Les journées dEvangile et liberté à Sète
en Octobre 2000 ont porté sur "Images et représentations
de Jésus". Nous avons donné dans le cahier de Décembre
(n' 202) la première conférence du professeur Elian Cuvillier
sur "Quelques figures de Jésus dans le N. T. " ; en Janvier
2001 (n° 203) la conférence du professeur Rémi Gounelle,
de Lausanne, sur "Les images de Jésus dans la littérature
apocryphe". En février (n°204), la deuxième conférence
d'Elian Cuvillier "Le Jésus historique'. En avril (n'206)
ce sera l'intervention du professeur André Gounelle sur "Inventer
le Christ ".
Voici la conférence du professeur Laurent GAMBAROTTO.
par Laurent Gambarotto
Le thème choisi pour les journées
" Evangile et Liberté " d'octobre 2000 ne pouvait que
susciter quelques remarques et analyses relatives au septième
art dont chacun sait qu'il excelle à produire des images et des
représentations de jésus même si celles-ci sont
parfois loin d'être excellentes ! D'emblée, donc, un premier
constat pour dire qu'il existe une interaction complexe et diversifiée
entre jésus et le cinéma si bien qu'il est possible de
décliner le couple jésus/cinéma de plusieurs manières,
un peu comme le font certains ouvrages ou articles tout à fait
intéressants : Le visage du Christ à lécran
(Henri AGEL)1, " Images de jésus et septième art
" (Serge MOLLA)2, Jésus au cinéma (Pierre PRIGENT)3
... Les représentations cinématographiques de jésus
ne manquent pas et tout un chacun a certainement en tête quelques
titres de films qui ont été projetés sur les écrans
ces vingt ou trente dernières années : Le Messie de Roberto
Rossellini, La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese,
Jésus de Montréal de Denis Arcand, sans oublier LEvangile
selon Matthieu de Pier Paolo Pasolini.
Notre propos, et le titre donné à cette communication
en atteste, n'est pas tant de vous entretenir de la production filmique
directement référée à la figure de jésus
ou du Christ, d'autres l'ont déjà fait et le feront encore.
Ce qui retient notre attention aujourd'hui participe davantage d'un
essai d'interprétation de ce qu'une perspective ".médiologique
" peut faire apparaître quant au couple Jésus/cinéma.
Dans un premier temps, il s'agira de clarifier un peu ce qu'il faut
entendre par 1.1 médiologie ". Ensuite, nous proposons de
montrer en quoi la christologie est revisitée par la cinématographie
et, à titre exploratoire, quelle peut être la pertinence
d'une approche médiologique dans le champ qui nous concerne.
En espérant ainsi dégager quelques hypothèses de
travail à reprendre nécessairement dans une étude
plus approfondie et en dialogue avec ceux qui nous feront parti de leurs
réactions.
1 - Un nouveau champ d'analyse
Qu'en est-il de la " médiologie " ? L'inventeur de
ce néologisme, Régis Debray, nous répond qu'il
ne se donne pas pour tâche de qualifier et d'analyser ce qui relève
directement des médias ou de la communication. Il s'agit de considérer
les phénomènes qui s'inscrivent dans un autre champ et
se constituent non pas autour de ce qui est médiatisé,
mais autour de la figure du médiateur et de la médiation4.
L'intérêt se porte moins sur le medium et son message que
sur le pouvoir des signes, sur les traces sensibles et matérielles
du sens, sur " l'étude des voies et moyens de l'efficacité
symbolique "5. Il est donc question des procédures et des
techniques qui ressortissent aux phénomènes qui sont liés
à la transition du signe à l'acte, de l'idéel au
matériel, du mental au métal, donc à tout ce qui
relève des processus de diffusion et de propagation. Ecoutons
un court instant Debray : " Il ne s'agit plus de déchiffrer
le monde des signes mais de comprendre le devenir-monde des signes,
le devenir-Eglise d'une parole de prophète, le devenir-Ecole
d'un séminaire, le devenir-Parti d'un manifeste, le devenir-Réforme
d'un placard imprimé, le devenir-Révolution des Lumières...
Disons : le devenir-forces matérielles des formes symbolique
"6.
La médiologie veut analyser de plus près les modes d'effectuation
de la médiation et leurs effets, reprenant à. son compte
la formule centrale du christianisme selon laquelle un \/erbe ne peut
se transmettre sans se faire chair, sans qu'un corps traverse lépreuve
du temps et affronte les aléas de la corporéité.
Le médiologue nhésite donc pas à prendre
pour paradigme le mythe fondateur chrétien pour mieux mettre
en évidence qu'il n'y a pas de Parole sans incarnation, pas de
pensée sans corps, pas de mémoire sans techniques de transmission,
pas de sacré sans formes d'organisation, religieuses ou non.
La médiologie appelle ainsi la réhabilitation des figures
de médiation et de transmission si bien que le champ pris en
considération n'est plus celui des idées ou des vérités
en tant que telles, mais celui des mythes, des croyances, des doctrines,
des codes, des organisations, des techniques, bref d'un " ensemble
de corps intermédiaires qui concrétisent une abstraction,
qui font qu'un verbe se fait chair, qu'une idéologie devient
force matérielle, qu'une parole fait événement.
Tout moyen d'efficacité symbolique, par quoi un mot, une image,
un signe agit comme une force et déplace des forces. L'immatériel
produisant des effets matériels... "7.
Evidemment, les medias et leurs dérivés ont ici une
place de choix, qu'il s'agisse de documents, de traces diverses, d'art
pictural ou musical, d'émissions radio ou télévisées,
d'uvres cinématographiques. Mais à condition de
préciser que l'approche médiologique opère un certain
nombre de déplacements quant au regard qui est posé sur
ces objets, privilégiant leur concrétude visible et focalisant
ainsi sur le socle matériel de ces produits culturels. Il est
donc question de mieux faire apparaître en pleine lumière
ce que l'on a tendance à ne pas voir, à ne plus voir dans
nos habitus quotidiens, à savoir que les idées et les
symboles se déploient à même une matérialité
hors de laquelle ils n'auraient pas plus d'existence que de sens, ce
dernier mot à comprendre ici comme intelligibilité et
finalité.
D'où la définition plus générale de la
médiologie conçue comme " la discipline qui traite
des fonctions sociales supérieures dans leurs rapports avec les'structures
techniques de transmission. (La) "méthode médiologique"
est l'établissement, cas par cas, de corrélations, si
possibles vérifiables, entre les activités symboliques
d'un groupe humain (religion, idéologie, littérature,
art, etc.), ses formes d'organisation et son mode de saisie, d'archivage
et de circulation des traces... C'est dire qu'une dynamique de la pensée
n'est pas séparable d'une physique des traces "8.
Cette approche, cet outil conceptuel m'a, dans un premier temps, un
peu déconcerté, puis beaucoup donné à penser,
d'abord pour la chose théologique, en particulier la question
christologique dont nous avons vu qu'elle a en commun avec la médiologie
un paradigme fondateur, l'incarnation. Et lorsqu'il s'agit de cinéma,
plus précisément du couple Jésus/cinéma,
donc de ce qui renvoie à un ordre de la représentation
et de la transmission culturelles, ce nouveau champ d'analyse m'a semblé
fécond. Et de nature, me semble-t-il, à nous faire prendre
conscience de quelques déplacements fondamentaux qui se produisent
aujourd'hui dans le domaine culturel et religieux.
II - La christologie revisitée par le cinéma
Commençons par mettre en évidence deux ou trois phénomènes
observables à même la projection d'un film en tant que
création artistique réalisée avec une intention,
en tant qu'uvre d'un auteur/réalisateur qui cherche à
donner une expression singulière à son art. S'il existe
des films qui mettent en scène le personnage jésus ",
bien d'autres (les plus nombreux) se réfèrent de manière
implicite à cette figure religieuse. Le cinéma opère
ainsi des transfigurations artistiques de Jésus (donc le passage
à de nouvelles figures) qui se déploient sur un vecteur
interprétatif souvent fort éloigné de toute représentation
explicitement religieuse. Il n'empêche que se joue-là du
.1.1 christologique " sous des formes inhabituelles, surprenantes
mêmes, qui profanisent en quelque sorte la figure de Jésus,
celle-ci s'incarnant dès lors dans une
multiplicité de personnages et de situations " christiques
" du fait même de leur lien symbolique avec, justement, des
images et des interprétations du jésus biblique.
Aujourd'hui, nous savons que la figure de Jésus est irrévocablement
prise dans un ensemble de médiations dont il est impossible de
faire l'économie : inaccessibilité du jésus de
l'histoire embrayant sur des procédures complexes de transmission,
orale puis écrite, des récits évangéliques
; inscripturation néo-testamentaire d'un conflit d'interprétations
à propos de la vie, de la mort et de la résurrection de
Jésus/Christ, multiples stratifications herméneutiques
au cours de l'histoire chrétienne, cristallisation orthodoxe
dans des dogmes, des traditions, des organisations ecclésiales.
Bref, ce processus dynamique grâce auquel le christianisme a pu
se développer est également celui d'une autonomisation
du christologique qui s'est largement émancipé de la figure
historique de jésus. Et la production cinématographique
radicalise cette émancipation, opérant des traductions
actualisations christologiques paradoxalement iconoclastes.
J'entends par là qu'un tel iconoclasme est paradoxal au sens
fort du mot, à savoir contraire à l'opinion commune, qui
prend à contrepied les modèles et les dogmes reçus.
Certes, le cinéma n'échappe pas aux effets d'orthodoxie,
en ce sens qu'il produit à sa manière de la normativité,
mais il peut s'offrir comme l'antidote de certitudes acquises, de clichés
et de croyances normatives. Le fait est que de nombreux films, dans
un mouvement parfois contradictoire de désacralisation et de
resacralisation, entraînent de nouvelles appropriations et identifications
de ce qui est en jeu dans l'interrogation : " Et vous, qui dites-vous
que je suis ? " (Marc 8/29). On peut ne pas apprécier les
réponses qui s'esquissent ici et là, mais il est indéniable
que la posture singulière de plusieurs réalisateurs a
opéré d'audacieux déplacements christologiques
: citons lngmar Bergman, Jean-Luc Godard, David Lynch, Martin Scorsese,
Lars von Trier, Wim Wenders...
De tels déplacements contribuent à décléricaliser
les représentations du phénomène Jésus/Christ,
à les délivrer de leur carcan religieux, à les
arracher à l'exclusivité des institutions ecclésiales.
Cela devrait susciter l'intérêt de ceux qui militent pour
un dialogue entre foi et culture, mieux, obliger à tirer les
conséquences de ce que la figure de Jésus/Christ est irrévocablement
prise dans les effets et les affects du langage et des images. A l'évidence,
ce christologique-là n'est plus nécessairement corrélé
à la question du salut, à une intention sotériologique
déclarée ou encore à la problématique de
la foi en Dieu. Pourtant, il s'y joue toute une manière d'aborder
des questions relatives à l'homme, à sa culpabilité,
à sa soif de pardon et de liberté, au sens de son existence
et de l'histoire, à la violence et à la souffrance, à
l'éthique et au vivre-ensemble des êtres humains, voire
même à la question de l'après-mort, de l'au-delà,
de l'absolu, de l'ultime. Ce serait une grave erreur que de mépriser
un tel enjeu, une telle traversée du désir, surtout lorsqu'est
ainsi sensibilisé, touché un vaste public ayant bien souvent
déserté les Eglises.
Les croyants qui se réclament encore d'un rapport explicite
au christianisme devraient donc y regarder à deux fois avant
d'écarter ce qui est ainsi médiatisé par des images
différentes voire divergentes (je ne dis pas meilleures) de celles
véhiculées par les institutions autorisées du religieux.
La concurrence qui s'exerce ici doit être acceptée, accompagnée
par l'Eglise car le Jésus/Christ métamorphosé par
la production cinématographique et exposé au grand public
a au moins le mérite d'être rendu au peuple, à ses
questions, ses attentes, ses malentendus, ses fantasmes et ses refus.
Mais ce qui s'y joue ne saurait exclure l'expérience d'une grâce,
d'un accès à l'intime et à lultime offert
à même les fulgurances avivées de séquences,
de plans, d'effets de caméra, de bande-sonore, c'est-à-dire
quantité d'ingrédients produisant une alchimie filmique
tissée de mise en intrigue, de mise en scène, de cadrage,
de découpage, de montage et, nous y reviendrons, de dispositifs
de diffusion.
Bien que l'expérience du spectateur ne soit pas directement
assimilable à celle d'une foi conventionnelle et bien que le
donné à voir et à entendre n'ait apparemment que
peu en commun avec le Jésus des Evangiles, l'attention bienveillante
du théologien est requise. Il y a pour ce dernier la nécessité
de respecter ce qui surgit dans ces "effets d'évangile "
qui se produisent au cinéma sans la médiation de lEglise
et de ses agents, hors des sphères autorisées du christianisme
traditionnel. Cela requiert la capacité de décrypter,
comme avec les paraboles, des approches inédites, inattendues,
déstabilisantes, mais qui peuvent faire " événement
"9. Bien sûr, il faut dire cela sans méconnaître
les effets de captation et d'idolâtrie inévitablement engendrés
par les mécanismes de la spécularité. Comment pourrait-on
faire fi de l'aliénation narcissique toujours possible chez le
sujet regardant asservi par un type d'inscription médiatique
en prise directe sur des stratégies de commercialisation élaborées
pour réduire le spectateur à un simple consommateur d'images
? Il est clair que l'objectif de nombreux producteurs de films n'est
pas l'objectif de la caméra, mais le déploiement de techniques
audiovisuelles ayant pour but d'établir le règne sans
partage de la jouissance sensorielle. Constat à reprendre plus
loin.
Dans le prolongement des perspectives ouvertes, il convient de faire
un pas de plus afin de replacer I'uvre cinématographique
dans un environnement plus large qui fait droit au type d'organisation
mis en place par le cinéma et au conditionnement physique du
spectateur. En effet, il ne suffit pas de s'en tenir à des analyses
directement référées à des objets matrices
tels que les films car il serait ruineux de vouloir extraire le symbolique
de ses supports techniques et de ses modes de transmission-diffusion.
III- La configuration matérielle du cinéma ou l'inscription
du sens dans un nouveau registre d' ecclésialité
Avant d'aborder le vif du sujet dans cette 3e partie, permettons-nous
ici de donner quelques chiffres provenant du Centre national de la -cinématographie.
En 1999, il existait 4764 salles de cinéma qui fonctionnaient
en France et elles ont accueilli un peu plus de 155 millions de spectateurs,
soit 31,5 millions d'individus âgés de six ans et plus.
Parmi eux, le cinéma touche surtout les plus jeunes : 82% des
11 -24 ans sont allés au cinéma en 1999 et les moins de
25 ans ont représenté près de 38% des spectateurs.
Les plus de 35 ans ne sont pas en reste car ils ont constitué,
quant à eux, un peu plus de 44% du public. A cela s'ajoute la
pratique " à domicile " du film diffusé à
la télévision et dans ce domaine, chaque téléspectateur
a regardé en moyenne 84 heures de films de cinéma et 276
heures de fictions télévisuelles en 1999. Par ailleurs,
n'oublions pas les quelques dix millions de films en vidéo qui
ont été achetés en 1999 et qui ont été
regardés par douze fois plus de personnes. D'où l'importance
considérable du phénomène cinématographique
et son emprise sur la vie individuelle et sociale de nos contemporains
10.
Tout en gardant à l'esprit ces statistiques, poursuivons notre
exploration de ce " visible " dont on pourrait finir par ne
plus voir ni saisir la configuration physique tellement il s'efforce
de river notre regard sur l'écran comme on lèverait les
yeux vers le ciel. Autrement formulé : qu'est-ce qui se joue
dans le fait que la projection d'un film et sa vision, finalités
apparemment immédiates du " cinéma ", finissent
par occulter le cadre qui leur préexiste, les rend possibles
et les instrumentalise au profit de stratégies ayant des effets
bien réels dans le registre de la vie sociale et il religieuse
" ? En effet, pourquoi si peu d'intérêt pour les structures
matérielles de la représentation cinématographique
? N'est-ce pas aussi vers ce hors-champ que doit se porter notre curiosité
? Il serait illusoire de penser que la figure artistique du film existe
par elle-même, sur un mode autarcique, séparée des
procédés qui président à sa mise à
la disposition d'une multitude de regards et de corps. Reprenons : pas
de regard sans corps, pas de corps regardant sans gestion de l'espace
et du temps, sans un déploiement de ritualité. D'où
l'importance de replacer le film dans des agencements matériels
de diffusion et de réception, seule manière de réinscrire
le spectateur dans sa concrétude corporelle, sociale et historique.
Donc, refus de la coupure entre le ciel et la terre ou rappel salutaire
que la terre est à jamais située dans le ciel, lequel
n'a d'existence pour nous qu'à partir du monde terrestre.
Quel rapport y a-t-il entre un film, des films, des images qui se
projettent sur un écran et tout l'arsenal physique et matériel
qui est induit par ce média ? Là, il est davantage question
de " cinéma " que de film, de procédés
de distribution que de réalisation, de processus de socialisation
que d"évaluation artistique, de dispositifs tangibles que
d'attitudes mentales. L'essentiel est donc de ne pas perdre de vue,
c'est le cas de le dire, ce qui est visible d'emblée, et pas
seulement ce qui se donne à voir sur l'écran. Ou si l'on
préfère, de rester attentif à ce à quoi
l'écran fait écran, à l'avant-scène, à
ce qui se passe autour de la projection du film. Par conséquent,
ne pas négliger tout ce que peut signifier l'expression "
aller au cinéma " : aussi bien visionner un film que se
rendre dans un lieu particulier que l'on nomme, par effet de métonymie,
Il cinéma ". Ce dernier renvoyant toujours un peu trop vite
le public à une supposée finalité naturelle ",
non soupçonnable, qui se réduirait à l'alchimie
de la salle de projection. D'où la nécessité d'analyser
de plus près un système d'organisation socio-culturelle
qui entend fidéliser les spectateurs comme d'autres systèmes
fidélisent des croyants et fabriquent des fidèles.
Précisons davantage notre hypothèse tout ce que le cinéma
opère sur le registre d'un accès au spirituel " via
un excès du sensoriel a partie liée avec l'organisation
matérielle de ce que nous appelons les réseaux de distribution
du sens, les nouveaux lieux de la mise en scène d'un sacré
sécularisé. Prenons, par exemple, la nouvelle génération
d'infrastructures de salles de cinémas, que l'on désigne
sous le vocable de "multiplexes " (il y en a deux à
Montpellier et environ 70 en France). Observons de plus près
l'agencement architectural du dernier type de ces édifices dédiés
aux techniques de diffusion et de transmission.
On retrouve, comme par hasard, un modèle calqué sur
celui de certaines cathédrales. Un parvis aménagé
dirige les spectateurs vers une entrée monumentale qui les fait
pénétrer dans un très large espace central d'accueil
où s'effectuent un certain nombre de transactions (billeterie,
comptoir confiseries, Ciné-café, espace jeux-vidéo,
salon vidéo-lecture) qui doivent être les plus conviviales
possibles. Puis, au fond, face à l'entrée, se situe la
plus grande salle équipée d'un immense écran (plus
de 200 m2) et capable de garantir un confort optimal. De chaque côté,
presque en demi-cercle, plusieurs autres salles constituées en
autant de chapelles, certes plus isolées les unes des autres,
où se pressent les spectateurs venus goûter à la
magie cérémonielle du film afin de communier avec leurs
saints et leurs idôles. A Montpellier, l'un des multiplexes dispose,
en lieu et place de l'autel, d'une salle permettant de projeter des
films en trois dimensions, avec l'idée de ne plus être
face à l'image, mais dans l'image et dans l'espace multi-dimensionnel
produit par des techniques de filmage et de projection. Le leitmotiv
: Vous allez vivre ce que vous allez voir ". Est-ce faute de réellement
voir la réalité que nous avons à vivre dans nos
existences quotidiennes ?
Une description plus détaillée de cet espace ludique
serait fort utile, mais pour abréger notre propos, il nous suffira
d'avancer qu'avec les multiplexes, il semble bien que nous soyons en
présence des nouvelles cathédrales du sens, des nouveaux
temples d'une transcendance dévoilée
sur le mode iconique, qui autorise la fabrication des images et régule
la circulation du sens (quitte à produire beaucoup de sens uniques,
de contre-sens et de non-sens). Faut-il alors franchir un pas supplémentaire
et affirmer que s'incarnent dans les multiplexes des nouveaux modes
d'ecclésialité, avec leurs codes rituels et leur prise
en charge d'une sociabilité de type "religieux" ? Le
cinéma ne participe-t-il pas ainsi de cette " domestication
de l'espace et du temps " (dont parle le philosophe Bernard Stiegier
11 ) qui s'est poursuivie durant toute l'histoire du christianisme,
entraînant une domestication des corps et des esprits ? Surtout
si nous entendons par "corps" une organisation collective,
des institutions socio-politiques ou ecclésiales et, par voie
de conséquence, J., une tradition, une mémoire, c'est-à-dire
une chaîne de transmission susceptible de véhiculer de
générations en générations le corps d'un
message " 12.
Le cinéma travaillant sur et travaillé par du christologique
" et tout ce que cela induit d'ecclésialité incorporante,
ne se comprend que dans un espace socioculturel et théologique
façonné par le christianisme et son rapport privilégié
à l'incarnation, aux figures de médiation, au statut donné
au corps jusqu'à faire de celui-ci un moyen de délivrance
et de salut, qu'il s'agisse du corps charnel de Jésus-Christ
ou de son corps mystique qu'est l'Eglise. On peut ainsi appeler "
dimension religieuse " du cinéma sa capacité à
produire de la christophanie via un éblouissement des sens, son
aptitude à soutenir une quête de sens et de mise en lien
avec le " divin " par l'incorporation de nos esprits dans
une économie de l'image et de l'expérience esthétique
3. Le cinéma s'offre aujourd'hui, nolens volens, comme un mode
de gestion iconique du sacré, une médiation laïque
de la transcendance, une manière de conjurer les aléas
d'une condition humaine en situation d'absence (celle de Dieu, par exemple,
ou de la Vérité, ou de la justice), de temporalité,
de finitude et de mort. Mais sans doute aussi toujours en attente de
rédemption, de résurrection, au risque permanent d'une
recherche du " salut de l'être par l'apparence ", selon
la formule d'André Bazinl4.
Un telle entreprise de sociabilité intrinsèquement liée
à une ritualité qui commande l'accès à des
processus complexes de symbolisation peut faire advenir le meilleur
comme le pire. Ce qui doit nous interroger, sans doute nous inquiéter,
ce sont les effets d'aveuglement et de réification du réel
induits par le cinéma. Le besoin insatiable d'images finit par
saturer la jouissance sensorielle qui l'accompagne et par suturer la
pulsion désirante qui nous arrime à la vie, évacuant
alors l'interrogation inquiète portée sur soi-même
et sur le monde visible qui nous entoure. Ou encore, pourquoi la lumière
projetée sur un écran produit-elle un effet de cécité
quant aux enjeux de société qu'elle révèle
et cache en même temps ? je veux parler de l'effet-idole, de cette
idolâtrie de la lumière ou plutôt du lumineux qui
aliène le regard et peut (veut aussi) l'enfermer dans une terrible
obscurité. Trop de lumineux, trop de stimuli visuel dans l'anonymat
de la salle obscure tue la vraie lumière et vous enferme dans
un univers clos déconnecté de toute symbolisation. A l'opposé
d'une authentique oeuvre d'art qui doit nous permettre, justement, de
redécouvrir le jour sous une autre lumière.
Il y a un danger quasi permanent lié à la capacité
des dispositifs de la transmission cinématographique d'embrayer
sur une crédulité du voir qui oblitère la densité
rebelle d'une uvre d'art pour la réduire au simple support
d'une information ludique condamnée, pour le dire avec Alain
Badiou, à sombrer " dans la béance entre plaisir
et oubli "15. Il y a certainement un combat à mener, une
résistance à organiser, celle de chaque spectateur, pour
ne pas trop vite succomber à ses grands besoins de croyance recyclés
en bonne vieille crédulité idolâtre par le moule
de l'audio-visuel et par les critères de pure rentabilité
organisant ses modes de production et de diffusion 16.
Ce n'est pas à des protestants libéraux qu'il faut réaffirmer
le péril d'une mise au pas de la foi dans les casernes lexicales
du dogme, mais sans doute est-il utile d'insister sur la menace actuelle
pesant sur le cinéma qui risque de réactiver les anciennes
recettes du catholicisme et de transformer l'art en machine autoritaire
à produire du conformisme, de la réduction au même.
Et qui menace d'emprisonner le regard dans une vision close et orthodoxe
du monde, enchaînant le spectateur à une série de
clichés immunisant contre tout effet de surprise, de déracinement
et de passage.
Pourtant, l'espoir d'un temps non-affecté par les avatars de
la magie et non infecté par la prolifération dantesque
des images est un leurre : il nous faut assumer, sur ce plan, l'héritage
quelque peu empoisonné du christianisme. Mais également
ne pas perdre de vue lessentiel, à savoir que les images
de jésus et les figures du Christ sont à jamais enkystées
dans des médiations culturelles et des dispositifs structurels
indépassables. Il serait alors vain de croire que l'ont peut
s'en passer et l'opposition Evangile/modalités historiques et
techniques de sa transmission est stérile. On est même
fondé à dire que, s'agissant du cinémascope, l'analogie
avec le modèle homilétique en régime ecclésial
peut revêtir une pertinence certaine. Le décisif en ce
domaine est que s'opère chez le spectateur, à temps et
à contre-temps, une trouée où les signifiants de
l'obscur et de la clarté, de la mort et de l'amour, du diabolique
(ce qui divise) et du symbolique (ce qui réunit) accomplissent
leur fonction théologique et nous introduisent à l'économie
d'une Parole libératrice, d'une Parole grâcieuse qui nous
réconcilie avec nous-mêmes et avec les hommes que nous
rencontrons.
Quelques remarques conclusives
Si le cinéma produit sa dose de " divinités "
et si ces dernières exigent leur dû, donc un temple à
leur mesure pour être adorées et servies, est-on en présence
d'une résurgence des vieux cultes païens et, comme a pu
s'en inquiéter récemment l'un des participants à
ce week-end (le Prof. Elian Cuvillier) a-t-on affaire à un nouveau
paganisme religieux qui préfigure le règne de la Bête
? La réflexion du théologien ici convoquée n'est
pas aisée car le cinéma-multiplexe est une réalité
intrinsèquement ambivalente, où le sublime et le scabreux
sont entremêlés, où le bon grain de blé pousse
mélangé à de l'ivraie, sans que l'on puisse avant
la moisson finale se débarrasser de l'ivraie par peur de déraciner
le blé (cf. Matthieu 13).
Mais, à peine avons-nous dit cela, que nous ne pouvons nous
empêcher de penser à l'Eglise ou plutôt aux Eglises
chrétiennes dont le caractère ambivalent s'est largement
vérifié tout au long de leur histoire mouvementée.
Parce qu'elles rassemblent indifféremment des croyants sincères
et des hypocrites, des bons et des mauvais prédicateurs, ou bien
parce qu'elles obéissent à des logiques institutionnelles
souvent autoritaires, exclusivistes et aliénantes, doit-on les
vilipender et les fuir ? D'aucuns répondront, pour reprendre
une formule du protestantisme libéral, qu'il suffit d'en connaître
la valeur relative et, dès lors, de demeurer libre d'arpenter
d'autres territoires aux paysages multicolores, comme peuvent lêtre
cinémas et films. Moralité de ce qui précède,
pour le dire avec un peu d'humour : images de jésus, anciennes
ou nouvelles, et lieux d'ecclésialité, anciens ou nouveaux,
sont à consommer ou à fréquenter avec discernement
et mesure !
Laurent
Gambarotto
1 Henri AGEL, Paris, Desclée, 1985.
2 Serge MOLLA, in Encyclopédie du protestantisme, Genève,
Laboret Fides, 1995, p. 780-782.
3 Pierre PRIGENT, Genève, Labor et Fides, 1997.
4 Pour ce qui suit, nous nous référons à l'ouvrage
de Régis DEBRAY: Manifestes médiologiques, Paris, Gallimard,
1994.
5 lbid., p. 16.
6 Ibid., p. 17.
7 R. DEBRAY, " Incarnation, médiation, transmision ",
Autres Temps, N' 32, 1992 février, p. 4 1.
8 R. DEBRA Y, Manifestes médiologiques, p. 2 1.
9 Il est clair que l'un des enjeux majeurs de 1"image se rapporte
à sa polarité expérientielle, comme le fait remarquer
R. DEBRAY qui rend le message imagé "irrésistible",
c'est sa charge émotive et l'adhésion quelle suscite.
Les chrétiens l'ont su quinze siècles avant les publicitaires
: pas de bonne catéchèse sans images sensibles. Le concept
suffit pour apprendre une doctrine, pas pour rencontrer une Personne,
et encore moins pour en être revivifié, vitatement transformé.
Les mots parlent à l'intelligence, mais les images pieuses
touchent la conscience incarnée. Qu'on la décrive comme
ravissement, jouissance ou poignance, dans les catégories de
l'euphorie ou bien de langoisse, la mise en suspens des mots
est un émoi sensuel, qui vaut pour mobilisation et participation
physique. Emotion, "mise en mouvement" ; ibid., p. 191.
10 Cf Centre National de la Cinématographie - info, N°
276, mai 2000.
11 Dans la réflexion quil mène sur la technique
et le temps, STIEGLER opère un rapprochement entre le matériel
et le conceptuel, s'efforçant de démontrer le conditionnement
technologique de la temporalité. Cf. ses deux ouvrages : La
faute depithémée, Paris, Ed. Galilée, 1994 ;
et La désorientation, Paris, Ed. Galilée, 1996.
12 R. DEBRAY, Incarnation, médiation, transmision ",
Autres Temps, N°32, 1992 février, p. 4 1.
13 En constatant cela, nous n'entendons pas adhérer à
une approche spirituelle du cinéma, celle qui part du visible
pour aller vers linvisible, qui préconise une traversée
des images pour rejoindre une vérité transcendante.
En effet, l'expérience esthétique nouvre pas nécessairement
un accès à la vérité, ni à cet
invisible qui demanderait à être découvert pour
mieux comprendre la signification cachée de la matérialité
du monde sensible.
14 A sa manière, BAZIN a anticipé le phénomène
dont nous parlons par sa reprise du mot de SARTRE Toute technique
est grosse d'une métaphysique
15 Cf, « Peut-on parier dun film ? », L art
du cinéma, N' 6, nov. 1994.
16 Evidemment, il y aurait beaucoup à dire sur le merchandising
accompagnant la production et la diffusion des films, lesquels n'existent
plus sans effets d~'annonce, sans promotion publicitaire et sans quantité
de produits dérivés. La plupart des films à gros
budget prennent corps dans des discours et des images qui les précèdent,
les présentent, les décrivent, les critiquent, au risque
d"immuniser le spectateur contre tout surgissement de linattendu.
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