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N° 166 - Mai 2003

( sommaire )

Cahier

Dans ce cahier :

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La Bible est-elle injuste avec les femmes ?

conférence donnée aux journées d'Adge 2002

Texte biblique “ Jephté et sa fille ”. Juges 11/29-40, traduction Bayard

L'Esprit de Yhwh souffla sur Jephté, qui parcourut le Galaad et Manassé, passa par Mitspé de Galaad et, de là, chez les Ammonites. Alors il fit un voeu à Yhwh :

- Si tu remets entre mes mains les Ammonites, appartiendra à Yhwh et sera par moi offert en holocauste celui qui, le premier, lorsque je reviendrai sain et sauf du combat, sortira des portes de ma maison pour m'accueillir.

Pour les attaquer, Jephté passa ensuite chez les Ammonites et Yhwh les remit en son pouvoir. Il les battit depuis Aroër jusqu'aux environs de Minnit, vingt villes en tout, et même jusqu'à Avel-Keramim. Ce fut un très grand cataclysme et les Ammonites en furent humiliés devant Israël.

Lorsque Jephté s'en revint à sa maison de Mitspa, sa fille, dansant au son des tambourins, gambada à sa rencontre. Elle était son unique enfant : en dehors d'elle, il n'avait ni fils ni fille. À peine l'aperçut-il qu'il se mit à déchirer ses vêtements en s'écriant :

- Malheur, ma fille, tu me fais vaciller sur moi-même ! Tu me piétines le coeur ! Je me suis, moi, engagé devant Yhwh et ne puis plus revenir en arrière !

- Père, répondit-elle, si tu t'es engagé devant Yhwh, et puisque Yhwh t'a permis de te venger de tes ennemis les fils des Ammonites alors traite-moi selon ce serment. Accorde-moi cependant, ajouta-t-elle, un sursis de deux mois durant lequel, de haut en bas, j'errerai dans les montagnes et, avec mes compagnes, pleurerai sur mon adolescence.

- Va, lui accorda-t-il, la laissant partir pour deux mois.

Elle et ses compagnes s'en allèrent donc et, dans les montagnes, elle sanglota sur son adolescence sacrifiée. Ce délai écoulé, elle revint à son père qui accomplit sur elle le voeu qu'il avait prononcé. Elle n'avait pas connu d'homme et de là vint, en Israël, la coutume selon laquelle chaque année, quatre jours durant, les filles d'Israël s'en vont célébrer l'enfant de Jephté le Galaadite.

Introduction

Je ferai deux remarques en guise d'introduction :

- La Bible c'est un gros livre où on trouve beaucoup de choses et poser la question de cette manière n'est pas très précis ; c'est pourquoi la première réponse qu'on peut donner à cette question, c'est : “ ça dépend ”, ça dépend des textes et ça dépend de comment on les lit. Or ici, je ne vais pas parler de tout. Je ne parlerai pas de Paul, ni même de Jésus. Je poserai d'abord quelques constats qui me permettront de fixer le cadre dans lequel je situe ma lecture et ensuite je vous proposerai de travailler un seul texte, dans l'hypothèse que c'est surtout dans la façon de travailler les textes plutôt que dans leur choix qu'on peut trouver les réponses les plus intéressantes à cette question.

- On ne trouve pas, et c'est une grâce à mon avis, une théologie biblique systématique sur la femme dans la Bible. II n'y a pas une doctrine sur la femme. Sur ce sujet comme sur bien d'autres, plusieurs voix se font entendre, plusieurs courants se distinguent et le débat est déjà dans le texte, dans les textes, à travers les multiples figures féminines évoquées.

Mais je ne ferai pas non plus une galerie de portraits pour montrer la place importante et diversifiée qu'occupent les femmes dans la Bible et la variété des rôles féminins qui y sont évoqués ; c'est tout à fait évocateur mais ce serait trop long. Citons juste quelques exemples en prenant un seul livre, sur lequel nous reviendrons tout à l'heure, le livre des Juges. D'après son titre, on pourrait penser qu'il raconte essentiellement l'histoire des Juges d'Israël, mais quand on le lit de près on s'aperçoit par exemple qu'il y a plus de personnages féminins que de juges dans ce livre, des personnages qui ont des rôles importants et très divers : il y a des femmes qui tuent des hommes, comme Yaël ou la femme qui tue Abimelek avec une pierre de meule, il y a des femmes qui se font tuer par des hommes comme la concubine du lévite, on y trouve aussi des prostituées, une femme prophète, Débora qui est aussi juge et chef de guerre, c'est également dans ce livre qu'apparaît la célèbre “ traîtresse ” Dalila... On a donc déjà rien que dans ce livre une panoplie très riche.

Mais au-delà de ces figures et symboles , je crois qu'avec cette question : “ la Bible est-elle injuste avec les femmes ? ”, c'est le problème de notre rapport au texte biblique qui resurgit et c'est de cela que j'aimerais traiter dans un premier temps.

1. Comment traite-t-on le texte biblique dans la réponse à cette question ?

Je ferai deux constats qui permettront aussi de situer d'où je parle :

1. Si on regarde ce qui se fait en matière d'approche de la Bible dans une perspective féministe critique, on constate que globalement, la réponse à la question : “ La Bible est-elle injuste avec les femmes ? ” est oui. La Bible a été produite par et pour des hommes, elle présente une vision d'hommes sur les femmes (ce qu'ils pensent qu'elles sont, ce qu'ils voudraient qu'elles soient). Cependant, on constate à l'intérieur des lectures féministes une pluralité et une diversité des démarches (avec des tendances plus ou moins dogmatiques, libérales, des querelles, des débats...) ; et par rapport à la question de savoir si on peut, dans cette littérature androcentrique qu'est la Bible, découvrir une perspective de femmes, on peut identifier schématiquement au moins trois postures :

a) La Bible est l'expression d'une culture patriarcale machiste où tout est contaminé et il n'y a rien à en garder, risque : on ne la lit plus ou pas puisqu'elle est l'expression d'une injustice totale envers les femmes.

b) Ce n'est pas le texte biblique qu'on prend comme point de départ mais des outils de lecture : on essaie de relire les textes bibliques avec des outils méthodologiques anthropologiques, sociologiques, littéraires. On examine le statut des femmes dans les sociétés dont on parle, les modèles familiaux, les rôles féminins. On regarde grâce à quelles stratégies la subordination des femmes est inscrite et justifiée dans les textes et quel effet cela produit encore dans nos sociétés, la Bible étant un héritage de la civilisation occidentale judéo-chrétienne qui transmet un système de valeurs qui imprègne toute la culture. Certaines ne s'en tiennent pas là et avancent que la lecture de la Bible permet aussi de dénoncer les injustices et les oppressions et de s'en libérer ; elles proposent alors une herméneutique du soupçon (lire entre les lignes, s'intéresser à ce qui n'est pas dit, à ce qui est invisible), une lecture de la différence, élaborent des lectures subversives, des façons alternatives de lire les récits, en mettant l'accent sur les femmes comme personnages ou les femmes comme lectrices. Par exemple, il existe des lectures très différentes de l'histoire d'Hagar utilisée comme mère porteuse par Sarah puis fuyant (Gn 16) ou renvoyée au désert par Abraham (Gn 21) : certaines la lisent comme l'illustration de l'échec de la solidarité de genre1 face aux inégalités de groupes sociaux et de classes. D'autres y voient un récit de libération où Dieu entend l'opprimée et bénit la rebelle qui devient sujet de son histoire ; un autre débat à partir de cette histoire consiste à se demander s'il faut créer une culture alternative à partir de la marginalisation, au désert ou réclamer sa place à l'intérieur de la société qui cherche à exclure). Ces lectures très importantes dans les pays du Sud, redonnent souvent beaucoup de fraîcheur au texte, bien qu'elles comportent le risque de sélectionner les “ bons ” textes ou les “ bonnes ” femmes (et il y en a beaucoup) et de refaire des normes à partir de cette sélection.

c) Une autre position, que j'ai souvent rencontrée ici, dans nos églises du “ Nord ” en lisant ces textes, c'est une position de malaise. Face à des textes qui posent questions, on essaye de défendre Dieu (qui sait très bien se défendre tout seul), souvent en opposant AT et NT ; mais on risque souvent de rester les bras ballants avec des textes dont on ne sait pas quoi faire, alors on les range discrètement, parce qu'on a du mal à combiner “ catéchisme ” et “ féminisme ”.

2. Le deuxième constat, si on regarde du côté des textes, c'est qu'il y a aussi une ambivalence dans ces textes, on peut même dire un débat interne.

D'une part, on peut dire2 que dans les textes bibliques, les femmes sont, à des degrés divers Un peu possédées : c'est ce qui ressort par exemple des lois qui présentent les femmes comme éternellement mineures ou impures, l'attention particulière à l'expérience de la stérilité et de la maternité. Dans les lois du Deutéronome, on ne trouve pas de lois directement sur le statut de la femme en général. Mais dans des lois sur différents sujets, on peut constater la dépendance des femmes à l'intérieur des maisons dirigées par des hommes et le rôle subordonné des femmes à l'intérieur de la famille

Un peu protégées : si elles acceptent l'autorité du mâle, leur situation de dépendance, elles ont droit en échange à sa protection. C'est ce qu'on peut lire du sort des femmes à la cour des rois, c'est ce qu'on trouve aussi dans certains codes de lois.

Un peu redoutées : c'est en particulier le cas pour l'exotisme prestigieux ou dangereux de la femme étrangère. Sur le mode positif, on peut évoquer le cas de la reine de Saba, sur le mode négatif, ce sont les figures d'Athalie ou de Jézabel qui montrent tout le mal qui peut venir des femmes étrangères.

Les textes bibliques ne sont donc pas des textes féministes au premier degré (un anneau d'or sur le groin d'un cochon, telle est la femme belle mais dissolue (Pr 11,22) ; les querelles de femmes sont comme une gouttière qui ne cesse de couler (Pr 19,13) ... Ce serait d'ailleurs anachronique de leur demander d'être feministe ; les sociétés dans lesquelles ces textes sont écrits n'avaient pas ce genre de préoccupation.

Mais d'autre part, les textes bibliques ne s'arrêtent jamais là. Il y a souvent (je ne dirai pas “ toujours ” parce qu'il ne s'agit pas de réintroduire ici une nouvelle norme), une faille, une ambivalence, un doute, une douleur qui ouvre l'horizon, qui invite à regarder l'histoire autrement. Les textes ne sont jamais une simple illustration et justification du pur “ bon sens populaire ”, plein de machisme rampant (si vous ne voyez pas ce que je veux dire, je vous citerai une réponse à la question qui nous occupe qu'on m'a rapporté hier : “ Oui, la Bible est injuste avec les femmes mais elles l'ont bien mérité... ”.

Or. cette ambivalence des textes, elle apparaît bien dans la façon dont on les utilise.

Depuis une vingtaine d'années, je travaille comme animatrice biblique, en France, dans les paroisses et ailleurs, dans les prisons, entre autres, en Amérique Latine, en particulier au Nicaragua, à la Faculté de Théologie Protestante et dans des groupes de lecture populaire de la Bible, ainsi qu'un peu en Afrique de l'Ouest et j'ai pu observer un double phénomène : dans beaucoup d'endroits dans le monde la Bible est à la fois un des outils utilisés par les institutions, les traditions, les autorités pour faire taire les femmes et perpétuer des situations injustes (recours à des mythes contraignants, à des significations sacrées ou magiques qui marginalisent et oppriment, adhésion à une représentation du réel où l'apparence des choses est comprise comme leur nature dans une conception mythique du monde et qu'on présente comme immuable et incontestable) et en même temps, quand ces femmes deviennent lectrices des textes, ils leur fournissent des ressources et une prodigieuse énergie pour faire face aux situations les plus terribles et construire des projets de résistance.

Il y a quelque chose à l'oeuvre dans ces textes qui les travaille de l'intérieur et qui fait qu'on y évolue sans cesse dans la contradiction et dans le débat.

Je vous invite maintenant à prendre un exemple, avec un texte, pour essayer d'y repérer quel est le débat interne et comment il peut alimenter notre propre réflexion.

2. Une étude d'UN cas : LE sacrifice de la fille de Jephté

1. Quelques mots sur ce choix :

C'est un choix un peu arbitraire, dû à mes fréquentations du moment. Mais c'est aussi une option délibérée pour traiter de l'A.T., si souvent injustement dénigré : on ne comprend pas vraiment le Nouveau Testament si on ne lit pas l'Ancien Testament.

De plus c'est un texte qui raconte l'élimination d'une fille par son père qui se croit obligé de l'offrir en sacrifice, donc cela vaut la peine de le lire par rapport à la question de la place des femmes dans la Bible. A sa lecture on peut aussi se poser la question de savoir si les hommes sont injustes et également si Dieu est injuste. Nous sommes donc en plein dans le sujet.

Enfin, ce récit traite du problème de la place qu'on fait à la génération suivante qui aujourd'hui me semble être une question importante dans notre société vieillissante et violente avec ses fils et ses filles. Et le thème de l'alliance des générations est un thème théologique important.

2. Je vous proposerai tout d'abord plusieurs lectures possibles de ce texte, il y en aurait certainement d'autres, mais ce premier parcours permettra d'ouvrir ce texte à différents horizons.

a) C'est l'histoire d'un père despote et assassin et d'une fille sans nom, résignée, obéissante jusqu'à la mort, offerte par son père comme sacrifice humain en accomplissement d'un voeu à Dieu3. Cette fille accepte, c'est le paradigme de la victime, involontaire et courageuse, offerte pour protéger le statut et l'honneur d'un mâle. Et Dieu ne fait rien pour arrêter ce sacrifice. Elle accepte le voeu comme irrévocable. Elle parle contre son propre intérêt et accepte son rôle de victime sacrificielle. Elle ne peut rien faire d'autre que pleurer sur son non-futur. Elle pleure sur sa virginité et sur les impossibilités que cela représente4. Elle ne résiste pas, elle accepte de mourir dans cet état, alors qu'avoir des enfants était une des fonctions féminines les plus importantes. Jephté d'abord blâme cette victime : “ Tu me tues ” ou “ Tu fais mon malheur ” lui dit-il. Déplacer les reproches sur sa victime lui permet de ne pas se sentir seul responsable de l'horreur à venir. Parce qu'elle ne proteste pas, parce qu'elle ne remet pas en cause l'autorité patriarcale et qu'elle remplit volontairement son devoir filial, alors sa mémoire peut être préservée et les filles d'Israël vont partir quatre jours par an pour sa commémoration. L'idéologie patriarcale coopte une cérémonie de femmes pour glorifier la victime. Le message de ce texte serait alors : “ jeunes filles, soumettez-vous à l'autorité paternelle ; peut-être faudra-t-il sacrifier votre autonomie, votre vie, et même votre nom, mais votre sacrifice sera rappelé et même célébré de génération en génération. ” On fait mémoire de la fille de Jephté comme fille, elle n'a donc pas besoin d'avoir un nom. Elle doit devenir un exemple en Israël. C'est ce message qu'il faut dénoncer dans une lecture du point de vue des femmes car encourager la glorification de la victime, c'est perpétuer le crime contre elle.

b) Mais on peut lire aussi ce texte comme l'histoire d'une fille rebelle jusqu'à la mort face à un père qui veut asseoir son pouvoir à tout prix5. Lorsqu'elle répond à son père, c'est, semble-t-il pour accepter sa décision (v.36 : “ agis envers moi selon ce qui est sorti de ta bouche, à présent que Yahvé a tiré vengeance de tes ennemis les fils d'Ammon ”). Or Jephté n'a pas évoqué précisément ce voeu devant elle. Comment est-elle au courant, c'est un non-dit du texte, un “ silence narratif ” comme en trouve parfois dans les récits bibliques (comme par exemple, celui de Gn 2 : comment Eve connaît-elle l'interdiction de manger de l'arbre de la science du bien et du mal faite par Yahvé à Adam ?). Chaque fois que nous essayons de remplir ces blancs, nous sortons du texte, mais c'est aussi notre liberté de lecteur/trice de nous risquer à lire et à produire du sens. Donc, on peut penser que la fille de Jephté est au courant du voeu (public ?) de son père, et si elle sort la première à sa rencontre, elle sait à quoi elle s'expose et elle le fait volontairement. Pourquoi ? Elle sort et provoque son père pour épargner les autres habitants de la maison, peut-être et parce qu'elle est sa fille unique et qu'elle espère qu'ainsi mis au pied du mur, Jephté n'ira pas jusqu'au bout de ses paroles et ne fera pas ce qu'il a dit si c'est elle qu'il doit tuer. Elle lui renvoie son image d'homme avide de gloire et de reconnaissance à n'importe quel prix qu'elle fait jouer contre celle d'un père qui aime sa fille. Elle le met au défi de faire ce qu'il a dit et de faire passer son ambition au-dessus de son affection. Elle demande à partir deux mois pour qu'il fasse l'expérience concrète de son absence et qu'il mesure à quoi il se condamne lui-même, pour qu'il touche du doigt ce qu'il s'apprête à provoquer : l'absence irrémédiable de sa fille. Il a encore la possibilité de renoncer. Elle revient, mais lui ne revient pas sur sa décision. Elle meurt d'avoir cru en l'amour de son père.

c) La fille de Jephté est-elle une femme qui perd ? Relisons encore une fois le texte. Puisque cette fille anonyme n'est définie que par le nom de son père, revenons au père, Jephté, qui a dans son histoire un problème de maison, de reconnaissance et d'héritage. C'est un vaillant guerrier mais il se fait chasser de la maison de son père parce qu''il est le fils d'une autre femme. Il va alors chercher à retrouver une place dans cette maison-là. Et ce qu'il va faire, c'est parler et marcher pour se battre (dans le récit, Jephté traverse, c'est un verbe qui revient sans cesse, toute sorte de territoires). Il négocie avec tout le monde, ne revient pas sur ce qu'il a dit, met toujours la parole des autres en doute, jamais la sienne. Sa bouche est une arme terrible qui va devenir fatale : il le confesse lui-même lorsqu'il voit sortir sa fille à sa rencontre et qu'il lui dit : “ ah, ma fille tu me renverses (tu me tues !), j'ai trop ouvert la bouche (lui dont le nom signifie “ il ouvre ”) et je ne peux revenir en arrière ” (v. 35). Jephté est quelqu'un qui tue d'abord avec des mots. Et tout ça pour quoi ? Il bat les fils d'Arnmon pour trébucher sur sa fille devant sa maison. Lui qui se bat pour retrouver sa part d'héritage, il en arrive à sacrifier son héritière et donc à perdre son avenir. Par une série d'erreurs fatales, il s'enfonce dans une voie sans issue où il reste bloqué. Lui qui devrait être “ l'ouvreur ”, il rétrécit tout, sa maison, son peuple, jusqu'à Yahvé qu'il cherche à manipuler, qu' il s'accapare en prétendant savoir ou en croyant savoir comment le faire fonctionner.

Jephté, c'est l'histoire d'un marginal qui se bat pour se faire une place au centre, mais c'est aussi l'histoire d'une victime qui devient bourreau et qui écrase d'autres victimes, la première étant sa fille. Cette fille seule, n'a pas de nom, pas de mère et une grand-mère prostituée : ça n'ouvre pas de grandes perspectives dans la vie... Et pourtant, au fur et à mesure que son père rétrécit, elle élargit. Elle commence à agir en sortant de la maison en dansant, ce qui causera sa perte. Puis elle parle et demande deux mois pour aller ailleurs, dans un vaste territoire, dans la montagne, et en sortant de la solitude puisqu'elle part avec toutes ses compagnes6. Notons que dans ses paroles, son premier mot est “ mon père ” qui privilégie cette relation forte et duelle, alors que son dernier mot est “ mes compagnes ” qui pose un autre lien, de solidarité. Et par son sacrifice, elle va faire naître un nouveau sujet, les filles d'Israël, qui n'existait pas auparavant comme groupe reconnu. Ces filles d'Israël vont instaurer une coutume, une loi qui va durer dans le temps et qui ouvre une brèche : un groupe de femmes qui partent loin de leur maison, de leur famille quatre jours par an, non pas pour pleurer mais pour commémorer des hauts faits (le verbe utilisé dans 1e texte est le même que pour ce qu'organise Jérémie au moment de la mort du grand roi Josias selon 2 Ch 35,25). On peut noter la correspondance textuelle entre :

Avant

2 mois

elle va

elle et ses compagnes

pleurer

sa virginité

Après

4 jours/an

elles vont

les filles d'Israël

commémorer7

qu'elle n'avait pas connu d'hommes

La fille de Jephté paye de sa vie la volonté de son père de rester le maître des mots et de sa destinée (en pleurant sa virginité, elle pleure de ne pas pouvoir quitter son père), lui qui va l'empêcher de vivre sa vie de femme en la tuant vierge, sans possibilité de donner la vie à une descendance. Mais cette mort sans descendance va devenir une mémoire qui mobilisera les filles d'Israël et va faire exister quelque chose qui n'existait pas, une nouvelle tradition en Israël.

Cette fille qui meurt avant son père, l'héritière sacrifiée au nom de l'héritage a donc finalement plus d'avenir que lui. D'objet de sacrifice, elle devient sujet de mémoire.

En franchissant le seuil, elle ouvre une porte.

Mieke Bal8, relisant ces textes dans une perspective féministe en utilisant entre autre des outils venant de l'anthropologie et de la sociologie, émet l'hypothèse que ce texte douloureux illustre un passage social douloureux : celui où dans la société patriarcale, on passe d'une structure familiale ancienne mais plus très stable où le père gardait le pouvoir sur sa fille, celle-ci restant dans la maison même après son mariage à une structure où c'est le mari qui devient le chef de sa maison. Dans ce passage où émergent les conflits dus à ces structures en évolution, la violence éclate et les premières victimes en sont les femmes, qui payent de leur vie l'incapacité de la société à résoudre ses conflits, en particulier au moment le plus crucial de leur existence.

Car elle souligne que cette fille de Jephté est représentée comme ayant atteint l'âge de tous les dangers : on la nomme “ betoulah ”, ce qu'on pourrait traduire comme adolescente, une étape où son père doit normalement la céder à un autre homme ; elle est entre deux pouvoirs, mais aussi entre deux protections.

d) Un texte rajouté ?

Des exégètes9 font remarquer qu'on peut parfaitement lire l'histoire de Jephté sans l'épisode du voeu et du sacrifice de sa fille, c'est à dire sans les versets de Jg 11, 30-31 (32) et 34-40. En effet, d'une part l'intervention de l'esprit de Yahvé pourrait suffire à sa victoire, comme dans le cas d'autres juges et d'autre part l'ensemble 30-31+34-40 forme une unité encadrée par la mention du voeu formulé au v. 30 et repris en 39a, de plus on ne trouve pas le vocabulaire typique du récit de Jephté dans ce passage, comme par exemple la présence du verbe traverser qui jalonne son parcours. Enfin, on ne trouve jamais plus d'allusion à ce sacrifice, ni immédiatement après, au chapitre 12 ni dans d'autres textes bibliquesl0. Pourquoi cette sombre histoire aurait-elle alors été rajoutée ? Quelle est la question qu'il reprend, à laquelle il propose peut-être une réponse différente ? Dans quel débat prend-il sa place ? Relire d'autres textes abordant le thème de la mise en danger d'un enfant par son père peut nous aider à situer l'enjeu de cette histoire.

3. Des parallèles qui posent question

Quand on évoque des tentatives de sacrifice d'enfants par leur père, on songe évidemment à la ligature d'Isaac en Gn 22, et, si on connaît un peu les coins sombres de l'Ancien Testament, on peut aussi penser à l'histoire de Saül et Jonathan en 1 Samuel 14.

Dans le dossier tel qu'il est constitué par ces trois textes, à première lecture, force est de constater qu'il vaut mieux être un fils qu'une fille, qu'en tout cas, cela permet de vivre plus longtemps !

Si on prend le cas des deux garçons, les choses se terminent bien, ils bénéficient d'une intervention extérieure qui les protège et les met à distance de leur père11.

Je ne me lancerai pas ici dans une exégèse de Gn 22 ni de 1 S 14 que je ne prend qu'en contrepoint de celui de Jg 11 mais je ferai juste quelques remarques :

Il existe beaucoup de points de contact entre Gn 22 et Jg 11 (dans les deux cas le problème est de savoir s'il faut offrir l'enfant en holocauste, la victime est présentée comme l'unique enfant du père qui l'appelle “ mon fils/ma fille ”, les mères sont absentes, la montagne est un lieu mis en évidence, Yahvé doit “ voir ” la victime du sacrifice d'Abraham comme Jephté “ voit ” sa fille sortir à sa rencontre, etc...12) qui font en même temps ressortir l'énorme différence : dans un cas Abraham entend Yahvé lui demander le sacrifice d'Isaac et ce même Yahvé intervient par l'ange pour l'arrêter et dans l'autre, Yahvé ne demande rien mais n'intervient pas non plus pour sauver l'enfant.

Le récit de 1 S 14 combine les éléments différemment encore : Saül en guerre impose à son peuple un jeûne en proférant une malédiction : “ Maudit soit l'homme qui prendra de la nourriture avant le soir, avant que je ne me sois vengé de mes ennemis ”(1 S 14,24). Or son fils bien aimé, Jonathan, qui n'était pas présent lors du serment de son père, trouve du miel dans la forêt, le ramasse et le goûte. On l'avertit alors, mais il répond “ Mon père a troublé13 le pays, voyez comme j'ai le regard clair pour avoir goûté un peu de ce miel ”(1 S 14,29). Mais Yahvé ne répond plus aux tentatives de consultation faites par Saül qui décide alors de chercher qui est le coupable qui “ pollue ” la relation avec Yahvé et il profère cette menace : “ Même s'il s'agit d'une faute de mon fils Jonathan, eh bien, il mourra ” (v.39). Le peuple est mis hors de cause, Jonathan est désigné et Saül veut le faire mourir (v.44). Mais le peuple prend la défense de Jonathan en soulignant sa valeur au combat et il échappe ainsi à la vindicte de son père.

Il semble bien que ce récit, à l'origine celui d'un tabou enfreint pendant une guerre sainte, ait été transformé pour faire grandir Jonathan comme héros aux dépens de Saül, un héros plus “ profane ”, qui n'a cure de tous les tabous et consultations d'oracles de Saül et qui croit en l'intervention directe de Yahvé. L'épisode est devenu une histoire permettant de discréditer Saül : tout ce que Saül perd au long du récit, Jonathan le gagne. Ici, c'est donc le fils qui gagne, soutenu et sauvé par le peuple, contre son père, le roi qui n'a plus la faveur divine.

Ces trois récits mettent donc en jeu non seulement les relations entre génération mais également des conceptions différentes de l'intervention divine dans l'histoire.

L'épisode de Gn 22 reflète probablement les grandes questions du judaïsme de l'exil : Yahvé a-t-il abandonné son peuple ? Le peuple a-t-il encore un avenir ? Il répond que dans le temps de l'épreuve, Yahvé se manifeste encore et intervient pour sauver son peuple comme il sauve Isaac.

L'épisode de Jonathan laïcise peut-être encore les choses en confiant au peuple le rôle d'intervenant quand les choses se gâtent et en prenant des distances par rapport à une conception mythique de l'histoire où il est nécessaire de respecter les tabous et consulter les oracles pour comprendre quel est l'ordre du monde et d'offrir des sacrifices lorsque cet ordre a été brisé pour rétablir l'équilibre.

Quelle position défendent alors ceux qui racontent l'histoire de la fille de Jephté ? Peut -être proposent-ils une autre réponse à la question : “ Dieu intervient-il toujours dans l'histoire ? ”. Face à un courant théologique qui aurait tendance à voir et à affirmer l'intervention systématique de Dieu dans l'histoire, d'autres théologiens, sans doute influencés par la philosophie grecque, après l'Exil, à un moment où des contacts se nouent entre ces cultures, cherchent à montrer que Dieu reste parfois silencieux et inexplicable. Ils auraient alors introduit l'épisode de la fille de Jephté, en s'inspirant peut-être de l'histoire d'Iphigénie, rapporté par Euripid 14 au 5e siècle avant J.C., une fille sacrifiée par son père le roi Agamemnon pour obtenir des vents favorables durant la Guerre contre Troie.

Voilà un texte à ajouter dans notre dossier car Iphigénie et la fille de Jephté ont deux destins bien parallèles. La fin du récit sur Iphigénie connaît d'ailleurs plusieurs versions différentes : dans l'une elle est réellement sacrifiée par son père, dans une autre, un animal vient prendre sa place au dernier moment, comme pour Isaac et dans une troisième version, elle n'est pas tuée mais consacrée sur une île au service d'une déesse.

On notera qu'en ce qui concerne la fille de Jephté, la réalisation concrète du vœu n'étant pas explicitement décrite dans le récit, on trouve dans la tradition juive des interprétations proposant que le sacrifice n'a pas eu lieu et que cette fille a été consacrée vivante à Yahvé.

Ce récit de la fille de Jephté pourrait donc être un apport qui prend en compte l'expérience du tragique dans la vie humaine et exprime un certain scepticisme théologique dans le vaste débat, toujours ouvert, de l'intervention divine dans l'histoire humaine. Il pourrait être une façon de dire à ceux qui prônent une théologie de la rétribution parfois exacerbée par les douleurs de l'exil que cette théologie a parfois trop facilement réponse à tout. Jephté serait alors un miroir qui leur serait tendu pour qu'ils y saisissent leur image : l'image de ceux qui prétendent avoir compris qui est Dieu et qui peuvent, parfois même au nom de leur expérience du malheur, faire le malheur des autres. (Cf shéma à la fin)

Faut-il alors utiliser ce texte pour faire le procès d'un Dieu qui sauve les fils et pas les filles ? N'est-il pas plus fécond de réaliser comment cette fille est peut-être une sorte de grain de sable qui empêche de penser en rond et d'enfermer Dieu dans un système bien rôdé, maîtrisable et rassurant ?

3. Quelques pistes pour que notre lecture de la Bible ne soit pas injuste avec les femmes

- Arrivée à la fin de ce parcours, je souhaiterais juste plaider pour que nos efforts aillent d'abord à renouveler 1a lecture des textes bibliques, plutôt que de chercher en premier lieu à renouveler les textes. Ma “ profession de foi ” serait en gros celle-ci :

Les textes ne sont pas machistes, ils ne sont pas féministes, ils sont inspirés au sens où ils peuvent donner de l'inspiration, aider à être intelligent(e)s et clairvoyant(e)s, à trouver une position juste (même si provisoire et révisable) dans les situations et les contradictions que nous vivons.

- J'espère aussi vous avoir rendue attentive à l'importance de lire les textes bibliques en débat les uns avec les autres pour mieux comprendre les points de vue et écouter les voix divergentes. Les textes ne sont pas lisses, ils recèlent des fractures, des failles. Or je remarque que souvent, dans ces failles, il y a des femmes.

- Tous ces textes forment une gigantesque tapisserie, ils révèlent des trésors quand on sait être attentifs également à leur place, aux fils qui se tissent de l'un à l'autre. Ces fils apparaissent quand on les lit beaucoup et très soigneusement, et en évitant les morceaux choisis.

- Les textes ne parlent pas sans l'effort du lecteur ou de la lectrice, et même après l'effort, le résultat n'est pas assuré et garanti à tout coup. Ils ne sont pas une simple illustration de la réalité, ils sont plutôt donnés comme une invitation, un “ faire place ” au lecteur pour qu'il trouve sa juste place, qu'il la construise ; et pour le sujet qui nous intéresse, il s'agit me semble-t-il de trouver sa juste place de lectrice, de briser la logique de l'irréversible et du “ c'est comme ça parce que ça dure depuis toujours ”, d'inscrire l'invisible dans le visible, de faire le passage entre la possibilité d'un autre monde et les possibilités de ce monde-ci.

Les femmes passantes et passeuses qui apparaissent ou s'enfuient dans les récits bibliques peuvent nous aider à faire ce travail.

Corinne Lanoir

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1 Ce mot de genre en français n'est pas très évocateur. L'analyse de genre est un outil qui repose sur l'hypothèse que la distinction de rôles masculin/féminin est une construction sociale et non une donnée naturelle.

2 C'est ce que proposait déjà Françoise Florentin-Smyth dans un article des années 60 intitulé “ Ce que la Bible ne dit pas des femmes ”.

3 Je reprends cette lecture d'un article de J. Cheryl Exum : Feminist Criticism : Whose interests are being served ? dans : Judges and Method, Gale A. Yee ed., Minneapolis, Augsburg Fortress, 1995, chap. 4

4 C'est en quelque sorte l'image inverse de celle de la femme stérile à qui on annonce qu'elle va enfanter.

5 Je reprends cette lecture chez André Wénin, cf le dossier du Service Biblique- EARB de la Fédération Protestante de France, Cycle biblique 2001-2002, Week-end à Arras, 1-2 juin 2002 sur le thème “ Dieu attend-il des hommes la soumission ? la résistance ? ” (lecture de Gn 22 et Jg 11) qui s'inspire également de J. Cazeaux Le refus de la guerre sainte. Josué, Juges et Ruth (Lectio divina 174), Paris, Cerf, 1998

6 On ne trouve aucune trace ailleurs d'une fête instaurée pour la fille de Jephté ; par contre ces rites évoquent une fête en l'honneur de Tammuz (l'équivalent babylonien de l'Adonis grec) dont on a un écho en Ezéquiel 8,13-14.

7 C'est à dire : “ garder la mémoire des hauts faits par répétition ”.

8 Mieke Bal commente le livre des Juges dans Death and Dissimetry, Chicago-London : the University of Chicago Press, 1988 ; on peut aussi lire en français : Femmes immaginaires, Utrecht : HEP Publishersl Paris : Nizet, 1986.

9 Cf Thomas Römer, Dieu Obscur, Genève : Labor et Fides, 1996, pp 65-69.

10 L'hypothèse qu'aurait pu exister une version de l'histoire de Jephté sans le sacrifice permettrait peut-être aussi de mieux comprendre pourquoi l'auteur de Hébreux 11 cite Jephté parmi les héros de la foi...(Heb 11,32-34).

11 On pourrait quand même nuancer ce propos en se souvenant qu'il existe aussi un cas d'enfant mâle sacrifié par son père, mais pas en Israël, dans le récit, assez mystérieux, de 2 R 3, 21-27 où Mesha, roi de Moab sacrifie son fils aîné dans sa ville assiégée par les Israélites. Pour un dossier plus complet sur les sacrifices d'enfants, on peut lire l'article de Michaela Bauks : “ L'enjeu théologique du sacrifice d'enfants dans le milieu biblique et son dépassement en Gn 22 ”, ETR, 2001/4, p. 529-542.

12 Je renvoie ici encore aux observations de T. Römer dans Dieu Obscur

13 C'est le même verbe que celui utilisé par Jephté en Jg 11, 35 pour dire à sa fille qu'elle le met dans le malheur...

14 On trouve ce récit dans Iphigénie en Tauride, cf Euripide : Tragédies complètes II, folio classique Gallimard.

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La fille de Jephté : un texte qui pose question et qui ouvre un débat avec d'autres textes et d'autres façons de penser

Débat avec et contre le mythe

Rejette une conception mythique de l'univers où tout ce qui est est hiérarchiquement ordonné et où il faut sans cesse réparer et racheter pour que tout rentre dans l'ordre primordial et reste en équilibre.

Débat avec la théologie de la rétribution deutéronomiste

Yahvé est présent dans l'histoire et intervient toujours pour sauver son peuple ; il punit les méchants et soutient les bons.

Débat avec la culture grecque

Prise en compte du tragique et du scepticisme

Juges 1.......................... Fille de Jephté..........................Jg 19-21

“ betoulah ”, adolescente

non nommée, non possédée, non protégée

Gn 22

La ligature d'Isaac

Yahvé intervient

Le sacrifice d'Iphigénie (Euripide)

une fille sacrifiée par

son père en temps de guerre

I S 14 : le voeu de Saül et le sacrilège de Jonathan

le peuple intervient

Jonathan est meilleur que Saül

2 R 3,27 : Mesha roi de Moab, païen, sacrifie son fils aîné dans sa ville assiégée

Les Israélites s'en vont effrayés ou furieux

 

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Vie éternelle et Nirvana

DE QUELQUES EXPERIENCES DE LA GRACE

II est des expériences de la vie qu'il est malaisé de traduire dans le langage courant tant elles sont, par essence, ineffables. Ineffables et cependant elles peuvent inspirer à celui qui en bénéficie le profond désir d'en rendre compte : je veux parler de ces moments où, inopinément souvent, confusément peut-être, merveilleusement toujours, l'on se sent sous l'empire d'un instant de beauté, de grâce, de la Grâce de Dieu. Son irruption dans notre vie fait partie de ces souvenirs que l'on chérit et dont la mémoire nourrit longtemps notre esprit et alimente notre vie spirituelle. De rares fois dans Evangile et Liberté, je me suis essayé à rapporter de telles expériences vécues et j'ai le sentiment d'avoir été quelque peu maladroit à les dire.

Quelques lectures récentes me conduisent à revenir sur la relation de ces moments privilégiés ou plus exactement à y faire allusion pour mieux dire ce que j'ai alors éprouvé ; ces lectures sont celles d'écrits qui tentent d'expliquer ce que le bouddhisme désigne sous le terme de nirvâna. Mon propos est donc ici de rapprocher tout en les distinguant ces deux sortes d'aventures spirituelles, d'états mentaux, tant dans un but de saine compréhension interreligieuse que dans celui de mieux pénétrer ce dont j'essaie moi-même de parler.

GRACE ET VALEURS D'ETERNITE

Ce qu'un chrétien peut ressentir, il est amené à l'interpréter, à le décrire avec les expressions qui lui sont les plus familières, en usant d'une rationalité qui lui vient de sa culture ; c'est ce qui est arrivé à Augustin d'Hippone dans ses Confessions ; il a cherché à dire alors sa conversion à la suite d'un long parcours où il a eu, après coup, le sentiment que Dieu l'avait attendu patiemment, malgré les errances de sa vie dissolue. On peut également citer Pascal. Le récit, tel qu'un chrétien du XXIe siècle pourrait le faire, serait imprégné logiquement de l'enseignement religieux qu'il a pu recevoir ainsi que de la civilisation qui l'entoure, avec ses modes de pensée, ses valeurs, son vocabulaire surtout. Aussi est-ce en termes de plénitude, d'élan hors de soi-même, de libération par rapport aux bassesses qui nous entourent qu'il est amené à décrire ce dont il cherche à parler ; en termes de beauté également, ce terme m'a déjà échappé plus haut. II semble bien en effet qu'il y a comme une composante esthétique à l'illumination ressentie qui concourt à cette impression d'être poussé hors de soi par la grâce qui, tout à coup, affleure. Le vocabulaire bouddhique est tout autre, on le verra.

II faut aussi employer le mot de secousse. C'est un choc, sans violence peut-être, mais qui émeut fortement, qui transforme, qui pousse en avant sur une voie nouvelle. Ce qu'on ne savait pas faire, on se trouve en train de l'accomplir, ce qu'on ne savait ou ne voulait pas voir, on le découvre brusquement, ce qu'on ne voulait pas comprendre ou admettre devient du domaine de l'évident.

Ne me donnant nullement pour un mystique, je n'emploie pas à dessein le mot d'extase. J'admets cependant que cet état existe et que le langage qui en rend compte aboutisse à en faire quelque chose de proche et de plus durable peut-être que ce que je cherche pour ma part à dire. C'est en tout cas une expérience qui transforme celui qui en est atteint et qui le fait entrer dans des sensations nouvelles. La pensée celtique que j'ai autrefois cherché à approfondir possède une expression qui rend assez bien compte de cela : c'est celle d'entrée dans un “ autre monde ” (dans un “ Brocéliande ”), fût-il fugitif et inattendu. Et cette entrée a en effet ce caractère dans les vieux récits du monde des Celtes. C'est un peu l'objet de la “ Quête ”, ce qui transforme, grandit et qui donne un véritable sens à la vie. C'est ce qui apporte une sorte de guérison, ouvre l'accès à quelque chose de totalement nouveau, d'inattendu (quoique désiré, recherché), de beau en définitive, après un long parcours indécis douloureux, voire tumultueux. Une nouvelle fois le mot “ beau ” vient sous ma plume.

ATTEINDRE CETTE GRACE

Tout se complique, certainement, quand il s'agit d'en venir à préciser les conditions requises pour bénéficier de cette grâce qui nourrit, épure, transforme.

Conditions ? Le terme est un peu impropre si l'on veut bien admettre qu'il demeure un élément d'inattendu, d'inopiné, de gratuit (oui, la grâce) dans le phénomène de ces rencontres. Je suis cependant enclin à penser qu'il est nécessaire de posséder quelque prédisposition, faute de quoi on passe à côté ; c'est la situation de la plupart des hommes d'ailleurs. J'essaie donc de dire ces conditions ou, si l'on préfère, ces dispositions de l'esprit qu'il est bien utile de faire siennes pour être à même de s'ouvrir un jour à l'irruption de la grâce de Dieu. Je les classe sous quatre rubriques.

II faut tout d'abord se distraire de ses préoccupations égoïstes, de ses tourments, de tout ce qui brouille la pensée, trouble le coeur et obscurcit l'esprit en empêchant d'accueillir ce qui vient de Dieu. Pour certains hommes cela signifie aller jusqu'à l'oubli, l'extinction de tout désir personnel, jusqu'à une évacuation de tout ce qui peut annihiler la recherche de la paix intérieure. Mais n'oublions pas que la grâce peut aussi fondre sur nous alors que nous semblons peu préparés pour la recevoir. De quelle préparation intérieure, souterraine, la brusque (en apparence au moins) conversion de Saul sur le chemin de Damas a-t-elle été précédée ? Aussi cette liberté intérieure pour accueillir la grâce, cette disparition des sentiments qui encombrent l'esprit et la vie peuvent être des conditions momentanément remplies comme à notre insu par un simple moment de silence, d'isolement loin des autres.

Ces préparatifs introduisent donc à une disponibilité accrue qui rend sensible à ce qui ne l'est pas ordinairement. Disponibilité à ceux que l'on côtoie ou que l'on rencontre fortuitement sur la route de la vie, voire à des familiers sur lesquels se pose un autre regard, vers lesquels on tente un autre discours que le discours habituel. Et, bien entendu, en parlant de disponibilité, il faut surtout penser à cette disponibilité à l'Autre, à celui qui nous attend et dont, brusquement, on se met à percevoir la paternelle attention à notre égard.

Faire le vide, oublier nos aspirations et nos souffrances lancinantes, nos multiples raisons de nous plaindre, de souffrir pour tout comme pour rien, être disponible à un signe, à un geste, à une parole, à quelque chose de neuf, d'enfantin peut-être que l'on ne saurait voir sans cela : Jésus nous a demandé d'être attentifs aux enfants et à leurs façons d'être. S'ouvre alors une capacité secrète, mal connue et mal employée peut-être, c'est la capacité d'émerveillement. C'est cette sorte de dépassement de soi qui force à percevoir quelque chose qui était demeuré auparavant inconnu, plus encore, impénétrable, dans le domaine du beau, du supérieur et, osons le terme, du transcendant. Pour prendre une image bien galvaudée, tout se passe comme si les cieux s'ouvraient et que des réalités suprêmes devenaient compréhensibles à l'intelligence et surtout perceptibles au cœur, fût-ce en un éclair.

Une ultime condition est à remplir sans quoi rien n'aboutirait. C'est la capacité, même fugace encore une fois, même momentanée, d'adhérer à cette grâce, à cette transcendance. Sans adhésion, on passe à côté de la beauté de l'instant, de sa profondeur inattendue. En adhérant à ce qui survient, on acquiert ensuite le souvenir impérissable d'un moment où l'on a touché de façon extraordinaire une réalité qui marque pour longtemps, voire à jamais (pensons à Paul). Dire ce quelque chose, c'est dire ici Dieu. C'est de lui que provient cette grâce et c'est lui seul qui prépare à la recevoir pleinement.

MISES ENTRE PARENTHESES

Une interview du philosophe André Comte-Sponville (Actualité des Religions, mai 2001, voir aussi le numéro de mars 2001 de cette même publication) a exprimé ses idées touchant certaines expériences spirituelles, certaines traditions mystiques auxquelles il se réfère. J'ai trouvé là en partie celles que je tente d'exposer dans cet article. Le rappeler va me permettre d'aller un peu plus loin dans l'analyse à laquelle je me livre.

Selon cet auteur, quatre types d'expériences caractérisent la spiritualité de ceux qui s'avancent dans une voie qu'il qualifie lui-même de mystique. Il faudrait dire plutôt quatre préalables qu'il nomme aussi des “ mises entre parenthèses ”. La première est celle du temps : c'est l'oubli de ce qui se déroule autour de nous dans notre vie, oubli qui nous fait accéder à “ l'éternité au sens où l'entend saint Augustin ”, ce moment qui n'a pas de durée et qui bouleverse l'écoulement graduel de nos heures. Foin de toute tension vers l'avenir ou de tout regret du passé ; nous sommes dans le présent, ne le dérangeons pas, n'y touchons pas, il est éternel, il est dans l'éternité de Dieu.

La deuxième mise entre parenthèses est celle du manque ; ne rien désirer d'autre que ce qui est ou ce qui advient dans ce présent d'éternité. C'est donc, pour le philosophe que nous citons, un moment où s'atténue toute angoisse, où se comble tout appétit humain, autrement jamais vraiment inassouvissable. C'est l'absence de tout désir, c'est aussi une plénitude comme la vie terrestre n'en connaît pas. C'est, diraient peut-être ceux qui se réfèrent à ce type de pensée, l'ultime aboutissement de la quête celtique.

Le langage, à son tour, est à mettre entre parenthèses. Les mots ne sont plus adéquats pour rendre compte de ce qui survient. Et c'est bien la difficulté constante de tous les mystiques de ne pouvoir exprimer leur vécu que par des termes qu'ils savent eux-mêmes inappropriés et conduisant souvent à des erreurs d'interprétation. Certains d'entre eux parlent d'ailleurs uniquement de moments de silence (lire le père Jean de la Croix dans Le silence au delà des cimes). Par un tel silence, par l'oubli du langage courant et de ses catégories mentales impropres à décrire l'ineffable, l'homme, un peu plus, s'éloîgne du monde ordinaire et de ce qui le meuble. C'est directement que l'expérience nous advient, sans le truchement du langage pour s'interposer entre nous et cette Grâce qui a fondu sur nous.

Très logiquement vient enfin une autre mise entre parenthèses. C'est celle de notre personnalité avec sa complexité et son originalité, ce qui nous fait autre et véritablement inaccessible aux autres dans notre singularité. André Comte-Sponville parle de mise entre parenthèses de la dualité, de l'altérité. De là découle, dit-il, l'expérience de l'unité avec cette transcendance qui vient d'être perçue. Au delà de ce qu'il exprime, j'ajouterai, sans dénaturer, je pense, en quoi que ce soit son opinion, que cette mise entre parenthèses de notre singularité est en même temps une ouverture à l'amour, â un amour débarrassé de l'égoïsme, d'une altérité qui n'autorise pas de rencontres vraies et profondes avec les autres. Ce qui est important et en quelque sorte encourageant et en quoi, modestement je me retrouve assez bien, c'est que le philosophe ajoute : “ Comme tout un chacun et même si je n'ai aucun don particulier pour la mystique, il m'arrive de vivre ces expériences. II m'arrive, comme dit Spinoza, de sentir et expérimenter que nous sommes éternels. ”

JOIE PARFAITE ET PRESENCE DE LA GRACE

Avec ce mot, « éternel », je rejoins le titre de cet article où je tente de dire certains aspects de la « vie éternelle » en relation ou en opposition avec la notion bouddhique de nirvâna. Dans les moments de grâce dont je parle, dans ces expériences plus ou moins mystiques que d'autres ont cherché à dire, affleure une certaine réalité que chacun, tant bien que mal, essaie d'expliquer. Et quelques termes d'origine chrétienne me viennent alors à l'esprit dont l'énoncé est utile pour des lecteurs chrétiens. Ce sont les termes de salut, de vie éternelle, de nouvelle naissance, de joie parfaite (en particulier selon l'emploi qu'en fait François d'Assise).

Salut parce que nous sommes soulevés hors de nous-mêmes et des contingences terrestres qui nous limitent, nous emprisonnent, nous empêchent d'aller où nous sentons qu'il faudrait aller. Salut avec ce que cela implique de délivrance au sens même où les béatitudes de l'évangile de Matthieu nous parlent d'un bonheur découvert dans une mise en marche hors de soi, hors de ce qui fait notre être ordinaire, notre vie ordinaire.

Vie éternelle ou nouvelle naissance à une vie forcément autre, cela veut dire sans doute un peu la même chose. Toute naissance s'exprime en termes de délivrance et ouvre à une liberté par rapport à l'existence antérieure. C'est par une nouvelle naissance que Jésus nous exhorte à chercher le Royaume de Dieu, le salut, la vie éternelle. Le terme de joie parfaite est aussi dans l'Évangile de Jean et désigne encore cette arrivée dans « autre chose » qu'emplit la présence de Dieu, où l'on reste soi-même tout en étant devenu autre. Notons ici un caractère fondamental de cette joie parfaite, de cet accomplissement personnel auquel Jésus fait allusion quand il quitte ses disciples. Ce n'est pas une joie dans l'attente d'un futur merveilleux, d'un au-delà espéré. C'est ici et maintenant qu'elle peut, davantage, qu'elle doit faire irruption en nous. C'est un autre monde, mais qui est vécu dans ce temps et au milieu de ce monde et qui n'appartient qu'à Dieu. C'est ce moment où il devient superflu aux disciples de poser la question : « Qui es-tu ? », car « ils savaient que c'était le Seigneur »(Jean 21, 12). C'est une vie éternelle « qui consiste à connaître le véritable Dieu » (Jean 17, 3) et qui s'éprouve dans le présent.

Quand s'ouvre, même épisodiquement, cette douceur d'une autre vie, d'une naissance à quelque autre expérience, quand se manifeste l'impossible, l'inattendu, je dis présence de Dieu et je l'en remercie. Là où je deviens, même fugitivement, autre, où je vis dans un ensemble de réalités autres, je dis irruption de la grâce dans ma vie. Et je pense fermement que bénéficier de tels moments est une des plus hautes aspirations à quoi l'homme puisse tendre. Dans ce qui est situé hors de l'expérience courante, il devient possible de détecter la trace d'une transcendance, d'un Autre, si inconnaissable qu'on ne le devine que dans ces moments-là. Aucun discours sur lui ne peut longtemps être tenu, sauf à dire avec Jésus qu'il est l'Amour et que ce sont dans les moments où nous sommes soulevés hors de notre vie égoïste que se rend sensible cet Amour qui nous transforme.

CONSTAT BOUDDHIQUE : L'IMPERMANENCE

Cette sortie hors de soi, cet état où ce qui est trop personnel est oublié au profit d'un état de non-altérité, de non-dualité, cette nouvelle naissance atteinte ou seulement entrevue si loin des contingences de la vie, quel rapport cela a-t-il avec la pensée des bouddhistes, avec cette autre forme de sortie du monde que ceux-ci semblent décrire par le terme de nirvâna ? Connaissant mal leur religion il me faut avancer avec prudence. C'est ce que j'ai tenté à l'aide de quelques auteurs modernes ou moins modernes (j'emprunte notamment à Alexandra David-Néel) mieux avertis à ce sujet.

Quand on aborde la religion de Bouddha, une des premières notions qu'on y découvre est celle d'impermanence. Tout ce que nous abordons dans la vie, êtres ou choses ou encore sentiments, tout est transitoire, fugace, sans intérêt profond, sans rien qui mérite qu'on puisse s'y attacher puisque toute réalité de ce monde s'efface, disparaît aussitôt qu'on pense l'atteindre. Les pensées, les passions vont et s'anéantissent et nul attachement sérieux ne peut exister pour des réalités qui n'en sont vite plus guère puisqu'évanescentes. Doctrine de l'inconsistance de la vie, de la précarité des idées, des opinions, des amours, des ambitions : « Tout va sous terre et rentre dans le jeu » disait Paul Valéry. Comment s'attacher valablement à ce qui fuit, qui va s'éteindre ?

Aussi le Bouddha aurait-il prôné au sage de sortir de l'impermanence pour atteindre l'éternel. Là, dans une autre sorte d'expérience mystique, serait le salut. Là, dans ce monde même où l'on prend conscience de la précarité des choses et non dans un au-delà au sujet duquel on ne peut dire quoi que ce soit d'assuré. Cette expérience même ne risque-t-elle pas d'être vouée à l'impermanence ? Cet état, objet de la recherche du sage, est-il durable ? Certes non, toutefois l'homme qui médite peut et doit s'efforcer de le rendre durable en le renouvelant, en cherchant et en trouvant comment y parvenir régulièrement par le seul fait de sa volonté et de l'application d'une réflexion bien conduite.

La Bible hébraïque contient un beau livre que juifs et plus encore chrétiens aiment à citer souvent, celui de l'Ecclésiaste (Qôhelet). Paradoxalement semble-t-il, son auteur affirme le contraire de l'enseignement de Bouddha. L'Ecclésiaste constaterait plutôt la permanence « sous !e soleil » de toutes les manifestations à la portée de l'intelligence des hommes ; il en tirerait une vue pessimiste de la vie. « Tout ce qui a été, c'est ce qui sera... II n'y a rien de nouveau... » L'idée d'impermanence ne serait-elle pas alors plutôt libératrice ? La souffrance elle aussi pourrait-elle paraître ou devenir impermanente ? Le caractère morne de la vie, l'absence de tout relief, la vanité de tout désir, de tout effort, les déceptions qui reviennent, les découragements qui s'attachent à ces constatations désabusées peuvent être réduits à peu de choses, si l'on se dit au contraire que tout passe, bien comme mal, bonheur comme malheur et que rien ne mérite d'arrêter la réflexion, voire la passion d'agir du sage.

L'ÉTAT DE NIRVANA

Aussi le Bouddha incite-t-il ses disciples à atteindre à partir de là un état mental auquel on donne le nom de nirvâna et qui découlerait de l'analyse, de la connaissance et de la méditation constante des quatre vérités fondamentales de la vie humaine. On trouve ces vérités à peu près dans tous les enseignements bouddhiques sous des formes qui me semblent assez constantes. Avant d'en venir à ces quatre vérités, arrêtons-nous d'abord à la nature de cet état de nirvâna.

Anéantissement du désir, de la haine, de l'égarement, de toute tension vers ce qui est appelé à disparaître, détachement de tout ce qui est inutile, vain, transitoire, tels sont les premiers caractères de cet état. Parmi les choses inutiles il faut placer au tout premier plan les actes religieux traditionnels, cultes, prières rituelles, sacrifices, actes de dévotion, recherche morale peut-être même. Le nirvâna a besoin d'un coeur pur, détaché de toute convoitise (ah ! le Sermon sur la montagne, pourrions-nous penser). II exige un effort mental qui permette de percevoir l'absence de lien sérieux qui sous-tende toutes les réalités, leur profonde unité dans l'impermanence, dans la vanité en somme. Le monde est fait de néant, de choses et d'événements sans valeur et sans suite ; le sage doit atteindre l'éternel, l'immuable dont les choses du monde et de la vie ne donnent aucune idée valable. La sagesse (faudrait-il écrire la sainteté ?) est donc de ne pas s'attarder à ces vanités. Au fond, en en disant la permanence, l'Ecclésiaste n'en tirait-il pas !a même conclusion que le Bouddha notant leur impermanence foncière, la conclusion de s'en désintéresser ?

Parmi les idées vaines, il y a l'idée de l'au-delà : vaines en ce sens qu'il ne sert de rien de s'interroger sur quelque chose dont la connaissance est hors de notre portée humaine. II faut accepter notre entière incertitude devant ce problème et se refuser à examiner les questions qui se posent au sujet de son accès, de sa consistance, etc. II faut donc voir comme inutiles et sans réalité profonde toutes les supputations auxquelles les hommes se sont livrés à propos du paradis ou du salut éternel. Pour le bouddhisme, ce salut est déjà à la portée de chacun en ce monde. II est dans ce nirvâna qui fait échapper aux intérêts que ce monde nourrit. Tout au plus le bouddhisme concède-t-il que le sage ne doit pas se refuser à aider son frère, sans que cela, me semble-t-il, soit lié à une véritable loi morale dont l'origine ne peut que découler du refus de la souffrance chez les autres comme chez soi. De même comment introduire dans le bouddhisme l'idée d'une balance, au-delà de la vie, entre bonnes et mauvaises actions, de récompenses ou de punitions post mortem sous la forme de transmigrations plus ou moins souhaitables ? L'idée provient sans doute du brahmanisme plus que du bouddhisme, car je concilie mal la loi dite du karma, très mathématique, avec la déclaration première de l'impermanence. La façon dont nous avons agi, en bien ou en mal, devrait ne rien peser dans un monde sans réalités durables. Mais passons.

LES QUATRE VERITÉS

Revenons aux quatre vérités bouddhiques pour nous demander ce que le chrétien peut en penser et comment il pourrait y souscrire.

La première de ces vérités est la réalité universelle de la souffrance. Étonnons-nous peut-être un instant de trouver là une donnée permanente dans une religion qui affirme par ailleurs l'impermanence des formations qui composent ou assaillent la vie. Disons toutefois que le chétien adhère assez bien à cette vérité ; il parlerait peut-être, de préférence, de mal que de souffrance et il en placerait la cause hors de lui (sauf à accepter le dogme du péché originel), hors de son atteinte, de son pouvoir. Le bouddhiste, lui, constate que l'homme souffre ; cependant on va le voir attaché à évacuer cette souffrance.

La deuxième de ces vérités réside dans la cause de cette souffrance. Elle naît du désir, nous est-il dit. Tout en rejetant l'ascétisme et la souffrance volontaire de ceux qui s'y adonnent pour éradiquer les maux produits par leurs désirs, le Bouddha pense surtout que la souffrance est le fruit de l'ignorance de la sagesse qu'il veut inculquer aux hommes. La nature mauvaise du monde et de l'homme vicie le désir. Les chrétiens affirmeraient ici qu'il y a de bons comme de mauvais désirs, le désir de rencontrer la grâce de Dieu étant l'un des premiers ; ils disent toutefois aussi que nos désirs nous amènent souvent sur la voie du mal et beaucoup parleraient alors du « mythe de la Chute » qui entraîne le désir de l'homme sur une mauvaise pente. Encore la traditionnelle manière de décrire cette « chute » nous paraît-elle oublieuse du fait que, plus que le péché, c'est le mal qui est originel et la souffrance qu'il entraîne. En cela le bouddhisme, niant tout péché originel, mais constatant seulement la souffrance, partout présente et violente, est, d'une certaine façon, plus facile à comprendre aux hommes de ce début du troisième millénaire que toute religion qui parle encore de « péché originel ».

II n'en demeure pas moins que n'est pas à nos yeux négative l'idée de voir la vie comme une quête, comme la poursuite de quelque chose de haut, de fort, poussant l'homme au bout de lui-même, dans le plein épanouissement de sa personne, vers les sommets de la vie spirituelle. N'y aurait-il pour le bouddhisme aucune saine ambition pour l'homme ? En cela le chrétien et le disciple de Bouddha semblent se séparer à peu près complètement. Le désir de beauté, le désir d'amour et de service des autres, le désir même de comprendre scientifiquement l'univers sont-ils si condamnables et génèrent-ils systématiquement une souffrance pour nous et pour les autres ? II reste que l'égoïsme est bien souvent à l'affût et qu'il importe d'être vigilant, car il conduit au conflit avec les autres et fait sourdre une insatisfaction douloureuse. L'on retrouve là l'explication bouddhique de la cause de la souffrance, trouvée dans le désir, lui-même fruit de l'ignorance quant à l'impermanence des choses et des êtres et donc de leur peu d'intérêt.

Eteindre le désir donne la paix dans l'existence explique le Bouddha. Et, dit Alexandra David-Néel, « au-delà de cette paix s'atteint l'extase de l'identification avec l'essence de la vérité elle-même, dont la meilleure définition est le silence. »

La troisième vérité du bouddhisme découle directement de ce qui précède. La cessation de la souffrance est possible et c'est la voie qu'il faut emprunter pour se délivrer de ce qui obscurcit la vie. Tout l'effort doit donc être de lutter pour annihiler cette souffrance. Affirmer que la cessation de la souffrance est à la portée de l'homme peut paraître bien optimiste au chrétien ! Ajoutons que ce dernier a découvert une autre voie que celle de Bouddha. C'est celle du pardon dont l'effet réside justement dans la destruction de la souffrance et est peu contestable, même si cet effet n'est que partiel, ne s'attachant qu'aux souffrances ayant une cause humaine.

Chez le Bouddha, il y a ensuite une voie décrite en détail qui aboutit à la destruction de la souffrance et l'on parvient là à la quatrième vérité. Apparaît alors comment le Bouddha, dans une sagesse assez irréligieuse, introduit ses préceptes de vie :

- développement intellectuel et morale rigoureuse pour la vie de tous les jours ;

- développement spirituel et pratique mystique dans l'isolement de la méditation personnelle (!e bouddhiste ne prie pas Dieu qu'il ignore, il médite seulement en lui-même ; toutefois le chrétien ne doit-il pas véritablement voir sa prière plus comme une recherche intérieure que comme une requête à un Autre ?)

- dévotion et rites communautaires (avec le danger qu'ils soient dévoyés en superstitions ce qui semble souvent être arrivé, comme dans le christianisme).

Et le Bouddha de décrire une voie « à huit embranchements » qui est au fond celle d'une vie morale bien conduite : croyance droite, volonté droite, langage droit, action droite, moyens d'existence droits, efforts droits, attention droite, méditation droite. Là où le Bouddha dit « droit », peut-être dirions-nous plutôt « pur » en suivant Jésus dans le Sermon sur la montagne. II n'en demeure pas moins que ce que les bouddhistes préconisent est une vie guidée par une morale élevée. Qu'on ne croie pas que la méditation soit seule le but de leur existence. Bouddha sait bien que nous avons à vivre au milieu des autres : sa morale cherche à préparer d'harmonieux rapports humains. Le chrétien souhaite aussi des rapports harmonieux, convaincu que c'est guidée par l'Amour divin manifesté par Jésus et par le refus de tout égoïsme, que la morale humaine doit être conçue.

Bernard Félix

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