
(12) - Cf.: Béranger et Lamennais, p. 61.
(13) - Le lien, 1849, numéros d'avril à septembre.
(14) - Cf.: Dictionnaire du monde religieux dans la France contempo-raine,
vol. 5 (A. Encrevé, Les protestants), Paris, 1993, p. 384.
(15) - L'Espérance, 15 Novembre 1849.
(16) - Ibid., 6 Décembre 1855.
(17) - Journal du protestantisme français, 5 Août 1881.
(18) - L'Espérance, 1 er Novembre 1861.
(19) - A travers le Moyen Âge, "une excursion au château
de Montségur', p. 77-114.
(20) - Cette conversion a quelque chose de paradoxal, puisqu'à
la même époque elle souffre du récent dogme de
l'infaillibilité pontificale: "Le Pape s'est fait le grand
Lama de l'Occident (cf.: Eugénie Peyrat, Le Synode protestant
et le schisme catholique, Paris, 1872). Par cette décision
elle voulait être prophétique : susciter un mouvement
qui chan-gerait et le protestantisme et le catholicisme. (cf.: Eugénie
Peyrat, Entre Rome et New-York, Paris, 1870 ; Fantômes et réalités,
Paris, 1870; la réponse de Mme Peyrat à Camille Rabaud
dans le Journal du prot. française 9 Septembre 1881 ; Eugénie
Peyrat, Napoléon Peyrat : poète, historien, pasteur,
Paris, 1881, p. 22 à 25; E. Nyegaard, "Histoire d'une
âme", Revue chrétienne, 1892). Le mouve-ment espéré
ne se réalisa pas. Le père Hyacinthe quitte les ordres,
épouse une amie protestante qu'il avait convertie au catholicisme;
son rêve d'une Eglise Catholique Gallicane tourne à l'échec...
Eugénie Peyrat retrouve la religion de son enfance avant
de mourir. -
(21) - Cf.: Journal du siège de Paris par les Allemands,
manuscrit de Napoléon Peyrat (Archives des Yvelines).
(22) - Cf.: Eugénie Peyrat, "Question d'un jour"
Revue chrétienne, 1871, p. 129-146.
(23) - D'après elle même (cf.: "Histoire d'une
âme" op.cit., p. 8).
(24) - Cf.: Louis Guiraud, Au sujet des félibres rouges,
Nîmes, 1991
(25) - Cf. : - Ch.-O. Carbonell, "Les historiens protestants
dans le renou-veau de l'historiographie française", Les
protestants dans les débuts de la IIIème République
(Soc. de l'Hist. du prot. français), Paris, 1979, p.59-67.
- Du même: "D'Augustin Thierry à Napoléon
Peyrat" et "Les historiens protestants libéraux ou
les illusions d'une histoire scientifique", Cahiers de Fanjeaux,
n° 14, 1979.
(26) - L'Espérance, 15 Novembre 1849.
(27) - Cf.: - Y. Dossat, "Un initiateur: Charles Schmidt",
Cahiers de FanJeaux, n° 14, 1979.
- La préface de Jean Duvernoy à la réédition
de Histoire et doctrine des Albigeois, Bayonne, 1983.
- Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine,
vol. 2 (B. Volger, L'Alsace), Paris, 1987, p. 385.
(28) - Les trois dates qui concluent ses études de théologie,
pour son mémoire de baccalauréat (Etudes sur Farel):
1834, sa licence (Vie de P. Martyr Vermigli) : 1835, et sa thèse
de doctorat (Essais sur les mys-tiques allemands du XIVème
siècle) : 1836, correspondent, dans la même université,
à celles de Louis Segond le futur traducteur de la Bible.
(29) - Schmidt ne représente pourtant pas quelque position
crypto--catholique; il dénonce la violence des persécuteurs
et s'amuse de voir le catholicisme de l'époque faillir inscrire
parmi les Saints un cathare italien!
(30) - Schmidt ne nie pas la filiation historique et sociologique
entre catharisme et protestantisme dans le Midi de la France ; ce
qu'il nie, c'est la filiation théologique.
(31) - Cf.: Son article dans l'Encyclopédie des Sciences
Religieuses (Lichtenberger)... vol. 2, Paris, 1877, p. 708; ainsi
que son Précis de l'histoire de l'Eglise d'Occident pendant
le Moyen Age, Paris, 1885.
(32)-….ou en 1966 !...
(33) - Peyrat distingue étrangement "Manès",
le fondateur du Manichéisme, de "Mani" ou "Mens"
qui signifierait en Zend (langue de l'Avesta): "Esprit"!
(34) - R.-H. Esnault, "Le procès de l'Albigéisme",
Etudes théologiques et Religieuses, Montpellier, 1949, p. 18
(Sévères dans leurs analyses, Ch.-O. Carbone Il et J.-L.
Biget accusent Peyrat d'ouvrir la porte aux légendes néo-cathares:
Cahiers de Fanjeaux, n° 14, p. 161, 278-280).
(35) - Pour situer la question, lire: A. Viatte, Les sources occultes
du Romantisme, Paris, 1928,2 vol; rééd. 1965.
Certaines idées chères à Peyrat n'auraient-elles
pas une origine maçonnique?
Le protestantisme du XIXème siècle a été
fortement touché par les Loges; l'exemple le plus fameux étant
Michel Nicolas, professeur à la faculté de théologie
de Montauban, initiant ses étudiants (cf.: D. Ligou, "Les
protestants et la Franc Maçonnerie", Les protestants dans
les débuts de la IIIème république (op. cit.),
p. 232)... Le symbolisme du mont Thabor, l'intérêt pour
Platon, la tradition johannite (l'évangile de Jean est encore
placé sur les autels des Loges de rite écossais), devraient
être travaillés dans cette perspective.
(36) - Cf.: Marc 5/41
(37) - Peyrat a été inscrit (à son insu!) par
les félibres du Midi sur la liste des Mainteneurs du Languedoc.
Or, comme Fourès et Ricard, il se méfiait des aspects
monarchistes et cléricaux du Félibrige provençal.
Peyrat reproche à Mistral sa prudence complice: l'Occitanie
devrait renaître libérale et républicaine en puisant
son inspiration chez les trou-badours et les Albigeois... Ne plus
regarder à Avignon, cité des Papes, mais à Toulouse,
capitale historique; ne pas se contenter des tambou-rins et des farandoles!...