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Théologie et politique - Le débat Hirsch - Tillich (1934)

par André Gounelle

 

La signification du pouvoir politique, les conditions de sa légitimité, l'attitude à adopter à son égard, ces questions ont beaucoup préoccupé les intellectuels allemands durant la période troublée qui sépare les deux guerres mondiales, celle de la République de Weimar, et des débuts du Troisième Reich. Dans ce contexte, les chrétiens se sont évidemment beaucoup interrogés sur la relation de Dieu avec les pouvoirs humains, et sur les rapports entre l'évangile et la politique. Ma communication va traiter .de la controverse qui a opposé en 1934 sur cette question deux théologiens protestants,.de grande envergure, Paul Tillich et Emanuel Hirsch'. A partir de points de départ voisins, l'un d'eux, Paul Tillich, a opté pour le socialisme et contre le nazisme ; en 1933, il a été révoqué de son poste de professeur à l'université de Francfort et a dû s'exiler aux Etats-Unis où il a fait une très brillante carrière, puisqu'on le compte parmi les deux ou trois théologiens les plus marquants de notre siècle. Uautre, Emanuel Hirsch, a d'abord penché vers la droite conservatrice ; il a ensuite pris parti en faveur du régime nazi auquel il est resté fidèle, malgré quelques réserves, jusqu'au bout (en fait, semble-t-il, jusqu'à sa mort en 1972). A la différence de la plupart des théologiens et pasteurs qui ont soutenu Hitler entre 1930 et. 1935 (tels Althaus, Kittel, Gogarten), il n'a jamais publiquement renié ni regretté son choix. Démis de son poste de professeur à l'Université de Gôttingen en 1945 ~ on a fait silence autour de lui, et il est tombé dans l'oubli, malgré une oeuvre importante3 , dont la valeur intellectuelle et spirituelle gène et dérange. Qu'un chrétien aussi convaincu, qu'un homme aussi fin, cultivé, honnête, intelligent et lucide que lui ait résolument opté pour le nazisme reste une énigme troublante. S'est gravement trompé, mais ses adversaires, par exemple Karl Barth, ont reconnu son intégrité morale, sa valeur intellectuelle, la sincérité de sa foi.

Parallélismes et divergences

Je commence par une présentation de ces deux hommes et de leur itinéraire. Paul Tillich est né en 1886 et Emanuel Hirsch en 1888. Ils appartiennent donc à la même génération, et jusqu'en 1914, ils suivent des chemins semblables. L'un et l'autre sont fils de pasteurs luthériens, très pieux, politiquement et théologiquement conservateurs, mais ouverts à la recherche et à la discussion intellectuelles. L'un et l'autre sont marqués par la philosophie idéaliste allemande, Hirsch plutôt par Fichte et Tillich plutôt par Schelling. Tous d"eux font, malgré les réticences de leurs pères respectifs, des études de théologie dans des Facultés de tendance libérale, où l'on pratique la critique du texte biblique et des dogmes ecclésiastiques. Ils appartiennent à la même association d'étudiants, la fraternité Wingoif, où ils font connaissance en 1907 ou 1908 ; ils se lient d'amitié, ils échangent des confidences, travaillent ensemble, deviennent très intimes ; Hirsch avait même espéré épouser la soeur de Tillich, qui lui préféra un autre de leurs amis, également pasteur. Tous deux acquièrent une expérience du ministère paroissial, mais se préparent à l'enseignement supérieur. lis ont une même préoccupation dominante (partagée, il est vrai, par beaucoup de théologiens de leur génération) : celle de l'adaptation des valeurs religieuses traditionnelles au monde moderne pour qu'elles continuent à jouer un rôle dans la culture et à influencer la société ; ils ne veulent donc ni rompre avec la tradition, ni la continuer telle quelle, mais l'actualiser. Plus profondément, ils s'interrogent sur la relation de Dieu avec l'histoire humaine et sur l'engagement du chrétien dans la culture, la société et la politique.lls se ressemblent beaucoup on pourrait presque les considérer intellectuellement et spirituellement comme des jumeaux.

La déclaration de guerre 1914 va faire diverger leurs routes et amorce leur séparation. Leur première réaction est identique ; ils se portent volontaires avec un grand enthousiasme patriotique et s'engagent comme aumônier militaire. Mais, Hirsch est à réformé cause de sa mauvaise vue il finira sa vie complètement aveugle), tandis que Tillich est envoyé sur le front français où il passera quatre ans. La guerre le marquera durement ; elle provoque l'effondrement de ses convictions nationalistes et de son attachement aux valeurs dominantes de la bourgeoisie protestante allemande. Il perd sa confiance en l'armée dans les dirigeants politiques ; il juge sévèrement la compromission de l'Eglise avec l'Etat. Hirsch, pendant ce temps-la, avec peut-être la mauvaise conscience de celui qui se trouve à l'arrière ~ écrit des articles pour combattre le pacifisme, pour justifier théologiquement la légitimité de la guerre que mène l'Allemagne, pour affirmer, à partir des thèses de Luther, les devoirs du chrétien vis-à-vis de l'Etat et de la Nation.

Le fossé entre les deux hommes va grandir avec la République de Weimar. Tillich l'accueille plutôt favorablement. Tout en étant critique à son égard, il y voit une chance et un progrès possible pour l'Allemagne ; elle représente l'espoir, fragile et menacé certes, du possible surgissement de quelque chose de nouveau et de meilleur 7 - Hirsch, au contraire, la juge sévèrement ; elle résulte à ses yeux d'une injustice, celle du traité de Versailles, acceptée par lâcheté ; elle provoque ou favorise la désintégration de l'identité allemande ; elle installe le chaos ; elle ne construit rien, mais détruit. Elle ne remplit pas les fonctions que la théologie luthérienne assigne à l'Etat'; les chrétiens ne peuvent donc pas la considérer comme détentrice d'une autorité légitime. Tillich, qui a pris conscience pendant la guerre et durant la révolution manquée de novembre 1918, de l'importance de la question sociale et de la condition du prolétariat, fréquente les milieux de gauche, et s'engage activement dans les groupes de réflexion sur le socialisme religieux. En 1929, il adhère au parti socialiste démocratique. Il entretient des liens étroits avec des marxistes hétérodoxes de l'école de Francfort8. Au contraire, Hirsch évolue dans des milieux de droite ses sympathies vont vers le parti national allemand en 1932, il décide, non sans hésitations, de voter pour Hitler plutôt que pour le maréchal Hindenburg, candidat de la droite classique. En 1933, il soutient les "chrétiens allemands", favorables à une entente avec les nazis, sans toutefois adhérer à aucun de leurs groupes ; il conseille l'évêque du Reich, le pro-nazi Ludwig Muller, et s'oppose au mouvement de l'Eglise confessante animée par Barth Bonhoeffer et Niemolier. Il estime que ce mouvement de résistance au nazisme manque une occasion historique importante, et remplace la distinction classique entre les deux règnes par un engagement unilatéral qui malgré des réserves et des critiques qu'il ne cache pas sur le moment, juge globalement positive" l'action des nazis. Il en désapprouve les excès, mais les explique et les excuse en fonction d'une situation de détresse et d'urgence qui exige des mesures rapides et dures9. Son individualisme foncier le détourne longtemps d'entrer au parti ; il ne s'y décide qu'en 1937.

En dépit de ces divergences croissantes, les relations entre Tillich et Hirsch restent étroites jusqu'en 1934 ; en fait foi une correspondance où il est tout autant question de leur vie personnelle que de sujets théologiques, philosophiques et politiques. Les lettres de Hirsch ont été conservées, pas celles de Tillich. A plusieurs reprises, Hirsch y exprime les critiques qu'il adresse aux positions de Tillich, il le met en garde contre ce qu'il considère comme les illusions socialistes de son ami. Il essaie même de l'attirer de son côté ; il le presse de participer à ce qu'il appelle le renouveau allemand" auquel il estime que Tillich pourrait apporter une contribution précieuse, qui serait bien accueillie. 10

En janvier 1934, pour le premier anniversaire de la nomination d'Hitler à la chancellerie du Reich, Hirsch publie un ouvrage où il salue le réveil allemand, le justifie philosophiquement et théologiquement, et demande à l'Eglise d'y participer pleinement, de lui apporter un soutien résolu. Tillich réplique par une lettre ouverte, écrite aux Etats-Unis où il se trouve depuis 1933, mais publiée en Allemagne, où il attaque vivement Hirsch. Il l'accuse de plagiat (il aurait détourné au profit du nazisme les concepts du socialisme religieux qu'il avait jusque là combattu). Il lui reproche de déifier Hitler et son régime. Il y a une part d'exagération et d'injustice dans ces propos, mais les circonstances ne favorisaient guère la modération, la nuance et la mesure. Hirsch, blessé, répondit par une brochure que Tillich commenta brièvement. Cet échange entraîne ou consomme une rupture entre les deux hommes et .la fin d'une amitié déjà fortement ébranlée par les événements des années 1932-1933. Après la seconde guerre mondiale, ils se rencontreront à trois reprises. Hirsch est alors très isolé ; il vit d'une maigre pension ; il écrit des études, mais aussi des romans et nouvelles malgré la perte de sa vue. Si un lien personnel assez mince subsiste ou se renoue, il ne se produit en tout cas pas de rapprochement théologique ni politique.

Même si en fin de compte leurs décisions sont nettes, tout au long de ces années d'entre deux guerres, l'attitude des deux hommes apparaît complexe, souvent hésitante, parfois partagée. Ils s'interrogent ; ils perçoivent des ambiguïtés de la situation et de leurs positions respectives ; de grandes perplexités les habitent. Tillich voit bien les dangers qui menacent le socialisme, principalement une dérive totalitaire, incarnée par ce qu'il appelle " le marxisme doctrinaire". D'autre part, encore à la fin de 1932, il se demande si dans le nazisme, l'élément "socialiste" ne va pas l'emporter sur l'élément "nationaliste", ce qui donnerait au mouvement une toute autre orientation. De son côté, Hirsch a conscience qu'en s'engageant du côté du régime nazi, il prend un risque considérable, il le fait avec beaucoup d'inquiétude ; il s'agit pour lui d'un pari dangereux qui peut mal tourner, ce qui sera effectivement le cas.

Je ne vais pas retracer l'ensemble de la réflexion de ces deux hommes ni entrer dans le détail de leur discussion. Je m'en tiendrai à deux thèmes qui me semblent se situer au coeur de leur débat ; je vais les examiner dans deux paragraphes successifs intitulés l'un "la doctrine des deux règnes", l'autre "pouvoir et puissance".

La doctrine des deux règnes

La réflexion théologico-politique de Hirsch se fonde sur la doctrine luthérienne des deux règnes 11 qu'il reprend à son compte et interprète à sa manière (tous les luthériens ne la comprennent pas ainsi et n'en tirent pas les mêmes conséquences). Selon cette doctrine, il importe de distinguer très nettement et de séparer d'une part le règne temporel du monde régi par la loi, et d'autre part, le règne spirituel de l'évangile régi par la grâce. Ces deux règnes dépendent l'un et l'autre de Dieu ; ils s'inscrivent néanmoins dans des perspectives et des finalités différentes. Le premier, le règne du monde. et de la loi, dépend de la création. On y entre par sa naissance, on lui appartient du simple fait qu'on est un être humain. Des lois naturelles ou sociales le gouvernent. A cause du péché et de la méchanceté des hommes, il faut faire respecter ces lois par la force. Dieu donne aux autorités politiques le mandat de maintenir, en exerçant une contrainte, un ordre sans lequel la vie serait impossible.

Le second règne, celui de l'évangile et de la grâce, relève du salut et de la rédemption. On y accède par la foi, seuls les croyants en font partie. Il est gouverné par l'amour de Dieu et du prochain. Il a pour visée la contrainte, mais suscite et fortifie un libre consentement par le moyen de la prédication et des sacrements. Ici, Dieu se sert non de l'Etat et du droit mais de l'Eglise et, de la piété.

Le chrétien, appartient simultanément aux deux règnes ; il ne doit cependant pas les confondre. Dans sa vie intérieure, dans ses relations personnelles privées, il agit selon l'amour, renonçant à lui-même, s'oubliant pour les autres, comme le lui demande l'Evangile. Par contre dans sa vie extérieure publique, professionnelle, voire familiale, il doit respecter les règles du monde, conformément à la volonté divine. Il se soumet à ces institutions que sont la famille, le système d'éducation, l'armée, le gouvernement, etc. ; il y voit des "ordres de la création", établis par Dieu afin de préserver l'existence humaine dans les mauvaises conditions qui tiennent au péché. S'il pratique dans sa vie personnelle le pardon des offenses, il ne peut pas en faire une loi de l'Etat, ni imposer aux non-croyants des conduites qui découlent de la foi et qui la caractérisent. De même un professeur ne doit pas se laisser guider par la charité chrétienne quand il note des étudiants, ni un juge lorsqu'il condamne des délinquants. En tant que chrétien, il les aime, les plaint, compatit avec eux, souffre dans son coeur ; mais en tant qu'enseignant ou que magistrat, il applique strictement la loi. Pour Hirsch, l'évangile ne doit pas intervenir dans les questions sociales et politiques qui relèvent d~une logique différente de la sienne ; il suppose en effet la conversion et la sanctification individuelle ; il crée une communauté secrète, cachée, celle de l'Eglise invisible, et non une organisation sociale. Hirsch reproche au catholicisme médiéval et à l'anabaptisme du seizième siècle de vouloir établir le Royaume de Dieu sur terre, ce qui contredit l'essence même du Royaume, réalité intime, personnelle, subjective, écrira-t-il sous l'influence de Kierkegaard, et ce qui conduit à des comportements idéalistes et utopistes, aux conséquences parfois catastrophiques.

Les pouvoirs publics tiennent donc, qu'ils le sachent ou non, de Dieu un mandat qui vise non pas à établir

un monde meilleur, à construire une société idéale, mais à garantir à ses citoyens une vie matérielle convenable, à les préserver de ce qui menace et pourrait détruire leur existence. Parmi les choses que l'Etat doit protéger, Hirsch estime qu'il faut ranger la culture et les caractéristiques propres d'une nation ; elles constituent , en effet, la personnalité humaine, et font de quelqu'un ce qu'il est. Ainsi, un gouvernement a le droit et le devoir d'interdire à des étrangers d'occuper des postes influents (comme ceux d'enseignants), d'empêcher que des apports extérieurs viennent affaiblir la conscience nationale, ou, abâtardir la population par des mariages mixtes. Non pas que ces étrangers seraient méprisables ou inférieurs, ; mais ils sont différents, et dans les ordres de la, création existent des frontières ethniques qu'il faut respecter. On doit traiter convenablement les immigrés, mais leur donner un statut qui limite leur place et leur rôle. L'état a pour responsabilité de veiller à la pureté du sang, du sol, de la culture, de la même manière qu'il entre dans sa mission de faire en sorte que ses ressortissants puissent se nourrir, se vêtir, se loger, travailler convenablement, et "vivre au pays". Hirsch rejoint donc certains des thèmes du nazisme.

A la différence d'Emanuel Hirsch, Paul Tillich au lendemain de la première guerre, s'éloigne de la doctrine des deux règnes . Il ne l'abandonne cependant pas entièrement. Aussi bien dans son ontologie que dans sa réflexion politique ou éthique, Tillich entend à la fois distinguer et relier.. Pour lui le spirituel et le temporel, la grâce et > la loi, l'évangile et la société, l'église et l'état constituent des pôles qu'on ne doit ni confondre ni séparer ; il s'établit entre eux une interrelation active et dynamique. Ainsi le divin se manifeste toujours dans des réalités temporelles, sans cela il ne serait qu'un concept vide et vain, sans puissance ni efficacité. Mais aucune réalité temporelle ne s'identifie avec le divin, sinon le divin. perdrait sa transcendance et deviendrait une idole destructrice. Aux réalités temporelles, comme la famille, l'Etat, la nation, il faut dire à la fois "oui" parce que Dieu agit en ou par elles, et "non" parce qu'elles ne sont jamais ultimes, que Dieu se trouve toujours au delàl3. On les rend démoniaques ,quand le "oui" ne s'accompagne pas d'un "non", quand l'approbation ou l'acceptation exclut toute réserve et critique.

Jamais une société quelconque, une forme d'Etat, une politique- ne peut prétendre incarner le Royaume de Dieu et s'identifier avec lui. En ce sens, la doctrine des deux règnes a raison. Par contre, elle a tort de ne pas voir que pour un chrétien, l'évangile fonctionne à la fois comme principe de contestation de l'ordre établi, et comme aiguillon pour un changement 15. Tillich sur ce point se sent plus proche des réformés que des luthériens. Dans des thèses contre le nazisme rédigées en 1932, il écrit : "Aux luthériens, il manque la volonté de façonner la réalité à l'image du Royaume de Dieu"16 étant bien entendu que cette entreprise ne sera jamais achevée, qu'il faut toujours la reprendre. Pour Tillich le Royaume remplit dans le domaine politique une fonction prophétique qui a deux aspects d'abord, il fournit un principe de critique qui met en lumière les imperfections et les défectuosités, qui donne la lucidité 'et la force de dénoncer ce qui va mal ; ensuite, il maintient une ouverture eschatologique en appelant à une transformation de la réalité pour qu'elle soit moins éloignée de l'idéal que de toutes manières elle n'atteindra jamais.

H.irsch établit entre les deux règnes une relation paradoxale Il : deux logiques différentes cohabitent, se juxtaposent, opèrent dans la même réalité mais à des niveaux différents sans interférer l'une avec l'autre. Loin de conduire, comme on aurait pu le penser, à une sécularisation de l'Etat, la doctrine des deux règnes aboutit à l'absolutiser au sens de le laisser seul, de le faire pratiquement reposer sur lui-même), ce que soulignera Tillich. L'évangile fonde, justifie, et légitime l'autorité politique, en le situant hors de sa sphère ; en tout cas, il empêche de le contester, et l'abandonne à ses démons. Tillich, pour sa part, établit plutôt une relation de type dialectique.

Deux pôles se heurtent, se mettent mutuellement en cause, et du coup, loin de figer les.choses comme chez Hirsch, suscitent un mouvement, une dynamisme.

La différence apparaît très bien dans l'attitude des deux hommes à propos du paragraphe aryen du 7 avril 1933. Ce paragraphe ne prévoit pas de mesures d'enfermement ou d'extermination des juifs (elles viendront plus tard) ; il leur interdit un certain nombre d'activités. Hirsch estime que le gouvernement a le droit et le devoir de prendre des dispositions de ce genre qui préservent l'identité allemande menacée par les juifs qui en soi ne sont pas plus mauvais que les' allemands, mais qui appartiennent à une tout autre culture ; il s'agit de sauvegarder une ethnie déjà contaminée. Il trouve donc bon ce paragraphe qui se situe au niveau du temporel, et vise à maintenir les ordres de la création. En. même temps, il déclare qu'au niveau du spirituel il vit totalement l'affirmation de l'apôtre Paul "il n'y a plus ni juifs ni grecs", qu'il se sent en totale communion avec des chrétiens de race juive, qu'il pense que devant le Christ, il n'y a aucune différence entre eux et lui. Il se révolterait si on l'empêchait de prendre la communion avec eux (règne du Christ), mais approuve qu'on leur ferme les fonctions publiques, dont fait partie le ministère pastoral ,(règne du temporel). Pour sa part, Tillich estime que l'affirmation de Paul doit conduire les chrétiens à inter-peller et à contester toute société qui institue une discrimination raciale. La fraternité spirituelle ne se confond certes pas avec l'égalité temporelle, mais elle l'appelle, y invite, mobilise en sa faveur. Même s'il se situe bien au-delà du temporel, le Royaume de Dieu doit susciter et orienter l'action chrétienne dans le temporel.

Puissance et pouvoir

Pour le ' luthéranisme allemand classique, Dieu a confié le pouvoir politique aux princes. ils constituent donc l'autorité politique légitime, dont personne ne songe à discuter les droits reconnus depuis longtemps 18- L'abdication du Kaiser et l'abolition de la monarchie en 1918 posent un problème inédit et difficile. Le souverain traditionnel a disparu. Sa restauration paraît difficilement envisageable, ce que Hirsch regrette car il estime la monarchie particulièrement appropriée à l'Allemagne. Dans ces conditions, vers quelle autorité se tourner ? Hirsch ne peut pas reconnaître la République de Weimar, en raison de ses origines, mais aussi à cause de son caractère démocratique. Le système démocratique, selon lui, contredit la nature d'un véritable Etat. Comment un gouvernement pourrait-il imposer une autorité aux citoyens les obliger à respecter des règles, s'il dépend de leurs votes, s'il doit agir selon leur volonté, s'il reçoit d'eux son mandat ? De plus, la démocratie ne peut pas se défendre contre les forces économiques qui la noyautent ; loin de protéger et d'unir les citoyens, elle les abandonne aux mécanismes du capitalisme, et les divise en partis.

Pour Hirsch, au lendemain de la guerre, l'Allemagne connaît une situation inédite caractérisée par l'absence d'un pouvoir légitime et la carence d'une véritable autorité. Tillich n'approuve certes pas la description apocalyptique que fait Hirsch de la République 'de Weimar ; il en reconnaît cependant la faiblesse. Le pouvoir traditionnel s'est écroulé sans qu'un nouveau pouvoir ne surgisse. On se trouve donc devant un vide inquiétant. Ce constat va pousser Tillich et Hirsch à chercher la volonté divine non pas dans des institutions, dans des pouvoirs installés, mais dans des événements qui manifestent l'action de la puissance divine. Nulla potestas nisi a Deo ; on peut traduire potestas aussi bien par pouvoir que par puissance 19.

Dans cette perspective, Tillich va forger un concept qui joue un rôle capital dans sa pensée théologique et politique, celui de kairos. Kairos, terme emprunté au Nouveau Testament, signifie en grec moment favorable, occasion propice. Pour Tillich, il y a kairos quand l'Esprit de Dieu travaille l'humanité pour faire surgir quelque chose de nouveau, lorsque se produit un rapprochement entre l'idéal du Royaume de Dieu et des réalisations humaines. il y a toujours une distance et une différence entre ce que Dieu veut et ce que nous faisons, mais- à certains moments le Royaume exerce des poussées qui, si elles aboutissent, marquent un progrès matériel et spirituel. Tillich estime que le socialisme, après 1918, représente un tel kairos ; dans les années 50, il estimera que, ce kairos a échoué ou avorté. Hirsch, quant à lui, saluera l'année 1933 comme "l'heure allemande", "l'heure du Seigneur de l'histoire" pu "le moment historique"20. Dans la désintégration de la nation et le vide du pouvoir, voilà qu'en cette heure se produit dans les profondeurs du peuple (Volk) un renouveau inespéré du sentiment national, incarné par un leader qui se déclare envoyé par Dieu (on sait qu'Hitler se présentait comme l'instrument de la Providence). Entre le peuple-nation et le leader se crée un lien mystique, analogue à celui qui existait avec le prince. Devant l'effondrement des structures du règne temporel, Dieu, sei.gneur de l'histoire, fait naître en ce moment une nouvelle> souveraineté légitime 21 qui les rétablit. Dieu agit en suscitant l'événement historique d'un réveil, d'un renouveau En l'absence d'un pouvoir, il manifeste sa puissance à l'intérieur de la nation (Volk). Hirsch pourrait écrire "nulla potestas nisi a natione", à condition de bien comprendre ce qu'est la nation. Aux démocrates, Hirsch reproche d'avoir une conception technocratique de la nation : la nation ne se définit pas par une majorité arithmétique, mais par une âme, un esprit qui s'incarne et se révèle dans un personnage représentatif (en l'occurrence Hitler).

Il y a une parenté certaine entre le concept de kairos et celui du moment,, historique, d'où l'accusation de plagiat et de détournement.adressée par Tillich à Hirsch. Pourtant, il existe aussi des différences profondes et essentielles. L'heure allemande signifie pour Hirsch la restauration ou la renaissance de valeurs anciennes, niées par la technocratie démocratique, celles du sang, du soi et de la.culture. En ce sens, Tillich estime que Hirsch adopte une attitude romantique qui se réfère au pouvoir des origines22; ce pouvoir éclipsé et contesté pour un temps revient en force dans l'heure allemande. Au contraire, le kairos fait surgir des valeurs nouvelles ; il ne représente pas un retour vers une réalité perdue, mais une avancée vers quelque chose d'inédit. Tillich adopte une attitude eschatologique qui se réfère non pas au pouvoir de l'apxn, (= commencement NDLR) du monde primordial et des racines, mais à la puissance du Telos (= fin NDLR), du monde à venir et de la finalité. La notion de moment historique conduit Hirsch à sacraliser l'événement ainsi qualifié, alors. que le concept de kairos, à cause de -sa dimension eschatologique, interdit de. sacraliser un événement quel qu'il Soit23.

La différence entre les deux hommes apparaît nettement dans leur manière de comprendre un thème important chez l'un et chez l'autre, celui de la frontière.

Pour Hirsch, les frontières établissent des limites et des séparations qu'on ne doit pas franchir. En conséquence, Hirsch refuse les institutions internationales politiques comme la société des Nations, ou ecclésiastiques comme les conférences et organisations ,oecuméniques d'où sortira en 1947 le conseil œcuménique des Eglises(21). Il existe certes pour lui une fraternité universelle des chrétiens, qui transcende les frontières mais elle se situe. dans le règne spirituel ; dans le règne temporel, les chrétiens doivent respecter les frontières ; qui préservent les ordres de la création et rendent la vie possible. Hirsch juge quasiment impossible de changer de nationalité ; une telle mutation de personnalité ne peut se faire, selon lui, que par un processus long et pénible qui s'étale sur de nombreuses générations. Le pouvoir des origines détermine donc la compréhension statique qu'a Hirsch de la frontière.

Au contraire, Tillich voit dans la frontière un lieu de rencontres, d'échanges, de dialogues. Elle met en

contact des régions et des cultures différentes, établit entre elles des relations les ouvre les unes aux autres. Elle nous appelle à dépasser nos "provincialismes", à transcender nos particularismes, sans les abandonner, en les insérant dans une perspective plus large25. Tillich est donc favorable aux organismes internationaux qui lient les nations entre elles, sans pour cela les supprimer ;. il participe avec enthousiasme à la conférence oecuménique d'Oxford en 1938 ; il considère, pas immédiatement mais plus tard, son émigration comme une chance ; en 1941, il se fera naturaliser américain, sans avoir le sentiment de renier sa culture, ni de changer de personnalité. il a une conception dynamique de la frontière ; s'y manifeste la puissance eschatologique qui permet de la franchir et d'avancer.

Conclusion

A la réflexion de cette étude,, ce débat entre Hirsch et Tillich me semble apporter deux éléments importants.

Premièrement, il fait apparaître deux manières différentes de comprendre et d'utiliser l'affirmation paulinienne que "tout pouvoir vient de Dieu". On peut y voir et en faire, comme Hirsch, un principe de critique et d'ouverture des structures socio-politiques en place. Dire que le pouvoir,procède de Dieu peut interdire toute critique, mais peut, au contraire, servir de base à une contestation.

Deuxièmement, il conduit à distinguer deux types d'autorités : le pouvoir qui fige les situations et qui maintient ordre et stabilité ; la puissance qui fait bouger les -sociétés, et qui pousse à inventer des modalités nouvelles de vie en commun.

Dans ces oppositions, qui dans l'ontologie de Tillich correspondent à la bipolarité de. la dynamique et de la forme, il ne s'agit pas, en tout cas pour Tillich, d'éliminer un des termes en faveur de l'autre, ce qui serait destructeur, mais d'établir entre eux une relation vivante et positive qui soit constructrice.

 

André Gounelle
Professeur à la Faculté de Théologie protestante de Montpellier
CAHIER EVANGILE ET LIBERTE No 140 AVRIL 1995

 

Notes

1. Cette communication doit beaucoup à l'excellente étude de J. Reimer, The Emanuel Hirsch and Paul Tillich Debate, ainsi qu'aux remarquables communications qu'il a données à la semaine sur "Tillich à l'époque de Francfort", organisée dans le cadre du "programme Tillich" de l'Université Laval (Québec) par le Pr. J. Richard, en août 1990.

2. Il suit le conseil qu'on lui donne de démissionner en arguant de son état de santé pour éviter d'être officiellement sanctionné pour ses choix politiques. Voir R.P. Ericksen, Théologians under Hitler, p. 123.

3. Hirsch a écrit des ouvrages importants sur Luther, Osiander, Kierkegaard.

4. Encore que la manière dont Hirsch a exercé ses fonctions de Doyen sous le régime nazi ~est loin d'être irréprochable, et a donné lieu à des graves soupçons. Voir R.P. Ericksen, Théologians under Hitler, p. 167-175.

5. A une exception près, cependant, en 1934, quand Tillich l'accuse de plagier, par opportunisme politique, les catégories du socialisme religieux, qu'il désapprouve dans le fonds, mais qu'il utilise, en les déformant, afin de justifier le nazisme. Il semble que Tillich soit revenu par la suite sur cette accusation, ou l'ait, en tout cas, atténuée. Voir P. Tillich, "Open letter to Emanuel Hirsch" in The Thought of Paul Tillich, p. 354-355, et A.J. Reimer, The Emanuel Hirsch and Paul Tillich Debate, p. 115, 258-262.

6. Cf. R.P. Ericksen, Théologians under Hitler, p. 127

7. Tillich qualifie la'.République de Weimar de "chaos créateur" ("Autobiographical Reflections", in The Theology of Paul Tillich, Macmillan, p. 13), alors que Hirsch parle d'un "chaos désintégrateur" (cf R.P. Ericksen, Theologians under Hitler, p. 158) qu'il décrit volontiers en termes apocalyptiques.

8. Il fit des séminaires en commun avec Hockmeier, dirigea la thèse d'Adorno et contribua à la reconnaissance universitaire de l'Institut de recherches sociales.

9. F.G.M. Feige, The Varieties of Protestantism in Nazi Germany. Five Theopolitical Position s, p. 317.

10. A.J. Reimer, The Emanuel Hirsch and Paul Tillich Debate, p. 304

11. Cf. F.G. M. Feige, The Varieties of Protestantism in Nazi Germany. Five Theopolitical Positions, p. 319-320. Dans sa réponse à Tillich en 1934. L'argumentation théologique de Hirsch repose presque entièrement sur la doctrine des deux règnes, voir A.J. Reimer, The Emanuel Hirsch and paul Tillich Debate, p. 319-320. Pour une présentation des grandes lignes de la doctrine des deux règnes, voir J. Ansaidi,. Ethique et sanctification, Labor & Fides, p. 25 à 28 et Eric Fuchs, L'éthique pro-testante, Labor & Fides, p. 19-20. Pour un exposé plus complet et approfondi, voir G. Ebeling, Luther, Labor & Fides, p. 149-175.

12. Hirsch l'accusera de pencher du côté des anabatptistes, voir A.J. Reimer, The Emanuel Hirsch and Paul tillich Debate, p. 40

13. Hirsch répondra que cette attitude en "oui" et "non" empêche tout engagement sérieux et responsable dans le domaine social et politique.

14. "Open letter to Emanuel Hirsch" in The Thought of Paul Tillich, p. 363-364.

15. " Ce que Tillich exprime en écrivant que "le Royaume de Dieu entre dans l'histoire, tout en restant au-dessus de l'histoire" ("Open letter to Emanuel Hirsch" in The thought of Paul tillich, p. 363).

16. Voir ces thèses dans Bernard Reymond, Une Eglise à croix gammée ?, p. 264.

17. J'entends par "paradoxe" la cohabitation nécessaire, ou, en tout cas, inévitable, entre deux logiques incompatibles. Tillich emploie souvent "paradoxe", de manière différente ; ce terme, dont le sens évolue dans son oeuvre, finit par désigner pour lui le surgissement d'une réalité radicalement nouvelle qui transforme et bouleverse les données antérieures d'un problème ou d'une situation. Cf. P. Tillich, Systematic Theology, The University of Chicago Press, v.2, p. 90 et "Rejoindee, in The Jornai of Religion, janvier 1966, p. 187. Reimer qualifie également de "paradoxale" la démarche de Hirsch et de "dialectique" elle de Tillich (The Emanuel Hirsch and Paul Tillich Debate, p. 303) ; cf. aussi R.P. Erickse'n, Theologians under Hitler, p. 182.

18 Cf. F.G. M. Feige, The Varieties of Protestantism in Nazi Germany. Five Theopolitical Positions, P. 308-310.

19. Le vocabulaire est ici le mien, pas celui de mes auteurs. La définition des termes étant variable, on peut comprend re tout autrement la distinction entre "pouvoir" et "puissance".

20. Hirsch a conscience qu'en affirmant cela il fait un acte d'audace et prend un risque. L'action de Dieu dans l'histoire n'est jamais évidente, et on ne peut pas. l'identifier avec une totale certitude.

21. Pour Hirsch, -réside dans le peuple-nation (volk) une "souveraineté cachée", très différente de celle affirmée dans la démocratie, que dévoile le chef. Cette souveraineté s'inscrit dans le règne temporel, donc dans la manière dont Dieu dirige l'histoire.

22. Cf. P. Tillich, The Socialist Décision, Harper & Row, p. 13-18 ; cf. "Open letter to Emanuel Hrisch" in The Thought of Paul Tillich, p. 363-376-377.

23. Cf. P. Tillich, "Open letter to Emanuel Hirsch" in The Thought of Paul Tillich, p. 356-362-363. Dans sa réponse à Tillich, Hirsch souligne qu'en principe la distinction des deux règnes interdit toute sacralisation des réalités temporelles. A quoi Tillich rétorque qu'en séparant les deux règnes, on supprime toute possibilité d'une critique et d'une interpellation prophétiques des pouvoirs en place, ce qui revient, en pratique, mais non en théorie, à les sacraliser. L'ordre du monde n'a rien à voir avec celui de la foi, et apparaît au croyant comme un fait à accepter au nom de l'obéissance due aux autorités. Cf. F. G.M. feige, The Varieties of Protestantism in Nazi Germany. Five Théopolitical Positions, p. 329-330, et A.J. Reimer, The Emanuel Hirsch and Paul Tillich Debate, p. 314

24. CF. A.J. Reimer, The Emanuel Hirsch and Paul Tillich Debate, p.61-63, et R.P. Ericksen, Theologians under Hitler, p. 134-135, 142-143.

25. Dans la même ligne, Tillich reproche à Hirsch d'interpréter les événements de 1933 uniquement dans le cadre allemand et de ne prêter aucune attention aux phénomènes analogues en Europe ou ailleurs ("Open letter to Emanuel Hirsch" in The Thought of Paul Tillich, p. 374-375). Hirsch, dans sa réponse, accuse Tillich de tomber dans "un inter-nationalisme cosmopolite", cf. A.j. Reimer, The Emanuel Hirsch and Paul Tillich Debate, p. 291.

Bibliographie sommaire

- Walter F. BENSE, "rillich's Kairos and Hitler's Seizure of Power. The Tillich-Hirsch Exchange of 1934-1935", in John J. Carey (ed.) Tillich's Studies, The North American Paul Tillich Society, 1975.

- Robert P. ERICKSEN, Theologians under Hitler, Yale University Press, New Heaven, 1985.

- Franz G.M. FEIGE, The varieties of Protestantism in Nazi Germany. Five Theopolitical Positions, The Edwin Mellen Press, New-York, 1990

- A. James REIMER, The Emanuel Hirsch and Paul Tillich Debate, A Study in the Political Ramifications'of Theology. The Edwin Mellen Press, New-York, 1989

- Bernard REYMOND., Une Eglise à croix gammée ? L'Age d'homme, 1980

- Ronald H. STONE, Paul Tillich's Radical Social Thought, University Press of Amecica New-York. 1986.

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