par André
Gounelle
Sommaire :
1) Comprendre ce que l'on croit
2) Etude critique de la Bible
3) Ecouter le message de Jésus
4) Ouverture aux autres religions
5) Un individualisme ouvert et positif
6) La relativité des doctrines
Conclusion
On m'a demandé de vous
présenter le protestantisme libéral, courant auquel
je me rattache. Je me garderai bien d'en faire un historique, ce serait
long et peut-être fastidieux, mais je tiens cependant à
souligner qu'il ne s'agit pas d'un courant nouveau, apparu depuis
peu. Le protestantisme libéral a des racines au seizième
siècle, et peut se réclamer, par exemple, de Sébastien
Castellion et de Fausto Socin. Castellion, un libre croyant très
attaché à la Bible, a vivement protesté contre
l'exécution de l'hérétique Michel Servet à
Genève en 1553, et a défendu contre Calvin le principe
de tolérance. Socin, un italien non conformiste, a fondé
une Eglise anti-trinitaire en Pologne, où il est mort en 1604.
Le libéralisme s'est développé aux dix-huitième
siècle dans l'atmosphère de la philosophie des Lumières
qui lui convenait bien. Il a joué un rôle très
important dans le protestantisme du dix-neuvième siècle,
et a, en particulier, contribué à l'essor d'une étude
historiquement rigoureuse de la Bible. Des hommes comme Charles Wagner
lui ont donné de l'éclat et ont fait rayonner sa spiritualité
bien au-delà des frontières du protestantisme. Au vingtième
siècle, il a reculé, vivement combattu, entre autres,
par la théologie de Karl Barth. Il a subi de profondes transformations
sous l'influence de penseurs comme Albert Schweitzer, Rudolf Bultmann
et Paul Tillich.
L'étiquette libéralisme, est vague, peu précise.
Dans le langage courant, elle recouvre quantité de marchandises,
pas toutes de bon aloi. On l'utilise en philosophie, en politique,
en économie, dans le domaine de l'éducation et dans
celui de la religion en général. On l'applique à
des mouvements divers dont certains n'ont à mes yeux rien de
libéral. Je m'en tiendrai au protestantisme libéral.
Il est lui-même difficile à définir à cause
de sa diversité. Chez les protestants libéraux, on trouve
des positions parfois très différentes, qui vont du
rationalisme au mysticisme, ou de l'ésotérisme à
l'agnosticisme, du. symbolo-fidéisme à l'existentialisme,
de l'intellectualisme au sentimentalisme. Ils ont, cependant, en commun,
me semble-t-il, un «esprit» caractérisé
par un certain nombre de préoccupations et d'attitudes. Je
vais indiquer les six qui me paraissent les plus importantes et les
plus caractéristiques.
1. Comprendre ce que l'on croit
En premier lieu, le protestantisme libéral se veut en quête
d'une foi intelligente ou d'une intelligence croyante. Il refuse tout
divorce entre la religion et la réflexion. On rencontre dans
le christianisme quantité de courants, au demeurant tout à
fait respectables, qui voient dans la foi une rupture avec les logiques
humaines, un saut dans l'irrationnel, une acceptation d'un mystère
indépassable. Ces courants opposent, comme le faisait Pascal,
le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, au Dieu des philosophes et des
savants. Dans leur perspective, la révélation biblique
n'a rien de commun avec la pensée philosophique, et la foi
demande qu'on impose silence à la raison, qu'on s'abêtisse,
comme dit encore Pascal dans un mot terrible, ou que l'intelligence
se soumette.
Le protestantisme libéral se soucie, au contraire, de continuité,
de cohérence, de corrélations et de correspondances.
Il dialogue avec la culture. Sans nier qu'il y ait du mystère,
sans confondre la foi et la raison, il cherche à les faire
se rencontrer et collaborer. Comme l'écrit Tillich :“Contre
Pascal, je dit: le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob et le Dieu
des philosophes est le même Dieu”.
Albert Schweitzer illustre bien cette première préoccupation
et orientation. Il souligne que la pensée est très menacée
dans notre monde. La société moderne ne fait pas très
grand cas de la réflexion ; elle lui préfère
l'action et la technique. Elle cherche l'efficacité, la rentabilité
; elle se méfie de ceux qui s'interrogent, qui posent des questions,
qui mettent en cause ses postulats. Ils troublent, dérangent,
perturbent, et on les écarte autant que possible. De plus,
la vie moderne consomme énormément de temps. Elle fait
de nous des êtres agités et superficiels. Quantité
de choses, aussi intéressantes les unes que les autres, nous
sollicitent. Nous sommes sans cesse obligés de nous dépêcher,
d'aller vite, de sauter d'une occupation à une autre, dans
une sorte de perpétuel zapping». De plus, la pensée
nous fatigue, souvent nous trouble, nous inquiète, et nous
dérange. Pourtant, elle fait la grandeur et la dignité
de l'être humain. Y renoncer revient à appauvrir, à
mutiler notre humanité.
La religion a besoin de la pensée pour ne pas s'égarer
ou se rabougrir. La spiritualité trouve en elle non pas un
adversaire, mais une alliée précieuse, voire indispensable.
La raison bien conduite, la raison authentique, la raison raisonnable
n'est pas, en effet, rationaliste. Elle reconnaît que quantité
de choses lui échappent, qu'elle est incapable de percer le
mystère de l'univers et de la vie. Elle accepte ses propres
limites, et donc l'existence de dimensions qui la dépassent.
Cependant, elle entretient un esprit de critique et d'ouverture. Elle
empêche de croire, de dire ou de faire n'importe, quoi.
Actuellement, on voit apparaître des formes de piété
émotives et exubérantes, que les sociologues qualifient
de «chaudes». Elles cultivent l'affectivité, et
elles craignent la pensée. On voit aussi se développer
des groupes très dogmatiques, des courants intégristes
qui enseignent à leurs adhérents ce qu'ils doivent faire,
affirmer, et qui les dispensent donc de l'effort de chercher, de réfléchir,
de juger, de se faire par eux-mêmes une opinion. Ils offrent
le confort et la paresse des certitudes toutes faites. Ils épargnent
des remises en question et des interrogations parfois pénibles.
Pour le protestantisme libéral, le croyant est toujours quelqu'un
en quête de la vérité, quelqu'un qui ne la possède
pas, mais qui doit sans cesse la découvrir, et, une fois qu'il
l'a découverte, l'explorer. La foi a, certes, besoin de ferveur,
de conviction et de sentiments ; bien sûr, elle expérimente
l'ineffable ou l'incompréhensible, et elle respecte le secret
ou le mystère de Dieu. Mais n'oublions pas que la Bible nous
demande d'aimer Dieu non seulement de tout notre coeur et de toutes
nos forces, mais aussi de toute notre pensée. Loin d'affaiblir
et de menacer la foi, là réflexion l'approfondit et,la
consolide. Elle constitue la meilleure défense contre les extrémismes
politiques et les intégrismes religieux qui nous guettent et
nous menacent.
2. L'étude critique de la Bible.
Le protestantisme libéral présente une seconde caractéristique
sur laquelle on a beaucoup mis l'accent jusqu'au milieu du vingtième
siècle, qu'on a fait passer avant les autres. Il s'agit, de
l'importance qu'il donne à l'étude historique de la
Bible, et principalement à celle du Nouveau Testament. Beaucoup
de chrétiens ont tendance à voir dans la Bible un texte
révélé, sinon dicté littéralement,
du moins directement inspiré par Dieu. Contre cette tendance,
il faut rappeler que la Bible n'est pas la révélation
de Dieu, mais le témoignage rendu par des hommes à cette
révélation. Elle se compose d'un ensemble de livres
qui nous disent comment des êtres humains ont reçu et
compris ce que Dieu a fait et a dit.
On sait que Jésus n'a jamais rien écrit. Nous ne le
connaissons que par ce que nous ont rapporté ses disciples.
Leurs idées, leurs connaissances, leurs doctrines, se reflètent
dans leurs récits, orientent, et parfois déforment leur
témoignage. Il faut donc à travers les seuls documents
dont nous disposons, les écrits du Nouveau Testament, découvrir
ce qu'ont été la prédication et la personnalité
de Jésus. Cette enquête doit se poursuivre selon les
méthodes historiques les plus rigoureuses ; elle exige une
étude attentive du texte ; elle demande une connaissance approfondie
du contexte ; elle propose plus souvent des hypothèses vraisemblables
que des certitudes. Menée avec science et intelligence depuis
deux siècles, elle a abouti à des résultats que
certains jugent dangereux, et que d'autres estiment positifs.
Pour donner un exemple, dans un petit livre, publié il y
a une vingtaine d'années, A. Malet soutient que les récits
de .Noël sont des romans à thèse. Ils ont été
fabriqués pour établir la supériorité
de Jésus sur Jean Baptiste, et pour présenter Jésus
comme un, nouveau Moïse : son père est un Joseph qui a
des songes, comme le Joseph qui dans l'Ancien Testament précède
Moïse; sa naissance s'accom- pagne également d'un massacre
d'enfants ; il va en Egypte et en revient ; les mages s'inclinent
devant lui comme les magiciens d'Egypte devant Moïse. Bref, il
faut voir dans le récit de la naissance de Jésus un
démarquage d'histoires de l'Ancien Testament concernant Moïse.
N'accusons cependant pas les évangélistes de fraude
ou de malhonnê- teté. Il ont utilisé un procédé
littéraire courant à leur époque et admis de
tous.
Des études de ce genre ont amené des réactions
très violentes de la part des chrétiens qui ont estimé
qu'elles détruisaient l'autorité de l'Ecriture et qu'elles
ébranlaient la foi. Au contraire, les libéraux considèrent
que le premier choc passé, elles apportent un enrichissement
et un approfondissement de notre lecture et de notre compréhension
de la Bible. S'apercevoir que le récit'de Noël de Matthieu
a pour but non pas de raconter des faits, mais de présenter
Jésus comme un nouveau Moise, non seulement n'affaiblit pas
sa valeur, mais permet de discerner son véritable message,
sa véritable portée. Au delà de lectures habituelles,
conformistes et paresseuses qui passent à côté
de ce que le texte veut dire, la critique nous fait découvrir
la Bible dans sa vérité, et lui donne beaucoup plus
de sens et de valeur. Elle ne détruit pas le principe de l'autorité
de l'Ecriture, mais oblige à le reprendre, à le repenser
autrement.
3. Ecouter le message de Jésus.
J'en arrive à la troisième orientation caractéristique
du protestantisme libéral. La tradition chrétienne et
les Eglises ont accordé plus d'importance à la personne
de Jésus qu'à son enseignement. L'enchaînement
du second article du symbole dit des apôtres, qui parle du Christ,
est à cet égard significatif :"il a été
conçu du Saint Esprit, il est né de la Vierge Marie,
il a souffert sous Ponce Pilate, il a été crucifié,
il est mort, il est descendu aux enfers ; le troisième jour,
il est ressuscité..." On mentionne d'un côté
sa conception et sa naissance, de l'autre sa mort et sa résurrection,
et on fait silence sur ce qui s'est passé entre-temps.
Pour beaucoup de protestants libéraux, au contraire, les
évènements (qui souvent sont des enseignements sous
forme de récit plus que des reportages ou des récits
de type historique), passent au second plan. On ne peut pas se contenter,
comme le symbole dit des apôtres, de déclarer que Jésus
est né et qu'il est mort ; sa naissance et sa mort n'ont d'intérêt
qu'à cause de ce qu'il a été. L'essentiel de
l'évangile se trouve dans ce que Jésus a dit, dans la
manière dont il présente l'action et la présence
de Dieu, dans sa conception de l'existence humaine, dans ce que signifie
pour lui la foi, dans ce qu'il demande à ses disciples de faire,
dans la manière dont lui-même agit et se comporte. Le
message compte plus que le messager. La théologie protestante
classique estime que le Christ remplit trois fonctions ou offices
; un office royal (il règne et dirige le monde) ; un office
sacrificiel (il s'offre en sacrifice pour le salut des humains), sur
lequel le piétisme et l'orthodoxie protestantes ont mis l'accent
; un office prophétique (il prêche et enseigne). Certains
courants du catholicisme et de l'orthodoxie orientale privilégient
l'office royal. Le protestantisme orthodoxe met surtout l'accent sur
la mort du Christ, sur le sang versé pour nos péchés,
sur sa mort expiatoire. Au contraire, un des prem,iers textes du protestantisme
libéral, le catéchisme socinien de Rakow, en 1605, insiste
principalement sur la fonction prophétique de Jésus
(c'est-à-dire sur sa fonction de prédicateur et d'enseignant),
à qui il accorde plus d'importance qu'à la mort sur
la Croix. Certains libéraux pensent que la crucifixion de Jésus
s'explique par les circonstances historiques ; elle n'est pas une
nécessité théologique pour le salut de l'être
humain. Certes, plusieurs passages du Nouveau Testament parlent de
la mort de Jésus comme d'un sacrifice de bonne odeur offert
à Dieu (expression horrible) ; ils la présentent comme
le prix à payer afin de nous racheter et de nous libérer.
Mais il faut voir que ces textes utilisent des images qu'explique
et qu'éclaire le contexte du premier siècle. Ce sont
des paraboles qu'on a tort dé prendre à la lettre. Celle
du prix payé convenait bien dans un monde où le marché
des esclaves était une réalité quotidienne et
banale, où l'on faisait commerce avec des vies humaines et
où la liberté s'achetait. Celle de la victime tuée
sur un autel avait de la pertinence à une époque où,
partout et tout le temps, on sacrifiait à des divinités
pour obtenir leur indulgence et leur faveur. Les auteurs humains du
Nouveau Testament ont utilisé les figures et illustrations
qui correspondaient aux coutumes et à la culture de leur temps.
Par contre, elles conviennent mal aux nôtres, et elles nous
cachent l'essentiel, à savoir que Jésus agit et nous
sauve essentiellement par sa parole.
De manière caractéristique, le libéral américain
John Cobb ,a écrit sur Jésus un livre où il étudie
longuement son oeuvre et sa prédication ou son enseignement,
mais où il ne consacre que quelques lignes à sa mort.
Selon lui, même si Jésus n'avait pas été
crucifié, il aurait cependant été le Christ,
le messie et le sauveur p ar l'exemple qu'il donne et par le message
qu'il proclame.
Ce message, Jésus lui-même l'a formulé dans
des catégories de pensée qui sont celles de son temps,
et qui ne correspondent plus à notre époque. Il faut
donc l'adapter, l'actualiser, le «démythologiser»
selon l'expression de Bultmann, ce qui ne veut pas dire le transformer,
mais le maintenir vivant, lui conserver sa pertinence, l'appliquer
à notre existence. Schweitzer a tenté de la faire en
parlant du «respect de la vie», qui n'est rien d'autre,
pour lui, que le coeur de la mystique et de l'éthique de Jésus
formulé en termes contemporains. Il rejoignait là 1'une.des
grandes préoccupations de Charles Wagner qui, comme Schweitzer,
a essayé de formuler le message de Jésus dans un langage
quasi laïc, et de développer une morale et une spiritualité
à la fois fidèles à l'évangile et ouvertes
au monde contemporain.
J'ai employé les termes «éthique» et «morale».
Il ne faut pas établir une équivalence entre libéralisme
et laxisme du comportement. Ecouter Jésus signifie le suivre,
lui obéir. Certains libéraux, comme Wilfred Monod, ont
proposé d'accorder plus d'importance à l'orthopraxie
(à la bonne conduite) qu'à l'orthodoxie (à la
bonne doctrine). Certes, le libéral entend ne pas juger ni
condamner les autres ; mais il se veut exigeant pour lui-même.
Son écoute du Christ se traduit dans sa manière de vivre.
4. Ouverture aux autres religions
Je passe à une quatrième préoccupation ou orientation
caractéristique du protestantisme libéral. Le christianisme
classique a condamné sévèrement les religions
non chrétiennes. Il n'y a vu qu'un amas de sottises et d'horreurs.
Il affirme qu'il n'y a pas d'autre révélation que celle
dont témoigne la Bible. Ce que l'on trouve ailleurs est faux,
mensonger, peut-être diabolique, et on doit'le rejeter catégoriquement.
Les croyants des autres religions sont, selon une expression longtemps
employée, des infidèles. Beaucoup de libéraux,
au contraire, pensent que Dieu agit et se manifeste partout dans le
monde, et qu'on trouve chez les autres d'authentiques valeurs spirituelles.
Quand le Dalaï Lama vient en Europe, allons-nous au nom du Christ
et de l'évangile nous détourner de lui, refuser d'écouter
ce qu'il veut nous dire, et voir en lui un impie ou un idolâtre
?
La Bible ne nous conduit pas du tout à un tel exclusivisme,
bien au contraire. Dans le livre de la Genèse, on raconte qu'Abraham
demande à Melchisedek, un prêtre païen, de le bénir.
L'Ancien Testament contient de nombreux textes qui s'inspirent des
religions égyptiennes, babyloniennes ou iraniennes ; les prophètes
et les sages d'Israël n'ont jamais considéré qu'il
n'y avait rien de bon chez les autres, et qu'il ne fallait pas écouter
ce qu'ils disent. Dans le Nouveau Testament, des mages qui rendaient
un culte aux astres, viennent à Bethléem. Jésus
admire la foi d'un officier romain, probablement polythéiste.
Paul déclare à Lystre que nulle part Dieu ne s'est laissé
sans témoignage. A Athènes, il cite des poètes
et des philosophes païens.
Dans cette ligne, s'appuyant sur ces exemples, de grands théologiens
libéraux comme Troeitsch, Schweitzer, Tillich, Hick, Cobb,
se sont préoccupés du dialogue interreligieux, et une
association d'inspiration libérale, 1'l.A.R.F., travaille depuis
le début de notre siècle à le promouvoir et à
le développer. Ce dialogue pose de nombreux problèmes
; il
S’agit d'une tâche difficile qu'il faut entreprendre
dans la clarté et l'ouverture. Le protestantisme libéral
n'entend certes pas tout mélanger. Il ne veut pas abandonner
ou abâtardir le message évangélique, qui reste
pour lui la référence privilégiée et la
norme de la foi chrétienne. Mais, il se refuse à mépriser
et à écarter les spiritualités non chrétiennes.
Il estime que si les chrétiens ont des choses à apporter
aux autres, ils en ont aussi à recevoir d'eux.
5. Un individualisme ouvert et positif.
Mon cinquième point porte sur l'individualisme que l'on reproche
souvent au libéralisme. On l'a accusé de manquer du
sens de l'Eglise, ou de la communauté. Pourtant les libéraux
ont toujours travaillé dans et pour l'Eglise ; ils ont, en
particulier, activement contribué au lancement entre les deux
guerres du mouvement oecuménique. Ils se sont aussi beaucoup
souciés de questions sociales. Ils ne préconisent pas
un individualisme fermé et négatif, où l'on ne
pense qu'à soi et où on néglige les autres. Ils
plaident pour une autre forme d'individualisme, celle-ci ouverte et
positi-ve, que définissent trois éléments :
- D'abord, la responsabilité personnelle. Chacun a le droit
et le devoir de prendre position pour son compte. Il n'a pas à
se fondre dans un ensemble, ni à laisser d'autres parier ou
se prononcer à sa place. Mes décisions, mes actions,
mes paroles sont toujours miennes et m'engagent person-nellement.
Je n'ai pas à me retrancher derrière les consignes reçues,
les opinions dominantes, les déclara-tions des autorités,
Il m'incombe de prendre parti. Le libéral rie peut pas dire
comme en 1526 l'évêque Guillaume Petit :"Je crois
sainte mère l’église et plus ne m'enquiers".
Il a à s'enquérir.
- Ensuite, le refus de condamner et de rejeter ceux qui ne pensent
pas comme nous, même si on a le sentiment qu'ils se trompent.
On peut et on doit certes discuter avec eux, essayer de leur expliquer
et de les convaincre. On n'a pas le droit de leur imposer silence,
de les obliger à se soumettre ou de les traiter avec mépris.
Il faut accepter la différence et la divergence par respect
de l'autre. Là où l'erreur n’est pas libre, disait
le suisse Alexandre Vinet, la vérité ne l'est pas non
plus. C'est pourquoi d'ailleurs les groupes libéraux sont en
général pluralistes ; on y admet des opini.ons et des
positions très diverses.
Enfin, le sentiment que les institutions, civiles ou ecclésiastiques,
n’ont qu'une valeur relative. Cela ne veut pas dire qu'on ne.
leur accorde pas d'importance, mais qu'on tient a ce qu'elles soient
au service des personnes et non les personnes à leur service.
En particulier, l'Eglise n'a pas a dicter à ses membres leurs
croyances et leurs attitudes elle n'a pas à leur imposer une
dogmatique ou une morale. Elle a pour rôle de les aider à
se forger des convictions et des positions personnelles.
6. La relativité des doctrines
Je m'attarde un peu plus sur le sixième point, parce qu'il
me semble fondamental. Pour le protestantisme libéral, il n’existe
pas de dogmes, c'est à dire des définitions intangibles
qui exprimeraient une fois pour toutes et de manière pleinement
satisfaisante la vérité. Il y a seulement des doctrines,
autrement dit des essais approximatifs et révisables, qui tentent
de formuler dans- un temps et dans un lieu donnés la manière
dont on reçoit et perçoit la vérité. Le
dogme est objet de foi, la doctrine expression de la foi. Pour expliquer
cette distinction entre l'objet et l'expression de la foi, je prends
un exemple, celui de la trinité.
Cette doctrine à été définie par des
conciles des quatrième et cinquième siècles.
Elle affirme que Dieu est une essence ou une substance (en grec «ousia»)
en trois personnes (en grec «prosopon» ou «upostasis»)
consubstantielles (en grec «omousios»). On ne trouve évidemment
pas ces concepts, ces termes, dans le Nouveau Testament; ils sont
aussi étrangers au vocabulaire et à la pensée
modernes. Ils appartiennent à la philosophie grecque de l'antiquité
tardive. La doctrine trinitaire naît d'un effort pour exprimer
dans le langage de la culture helléniste le message évangélique.
Cet effort me paraît tout à fait légitime, et
je crois que les Conciles ont eu raison de l'entreprendre, même
si le résul-tat ne me paraît pas tout à fait convaincant
et si, à mon sens, d'autres formulations, celles proposées
par Arius par exemple, auraient sans doute aussi bien convenu.
A partir de là, commence une dérive. Parce qu'adoptée
par des Conciles, parce que promulguée par les autorité
civiles et ecclésiastiques, parce que sacralisée et
canonisée par les siècles, la doctrine trinitaire, d'expression
de la foi chrétienne, est devenue objet de foi. On a considéré
que les formules qu'elle emploie sont obligatoires en tous temps et
en tous lieux, qu'elles s'imposent à tous les fidèles,
qu'il faut obligatoirement y croire ou y adhérer pour être
chrétien, qu'elles définissent très exactement
l'être de Dieu. Pour désigner le Dieu de l'Evangile,
le Dieu de Jésus -Christ, on parle du Dieu trinitaire, comme
le font abondamment les textes oecuméniques actuels (beaucoup
plus que les textes d'il y a cinquante ans). Et là les protestants
libéraux ne sont plus d'accord, pour deux raisons :
- D'abord,parce que l'on confond ce que nous disons de Dieu, notre
langage sur Dieu, notre manière de le représenter, avec
la réalité même, avec l'être même
de Dieu. Il y a là une prétention inacceptable. Il existe
toujours une différence et une distance entre ce que Dieu est,
et ce que nous en disons. Nous ne pouvons pas le définir, l'enfermer
dans nos formules. Il dépasse toute intelligence. Dans le dogmatisme
qui prétend posséder la vérité sur Dieu,
se cache une idolâtrie : on se fait une image de Dieu et on
l'adore.
- Ensuite, pour le libéralisme, notre témoignage,
notre tâche aujourd'hui, ne consistent pas à répéter
des formules d'une autre époque, qui sont devenues désuètes
et'incompréhensibles, mais à traduire le message évangélique
dans le langage culturel d'aujourd'hui, en tenant compte de nos .connaissances
historiques, scientifiques, psychanalytiques, etc., de nos manières
de vivre et de penser. Ce qu'ont fait les conciles à leur époque,
il nous faut le faire à la nôtre, en sachant que nous
n'aboutirons jamais à des formules définitives, que
toute expression de la foi, même si elle se réfè-re
à un absolu, est, relative.
On pourrait comparer les doctrines à des cartes de géogra-phie.
On en a besoin pour se situer et s'orienter , mais aucune n'est totalement
juste, parce qu'elles figurent toutes une sphère, le globe
terrestre, sur une surface plane. A la fois, elles expriment et déforment
la réalité qu'elles veulent représenter. De plus,
une carte répond à un besoin, pas à d'autres
: la même carte ne peut pas servir à préparer
un voyage en auto, à étudier l'économie d'un
pays et à déterminer le site d'atterrissage d'un vaisseau
spatial. Quand on utilise une carte pour autre chose que ce pour quoi
elle est faite, ou dans une situation que celle qu'on avait prévue
en l'établissant, elle risque d'égarer. Il en va de
même des doctrines. Ce qu'elles disent est vrai, mais seulement
jusqu'à un certain point et dans un cadre limité. Quand
ont l'oublie, on tombe dans l'idolâtrie de la doctrine. Il faut
avoir conscience de leur relativité, sans tomber dans le scepticisme
ou le relativisme total ; elles visent, sans jamais totalement y parvenir,
à exprimer une vérité absolue.
Même s'ils se soucient plus de l'actualisation du message
évangélique que de la tradition doctrinale et ecclésiastique,
il ne faut pas dire que les protestants libéraux rejettent
ou condamnent cette dernière. Ils cherchent à l'interpréter,
à la comprendre et à la transposer, ils la soumettent
à une réflexion critique qui derrière le langage
employé se préoccupe de son sens profond. Pour eux,
la doctrine essaie de dire, aussi bien que possible, dans le contexte
où l'on se trouve, ce que l'on croit, en sachant que toute
formulation de la foi est approximative, relative et révisable,
et qu'il y a toujours plusieurs formulations possibles.
Conclusion
Après avoir indiqué ces six caractéristiques
essentielles du protestantisme libéral, il me faut maintenant
conclure. Quand on esaie d'évaluer le protestantisme libéral,
quand on se demande. quelle place il occupe et quel rôle il
peut jouer dans le monde d'aujourd'hui, lorsqu'on s'interroge sur
sa -pertinence face aux problèmes et défis de notre
temps, on s'aperçoit que les opinions sur ces points sont très
par-tagées, et que l'on donne à ces questions deux réponses
très différentes, voire opposées.
1 . Pour les uns, le protestantisme libéral, s'il a mené
naguère des combats nécessaires, n'a plus aujourd'hui
grand sens, parce qu'il enfonce des portes largement ouvertes. La
grande majorité des chrétiens ne partagent-ils pas les
préoccupations et orientations que je viens de défi-nir,
alors qu'ils ne se considèrent nullement comme libé-raux
?
Cette première réponse ne manque pas de pertinence
et de justesse. On rencontre beaucoup de libéraux qui s'igno-rent,
voire qui refusent cette étiquette. Dans les Eglises, les idées
libérales ont largement fait leur chemin, se sont en grande
partie imposées. Dans aucune Faculté de théologie
par exemple, on ne conteste actuellement la nécessité
d'une critique historique de la Bible. Toutes les grandes Eglises
s'interrogent sur les possibles révisions de leurs doctrines,
et s'intéressent au dialogue entre religions. Un orthodoxe
du siècle dernier qui reviendrait parmi nous esti-merait probablement
que le libéralisme a triomphé dans le protestantisme
et s'est largement répandu dans le catholi-cisme.
Toutefois, deux remarques viennent nuancer ce constat, et conduisent
à affirmer que le libéralisme a encore un rôle
à jouer, une mission à remplir. .
- D'abord, le libéralisme ne cherche pas à constituer
un parti ecclésiastique ou un groupe particulier, mais à
diffuser des idées, à entretenir des débats,
à maintenir une attitude d'ouverture. Cette tâche-là
n'est jamais achevée ; elle doit être reprise à
chaque époque. Si certaines des idées du protestantisme
libéral se sont répandues, au point qu'on considère
qu'elles ne lui appartiennent plus, tant mieux. Il n'en demeure pas
moins qu'elles sont toujours menacées, et qu'il faut travailler
à les maintenir. A quoi il faut ajouter qu'au delà des
idées, les attitudes libérales, pourtant plus importantes,
restent peu fréquentes. On n'est pas libéral une fois
pour toutes ; on le devient à chaque instant par un effort
et une victoire sur soi-même.
- Ensuite, dans le monde chrétien, les positions libérales
demeurent minoritaires. On le constate à la conférence
des Eglises d'Europe, et au Conseil Oecuménique des Eglises
(où on est plutôt mai reçu si on critique par
exemple, le dogm e trinitaire, si on y voit une expression discutable
et relative, et non le fondement de la foi chrétienne).
2. La seconde réponse se situe à l'opposé de
la première, en ce sens que pour elle le libéralisme
n'a pas gagné, mais perdu la partie. Nous voyons aujourd'hui
en effet proliférer de multiples sectes qui ont beaucoup de
succès, qui attirent quantité de gens, alors que les
grandes Eglises semblent plutôt perdre du terrain et voient
leur influence décliner ; ne faut-il pas attribuer leur recul
aux idées et attitudes libérales qui les imprègnent
? Et dans l'ensemble du monde religieux, on assiste à un développement
impressionnant des courants fondamentalistes et à la montée
de divers intégrismes.
Comment expliquer cela ? Je crois que cela tient en grande partie
à la dureté et à l'insécurité du
monde moderne. Beaucoup de nos contemporains sont déstabilisés
et désorientés par des évolutions trop rapides,
par les menaces de toutes sortes qui pèsent sur nous, la menace
du chômage. celle de maladies inquiétantes comme le Sida,
celle de la violence dans nos ville et dans le monde, celle d'une
destruction écologique de notre planète. Les médias
nous donnent une conscience aigüe de cette situation, et nous
la vivons mal. Alors, nous éprouvons le besoin d'une religion
qui nous rassure, qui nous tranquillise, qui nous donne des certitudes
fortes. C'est ce que font les mouvements intégristes et les
sectes. Ils dispensent de réfléchir, de choisir, par
leurs slogans, par leurs rites, par les communautés solidement
structurées qu'ils forment, ils soulagent l'angoisse sourde
qui habite nos contemporains. Il faut bien reconnaître qu'en
tout cas, dans un premier temps, le libéralisme l'avive en
demandant aux gens de réfléchir de choisir de s'engager
individuellement, de prendre leur responsabilité sans s'en
décharger sur le groupe. Et sous cet angle-là. le libéralisme
se situe effectivement à contre-courant. Mais de ne pas être
à la mode, de ne pas aller dans le sens de la pente, lui donne
de la pertinence. On a trop vu dans le libéralisme une adaptation
du christianisme au monde contemporain, en en oubliant qu'il réagit
aussi contre les tendances de notre temps ; que certes, il leur porte
attention et s'ouvre à elles, mais qu'également il les
critique. Précisément, à cause de cela, il peut
agir comme un contre-poison, en empêchant de céder trop
vite à des facilités, à des paresses, à
des tentations qui ne sont pas dépourvues de danger. Le combat
libéral me semble donc ne rien avoir perdu de sa nécessité
et de son actualité. Ce combat ne me paraît pas plus
difficile qu'autrefois et naguère. Il s'agit de lutter contre
soi-même, contre ses propres tendances autori- taires, de se
battre pour maintenir l'ouverture et la recherche en dépit
du confort des idées toutes faites. Je parle de combat ; je
tiens cependant à signaler que le pro- testantisme libéral
ne cherche nullement à susciter des .luttes et à entretenir
des polémiques. Il veut maintenir une réflexion, participer
à ses débats qu'il souhaite fraternels, même avec
ses adversaires, dont il peut comprendre les craintes et écouter
les critiques. Il entend partager avec tous des compétences,
des recherches, des questionne- ments. Il ne se considère pas
comme un but, mais comme un moyen, un instrument au service des hommes
de bonne volonté, libres penseurs ou. libres croyants. Il ne
prétend pas les enrégimenter sous sa bannière,
mais dialoguer avec eux, les aider dans la mesure de ses possibilités,
et aussi recevoir et apprendre.d'eux.
André
Gounelle
(causerie donnée à l'Eglise du Musée le 6 février
1994 à Bruxelles)
CAHIER EVANGILE ET LIBERTE N' 134 Octobre 1994