logo d'Évangile et Liberté

N° 171 - Octobre 2001

( sommaire )

Cahier :
De la simplicité protestante
par Laurent Gagnebin

En souvenir de la reconnaissance de ministère pastoral

de Stéphane Hervé

le dimanche 15 juin 2003

à Nanteuil-les-Meaux.

Introduction

Tous les ouvrages consacrés au protestantisme comportent à un moment ou l'autre un passage, parfois de deux ou trois lignes seulement, soulignant sa simplicité. Le plus souvent, ces textes insistent sur des aspects très formels de cette simplicité concernant, par exemple, la sobriété des rites protestants et le dépouillement du culte. « Extrême simplicité », disent même à son sujet Freddy Dürrleman dans son Initiation protestante en 1917 (Carrières-sous-Poissy, La Cause, 1974, p. 169-170) et André-Numa Bertrand dans son Protestantisme (Genève - Paris, Labor et Fides - La Librairie protestante, 1985, p. 51) en 1946. Il y a là, incontestablement, une rencontre de données d'ordre à la fois qualitatif et quantitatif ; la simplicité, en effet, correspond à un « moins » : des célébrations moins fastueuses, mais en même temps moins de célébrations. Les fêtes chrétiennes seront ainsi recentrées par les Réformateurs sur le dimanche, sur le culte et la prédication de l'Evangile, sur le Christ.

Mais ce « moins » est en réalité un « plus ». Il n'est pas qu'une donnée extérieure, apparente, de pure forme ou concernant quelques points de détail et très particuliers. Il correspond à un approfondissement, à un souci de fidélité évangélique, à un renforcement de la vraie foi, à un recadrage et à un recentrage sur l'essentiel. La simplicité protestante fait corps avec l'esprit protestant qui irrigue sa vie tout entière. Il s'agit, en quelque sorte, de l'âme du protestantisme, d'une totalité qui n'a rien de parcellaire. Le présent article veut montrer que cette simplicité du protestantisme n'est pas qu'un aspect de sa vie liturgique, mais bien un élément constitutif de sa pensée, de sa piété, de sa foi et de sa manière d'être. Cela est si vrai que l'on peut identifier cette simplicité avec une vérité qui traverse chacun des grands principes définissant le protestantisme. Qu'il s'agisse du sola gratia et du sola fide (du salut par la grâce seule et par la foi seule), du sola Scriptura ou du soli Deo gloria (l'Ecriture seule et à Dieu seul la gloire), on sent bien que ces vérités qui régulent et marquent tout le protestantisme ont quelque chose à voir avec la simplicité, mais cela de manière fondamentale, essentielle, pour ainsi dire spirituelle. Les « seulement » et les « rien que » de la Réforme ne témoignent-ils pas en effet clairement de cet effort fait par le protestantisme unanime pour réformer le christianisme en le dépouillant d'adjonctions déformantes ?

Un troisième point doit être signalé également d'emblée. La simplicité protestante est tout autre chose qu'un état de fait, qu'une donnée naturelle. Elle est le fruit d'un combat. Elle n'est pas donnée au départ. Cette simplicité ne va pas de soi. Elle est le résultat d'une action exigeante qui caractérise l'histoire du protestantisme et son être. Plutôt que de simplicité, c'est bien de simplification qu'il s'agit. Cette lutte-là est d'ailleurs toujours à reprendre. Cette Eglise « toujours à réformer », dont on parle au sujet du protestantisme, est bel et bien, entre autres, à réformer dans le sens d'un mouvement perpétuel vers la simplicité. Il s'agit sans cesse d'exercer un droit de reprise à l'égard de tout ce qui la menace. La complication, l'excès, les rajouts pour complaire aux uns ou aux autres, des transformations que l'on croit à tort de pure forme, peuvent conduire à la perte d'une substance première et nécessaire à l'authenticité protestante et à sa vérité : la simplicité.

haut de la page sommaire du N°

I Les principes protestants et la simplicité

André Dumas, alors professeur d'éthique et de philosophie à la Faculté de théologie protestante de Paris, aimait à dire que le protestantisme se comprend si l'on veut bien remarquer que ses réformes, aussi graves et considérables soient-elles, reviennent en fait à la suppression d'un tout petit mot de deux lettres, la conjonction « et ». Nous disons en effet « la foi », là où les catholiques romains disent « la foi et les oeuvres », « l'Ecriture », là où ils disent « l'Ecriture et la tradition », « à Dieu seul la gloire », là où ils ajoutent dans leur culte la vénération et l'intercession de Marie et des saints. On voit que l'effacement de ce simple mot s'inscrit dans un immense travail de simplification. Il ne s'agit pas là de mépriser les oeuvres et les actions humaines, la et les traditions, l'importance de la mère de Jésus ou de certaines grandes figures de la Bible et de l'histoire du christianisme. Mais il convient, quand on parle de notre salut, de ne pas les mettre sur le même plan que la grâce, la Bible, le Dieu de Jésus-Christ. Le « seulement » la grâce, « seulement » la Bible, « seulement » le Dieu de Jésus-Christ signifient en réalité un « pleinement » la grâce, la Bible, le Dieu de Jésus-Christ. D'illusoires capacités humaines et assurances terrestres se voient opposer le « oui » sans faille au salut donné par grâce et reçu par la foi ; ce « oui » catégorique et sans la moindre adjonction ou tentation accommodante est le vrai visage de ce « non » opposé aux ?uvres et mérites pauvrement nôtres.

André Dumas écrit :

« La Réforme ne veut pas rompre l'Eglise chrétienne, mais l'émonder de tout ce que les traditions humaines ont indûment rajouté à l'Evangile. Si la Renaissance voulait revenir à l'Antiquité et souvent, en dépit de l'humanisme chrétien proclamé, au paganisme, les Réformateurs eux veulent revenir à la première Eglise, pour retrouver ce que Dieu veut par-delà ce que les hommes ont déformé et fabriqué. Il y a là une démarche comparable à celle de la formation du canon du Nouveau Testament, quand, l'Eglise, pour garder une mémoire pure de notre Seigneur Jésus-Christ, a émondé les évangiles apocryphes, fruits de la fantaisie et de la curiosité humaines. La Réforme ne se sent donc nullement une entreprise de démolition ou d'appauvrissement de l'Eglise, ancienne et traditionnelle, mais tout au contraire, un élan multiple pour la réformer et la reformer, ceci non certes par vouloir outrecuidant de l'homme, qu'il soit réformé ou révolutionnaire, comme les deux cas se sont présentés dans les divers courants de la Réforme, mais par obéissance à Dieu. » (Protestants, Paris, Les Bergers et les Mages,1987, p. 13)

A la page suivante, André Dumas souligne combien cet effort de simplification protestante n'exprime pas un appauvrissement, mais bien ce « plus » évoqué précédemment, cette plénitude retrouvée, la simplicité protestante n'étant pas alors de l'ordre d'un à bien plaire, mais relevant effectivement d'une structure fondamentale : « Ici se situent les fameux seul et seulement qui sont l'armature du message de la Réforme : à Dieu seul la gloire ; par la seule grâce, par la seule foi, en la seule Ecriture. Soli Deo gloria, sola gratia, sola fide, sola sciptura. Seul n'indique pas un rétrécissement, mais une décision, pas une amputation, mais une purification, pas un manque, mais une assurance. »

On se rappelle qu'en 1900 Adolphe Harnack (1851-1930), théologien et historien du christianisme primitif, publie seize leçons données au semestre d'hiver 1899-1900 pour tous les étudiants de toutes les facultés de l'université de Berlin. Cet ouvrage intitulé « L'essence du christianisme » connaît aussitôt un succès considérable, est traduit en quinze langues, est même l'objet de quatorze traductions du vivant de son auteur. On est frappé, en lisant ces pages, par le nombre de fois où les mots « seul(e) » et « seulement » reviennent sous la plume de Harnack. On discerne là très exactement cet effort de simplification permettant, selon lui, de définir « l'essence » du christianisme. La simplicité protestante est le résultat d'une simplification, d'un retour à l'Evangile et aux origines du christianisme, l'Ecriture étant là reçue dans sa plénitude et sa totale suffisance. Roland de Pury écrit, pour sa part, confirmant indirectement cette recherche et cette quête d'une simplicité faisant un avec le protestantisme en tant que tel : « Le protestantisme a finalement pour seul caractéristique : la volonté d'être la forme pure et simple du christianisme. » (« Qu'est-ce que le protestantisme ? », Paris, Les Bergers et les Mages, 1961, p. 9) Dans cette « volonté » qui est le retour à une source claire et unique, le protestantisme privilégie la Bible. Qu'on le veuille ou non, qu'on soit croyant ou non, la Bible est la source historique de la connaissance chrétienne ; mais plus un fleuve s'éloigne de sa source, plus il risque d'être pollué. D'où cette simplification de la pensée chrétienne et de la foi dont parlait André Dumas en utilisant le mot de « purification ».

On peut retenir encore un autre aspect de ce travail protestant de simplification dans ses liens avec les grands principes qui le fondent. Il s'agit d'un des aspects de la démythologisation telle que l'entend le théologien allemand Rudolf Bultmann (1884-1976).Son enseignement consista, entre autres, à montrer que la vision du monde (Weltanschauung) de l'homme biblique n'a, le plus souvent, plus rien à voir avec notre conception actuelle de l'univers. Le progrès scientifique et celui des techniques ont transformé notre vision du monde, notre manière de dire ce dernier et de nous y situer. Ces conceptions changent et évoluent. Notre manière présente de nous représenter le monde sera elle aussi, très probablement, dépassée un jour. Cela dit, l'entreprise de démythologisation ne va pas rayer de la Bible (ce que ferait la démythisation) des passages, voire des textes entiers, sous prétexte qu'ils sont en totale contradiction avec ce que la science nous apprend de l'univers. On ne peut plus parler aujourd'hui, par exemple, de monter au ciel ou de descendre aux enfers. La démythologisation cherchera à traduire ces données obsolètes pour l'homme contemporain et à les exprimer dans nos représentations modernes. C'est aussi une fonction de la prédication dans son effort d'actualisation et de vérité. Il ne s'agit surtout pas de rendre la foi solidaire du moule, des contextes et des conceptions culturelles ou scientifiques, dans lesquels elle est coulée. Ce moule, en effet, n'a, en tant que tel, rien de spécifiquement évangélique et chrétien. Il ne peut être pris pour le message biblique et christique (kérygme). Ce travail de démythologisation est, là encore, une oeuvre de simplification pour retrouver la foi toute nue. La démythologisation n'est donc pas une entreprise de démolition, ni même et d'abord ou surtout une exigence pour satisfaire à la modernité et à des modes, mais bien une requête de la foi elle-même dans sa pure vérité, son authenticité, son tranchant. Avec cette démythologisation, il est question d'une fidélité à la foi pure, au sola fide pris au sérieux dans toute sa plénitude et dans toute son exigence.

Pour conclure cette première étape, on peut citer, exprimant la simplicité du protestantisme consubstantielle à ses principes, ces alexandrins qu'Agrippa d'Aubigné, au chant V des « Tragiques » (1616) fait prononcer par Montalchine, cordelier italien, brûlé à Rome en 1533 parce qu'il prêchait la Réforme : « De deux opinions et de leur différence / Trois mots feront par tout le vrai département / Des contraires raisons : seul, seule et seulement. » (Cité par André Dumas, op.cit., p. 14)

haut de la page sommaire du N°

II La simplicite protestante et la concentration ethique du christianisme

En 1894, le pasteur Charles Wagner, bientôt fondateur de la paroisse du Foyer de l'Ame à Paris (1907), prononce, à l'occasion d'une bénédiction nuptiale à laquelle assistent Madame Edgar Quinet et la fille de Ferdinand Buisson, une prédication centrée sur le thème de la vie simple, dont la pratique lui paraît être inséparable d'un bonheur vrai. Peu après, c'est la fille de Ferdinand Buisson qui, pour son propre mariage, demande à Wagner de reprendre dans son sermon cette même thématique consistant « à tracer un idéal de vie simple, capable de faire contrepoids aux complications d'une civilisation hypertrophiée » (Alfred Wautier d'Aygalliers, « Un homme, le pasteur Charles Wagner », Paris, Fischbacher, 1927, p. 221). A la fin de la cérémonie, l'éditeur Armand Colin, qui assistait à cette bénédiction de mariage, demande à Wagner d'écrire un livre sur ce sujet et s'engage alors à le publier et à en assurer la diffusion. La vie simple paraît en 1895 et connaît aussitôt un succès retentissant tant en France qu'à l'étranger. Chose tout à fait remarquable, le président des Etats-Unis, Roosevelt, lit une traduction de « La vie simple » parue en anglais en 1901. Enthousiasmé par cet ouvrage d'un auteur pour lui inconnu, il le cite, en recommande chaleureusement la lecture dans ses discours, déclarant même souhaiter que ces pages soient connues du peuple américain tout entier. En 1902, il écrit au pasteur Wagner ces quelques mots : « Je prêche vos livres à mes concitoyens ; venez me voir à la Maison-Blanche. » ( Alfred Wautier d'Aygalliers, op. cit., p. 266) En septembre 1904, Wagner débarque en Amérique et commence pour trois mois une tournée triomphale de 150 conférences, en anglais et devant des auditoires immenses comptant jusqu'à 12 000 personnes. (Sur l'aventure extraordinaire de « La vie simple », voir Alfred Wautier d'Aygalliers, op. cit., p.222-223, 265-271)

La vie simple ? Cette question est alors posée à un homme trop pressé et de plus en plus éloigné de lui-même, parce qu'il est, d'après Wagner, accaparé par des besoins factices, les faux-semblants et les vanités de la société ; cette interpellation concerne assurément une part centrale de notre civilisation occidentale et cela explique l'itinéraire et le succès inouïs d'un livre qui parlait, sans les décourager, aux contemporains du pasteur Wagner. Mais cette interrogation s'adresse aussi au christianisme, Charles Wagner luttant là, en effet, pour une parole et une religion simples. Le pasteur Georges Marchal (1905-1982), pasteur au Foyer de l'Ame et ami d'Albert Schweitzer, aimait à citer ce dernier affirmant que le christianisme souffre d'un excédent de bagages. Nous retrouvons ici cette volonté d'une simplicité et d'une simplification propres au protestantisme. Il faut y insister maintenant et l'illustrer à l'aide des deux livres en question ici : « L'essence du christianisme » de Harnack et « La vie simple de Wagner ».

On remarquera, comme très significatif, le fait que « L'essence du christianisme » (leçons de 1899-1900) de Harnack et « La vie simple » (1895, et 1901 en anglais) de Wagner connaissent l'un et l'autre et quasiment en même temps un succès considérable à la charnière du XIXe et du XXe siècles. Comme si cette double affirmation d'une simplification de notre foi répondait à un besoin très profond de croyants déboussolés, désireux de retrouver l'essentiel, par-delà les progrès industriels difficiles à assumer et à maîtriser, les assauts de l'athéisme, les attaques du marxisme dénonçant l'aliénation religieuse, les divisions confessionnelles, le poids d'un catholicisme romain imposant à ses fidèles une infaillibilité de plus en plus contestée à l'extérieur de leur Eglise. Les livres de Harnack et de Wagner permettaient peut-être alors de retrouver ainsi confiance, par-delà les aléas de l'histoire et de ses soubresauts ; et cela grâce à un Evangile rendu à sa force originelle, à une vérité pure et simple, comme on dit. Cette vérité, selon Wagner et Harnack, n'est pas à rechercher dans les dogmes et les doctrines qui divisent, mais, précisément, dans un christianisme authentique, inscrit dans la vie, un christianisme vrai, à la fois pratique, moral et social, qui rassemble, un christianisme dépris des arguties théologiques et des pensées abstraites et désincarnées. Peut-être le succès identique de ces deux ouvrages protestants, pourtant si différents, a-t-il en fait des raisons très proches et des racines communes.

L'idée directrice de L'essence du christianisme est que, selon Harnack, le christianisme est victime d'une hellénisation progressive de sa vérité profonde, cette hellénisation correspondant à une dogmatisation. Compte tenu des contextes philosophiques et culturels, les théologiens chrétiens ont utilisé, pour inscrire l'Evangile dans leur temps, des catégories grecques dont la plus appropriée au message à transmettre fut le dogme. Ce fut là un effort tout à fait remarquable d'inculturation ou de contextualisation réussies et grandioses, la synthèse du christianisme avec la philosophie grecque (Platon via Augustin et Aristote via Thomas d'Aquin, par exemple) étant probablement ce qui permit alors d'acclimater le christianisme dans un monde qui, sans elle, aurait pu l'ignorer ou le rejeter. Le dogme s'est ainsi peu à peu substitué à une éthique, la morale évangélique se métamorphosant ainsi en doctrine chrétienne. Pour Harnack, l'Eglise (avec son dogme, sa liturgie et sa hiérarchie romaine) n'a plus grand chose à voir avec l'enseignement du Christ condensé dans les commandements d'amour de Dieu et du prochain, le Sermon sur la montagne, principalement. Dans une telle perspective, l'essence du christianisme est d'ordre moral et s'éloigner de cela, c'est faire prendre au christianisme un virage qui l'écarte et l'isole de sa vérité profonde, de son essence, de son c?ur véritable et pervertit ainsi l'Evangile originel. C'est marcher dans la mauvaise direction, aller à contre-sens.

Dans la quatrième conférence de « L'essence du christianisme », Harnack repère quatre données fondamentales propres à l'Evangile du Christ et qui l'expriment à travers des réalités d'ordre moral. La valeur et la spécificité de l'Evangile sont, pour lui, tout entières contenues dans ce qu'il appelle la prédication éthique de Jésus. Il convient de donner ici quelques extraits de ces pages particulièrement importantes (Paris, Fischbacher, 1907, traduction du pasteur André-Numa Bertrand)

« D'abord, Jésus trancha nettement les liens qui unissaient la morale avec le culte extérieur et les pratiques religieuses. Il ne voulait absolument plus entendre parler de la recherche intéressée et égoïste des bonnes oeuvres, poursuivies concurremment avec l'exercice d'un culte tout rituel. Il n'a qu'ironie et indignation pour ceux qui laissent leur prochain, voire leurs parents, dans la misère, mais portent, par contre, leurs présents au Temple. » (p. 93)

« Deuxièmement, dans les questions morales, il (Jésus) remonte toujours à la source, c'est-à-dire à l'intention. De ce point de vue seulement on peut comprendre ce qu'il appelle justice supérieure. » (p. 94)

« Troisièmement, tout ce qu'il (Jésus) a dégagé de la traditionnelle compromission avec les éléments intéressés ou ritualistes, tout ce dont il a reconnu le caractère moral, il le ramène à une seule racine, à un seul motif : l'amour. Il n'en connaît point d'autre, et l'amour lui-même est un, qu'il se manifeste comme amour du prochain, du Samaritain, ou de l'ennemi. Il doit remplir toute l'âme ; il est ce qui reste quand l'âme meurt à elle-même. » (p.94-95)

« Quatrièmement enfin, nous avons vu que Jésus a dégagé l'élément moral de tout alliage étranger, même des liens qui l'unissaient à la religion courante. Déclarer qu'il s'agit dans l'Evangile de morale pure et simple, ce n'est donc pas se méprendre. » (p. 95. C'est nous qui mettons cette phrase en caractères gras.)

Le protestantisme libéral se reconnaît le plus souvent dans de telles affirmations et les fait siennes. Il met volontiers en relief cette parole de Jésus, d'après l'évangile de Jean : « C'est à l'amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples. » (13 : 35) A l'amour, dit ici Jésus, et non pas à des doctrines, des catéchismes, des cultes, des confessions de foi, des Eglises. A l'amour, mais que peut-on lui ajouter qui ne serait pas immédiatement en moins ? L'homme de la rue le sait bien. Quand, en effet, on l'interroge pour qu'il mentionne des exemples de chrétiens authentiques, il cite le pasteur Martin Luther King ou l'abbé Pierre, soeur Emmanuelle ou l'évêque anglican Desmond Tutu, Albert Schweitzer ou Mère Teresa. Pourquoi ? Non pas parce que certains d'entre eux sont des théologiens tout à fait remarquables, - ce qu'il ne sait pas -, mais parce que ces hommes et ces femmes expriment la vérité d'un amour du prochain qui leur paraît être le c?ur de l'Evangile, de la prédication et de l'enseignement de Jésus, de sa vie et de sa mort.

La simplicité du christianisme et du protestantisme ainsi comprise se confond ici avec une simplification qui les recentre l'un et l'autre et totalement sur une dimension éthique triomphant dans l'amour du prochain. Le salut par la grâce et par la foi seulement, tel que le prêche le protestantisme, ne signifie absolument pas une indifférences aux oeuvres humaines. Ces dernières ne sont pas salutaires, mais elles sont nécessaires. A la suite de Jésus-Christ, l'essentiel est bien l'amour du prochain, mais cet essentiel ne nous sauve pas. L'Evangile procède, d'après Harnack et les protestants libéraux, à une sorte de concentration éthique de la religion. Voilà ce que proclame un christianisme qui opère cette simplification qui nous renvoie et nous ramène à une sorte de simplicité... évangélique, dont chacun admettra bien volontiers qu'elle n'est d'ailleurs pas si simple. Albert Schweitzer déclare très justement ceci dans une prédication :

« Quant au second commandement : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, il est vraiment magnifique. Je pourrais vous l'expliquer par les exemples les plus édifiants. Mais est-il réellement applicable ? Supposons qu'à partir de demain tu veuilles t'y tenir à la lettre, où en arriverais-tu au bout de quelques jours ?

« C'est la grande énigme de la morale chrétienne qu'il est impossible de transposer directement dans la vie les paroles de Jésus, même avec la volonté fervente de les appliquer. De là aussi le grand danger de se contenter de leur faire une profonde et respectueuse révérence, d'exalter leur idéal, tout en les faisant taire dans la vie courante. » (Vivre, Paris, Albin Michel, 1970, p. 162)

Ces mots sont décisifs, car trop de moralistes chrétiens et de prédicateurs insistent, assurément à juste titre, sur l'amour de prochain, mais en en faisant une sorte d'impératif traumatisant et culpabilisant, oubliant qu'avec la grâce Dieu donne ce qu'il ordonne : le « tu aimeras » est bien donné au futur et non à l'impératif, nous permettant alors d'y voir plus qu'un commandement, à savoir une promesse libératrice.

Nos actions, nos recherches et nos efforts pour faire le bien, aimer notre prochain ne sont plus des oeuvres pour obéir à la loi, d'abord, et nous faire ainsi aimer de Dieu ; ce sont les fruits d'une foi reconnaissante, parce que nous croyons que nous sommes aimés de Dieu. « Nous, nous aimons, parce que Dieu, le premier, nous a aimés » (I Jn 4 : 19) Nous ne sommes donc pas sauvés ou libérés par nos oeuvres, mais pour elles, c'est-à-dire pour les autres. Toute religion vraie est ainsi totalement désintéressée nous recentrant sur les autres pour nous déprendre de nous-mêmes et de nos possessions égocentriques.

Cette concentration éthique de la religion, du christianisme et du protestantisme en particulier, dont Harnack est un représentant typique, correspond à cette simplification-simplicité d'une foi débarrassée de bien des broussailles dogmatiques et recentrée sur « La vie simple ». Appauvrissement diront les uns, estimant que la richesse du christianisme est ici amputée d'une part considérable de ses apports doctrinaux et ecclésiaux indispensables à la vérité des confessions de foi, enrichissement, diront les autres, par la mise en évidence et en relief de l'essentiel enfin rendu à la vie et à une plénitude évangélique d'ordre moral dans sa totale suffisance. Cette concentration éthique fut déjà celle de Jean-Jacques Rousseau dans « La lettre à Christophe de Beaumont » (1763) où il déclarait en s'adressant à l'archevêque de Paris, qui avait condamné l'Emile et Le contrat social :

« Monseigneur, je suis chrétien, et sincèrement chrétien, selon la doctrine de l'Evangile. Je suis chrétien, non comme un disciple des prêtres, mais comme un disciple de Jésus-Christ. Mon Maître a peu subtilisé sur le dogme, et beaucoup insisté sur les devoirs ; il prescrivait moins d'articles de foi que de bonnes oeuvres ; il n'ordonnait de croire que ce qui était nécessaire pour être bon ; quand il résumait la Loi et les Prophètes, c'était bien plus dans des actes de vertu que dans des formules de croyance, et il m'a dit par lui-même et par ses Apôtres que celui qui aime son frère a accompli la Loi.

« Moi de mon côté, très convaincu des vérités essentielles au christianisme, lesquelles servent de fondement à toute bonne morale, cherchant au surplus à nourrir mon coeur de l'esprit de l'Evangile sans tourmenter ma raison de ce qui m'y paraît obscur, enfin persuadé que quiconque aime Dieu par-dessus toute chose et son prochain comme soi-même, est un vrai chrétien, je m'efforce de l'être, laissant à part toutes ces subtilités de doctrine, tous ces importants galimatias dont les Pharisiens embrouillent nos devoirs et offusquent notre foi, et mettant avec Saint Paul la foi-même au-dessous de la charité. » (Oeuvres complètes, La Pléiade, vol. IV, Paris Gallimard, 1969, p.960-961)

Alexandre Vinet, le penseur et théologien vaudois, opérera, lui aussi, dans sa « Théologie pastorale » (1850) parue trois ans après sa mort, cette concentration éthique en considérant, pour et dans la société, le chrétien en général et le pasteur en particulier comme un « modèle » moral dont Jésus est l'exemple et le type.(Voir, par exemple à ce sujet sa « Théologie pastorale », Paris, chez les Editeurs rue Rumford, 1850, p. 20, 147, 184) C'est auguste Sabatier, fondateur (réformé), avec Frédéric Lichtenberger (luthérien) de la faculté de théologie protestante de Paris (1877), qui exprimera peut-être avec le plus d'acuité, et peu avant Harnack, cette concentration éthique du christianisme en écrivant dans son « Esquisse d'une philosophie de la religion » (1897) : « Dans la religion de Jésus, il n'y a de religieux que ce qui est authentiquement moral et il n'y a rien de moral, dans la vie humaine, qui ne soit vraiment religieux. » (Paris, Fischbacher, 1937, p. 119) On peut voir chez Albert Schweitzer un aboutissement et un couronnement de cette lignée de théologiens privilégiant l'éthique pour y reconnaître le c?ur de l'Evangile et de l'enseignement de Jésus ; il affirme ainsi dans une conférence de 1922 : « C'est l'élément éthique qui décide de la valeur spirituelle d'une religion. Aussi importe-t-il avant tout de savoir jusqu'à quel point chaque religion active dans l'individu sa volonté permanente et profonde de perfectionnement intérieur et d'action morale. » (« Les religions mondiales et le christianisme », Paris, van Dieren Editeur, 2000, p. 32)

Bien entendu, il faudrait ici montrer encore que les premiers témoins du christianisme social, tel qu'il est apparu en France précisément aussi dans les années 1900, sont redevables de ce même mouvement dominé par un christianisme pratique et moral. Wilfred Monod (1867-1943) illustre, dans la foulée du pasteur Tommy Fallot (1844-1904) et de l'économiste Charles Gide (1847-1932), oncle d'André, et parallèlement à Elie Gounelle (1865-1950), la préoccupation dominante d'un christianisme social. Pour ce dernier, le « notre Père » et le « notre pain » quotidien de l'oraison dominicale sont inséparables, comme le sont d'ailleurs le combat pour l'oecuménisme et celui pour le christianisme social ; une fraternelle exigence et une pratique sociale peuvent seules véritablement réunir, dans le cadre d'une cause et d'une lutte communes, les chrétiens divisés. Et cela, une fois de plus, par-delà les oppositions et les complications d'ordre doctrinal. La simplification-simplicité est là, toujours et encore, à l'oeuvre. On est en effet convaincu, avec les grands témoins d'un christianisme social, que les croyances divisent et que les actions rassemblent.

Dans le « Petit traité des grandes vertus », André Comte-Sponville consacre le douzième chapitre à la simplicité. Il est intéressant de remarquer qu'il affirme à son sujet exactement ce que l'on a pu dire plus haut de la charité, à savoir qu'elle « s'occupe du réel, non de soi » (Paris, PUF, 1995, p. 205). Mais la ressemblance ne s'arrête pas là, puisque le philosophe insiste sur le fait que la simplicité, comme cela a été également constaté plus haut au sujet de l'amour du prochain, est avant tout une vertu spirituelle et surtout une « grâce ». Il précise alors : « L'esprit des Evangiles souffle là. » (p. 207) Heureuse conclusion ici que cette réflexion d'André Comte-Sponville unissant si fortement, comme la deuxième étape du présent article vient de le faire, la générosité et la simplicité, voyant en elles, dans leur commun désintéressement, le contraire du narcissisme, de la prétention et du souci de paraître.

haut de la page sommaire du N°

III La simplicite du culte protestant et la grâce

Il a été rappelé d'emblée, dans l'introduction, que la simplicité proverbiale du culte protestant n'est pas qu'une question purement formelle. Dans la simplicité du culte se joue en effet quelque chose de très important. Il faut y voir l'expression d'une spiritualité et d'une foi entièrement dominées par la grâce et le sola fide de la Réforme, une orientation de la liturgie habitée par une conscience très vive du fait que le culte n'est pas une performance humaine, un faire valoir de nos capacités oratoires ou esthétiques, une démonstration ostentatoire et clinquante d'une certaine richesse où l'or et les marbres contredisent la pauvreté et le dépouillement du Crucifié. La simplicité du culte traduit ainsi l'humilité de la foi pour laquelle l'essentiel, à travers la grâce et le pardon, est d'abord offert et reçu en Jésus-Christ. La simplicité est ici celle du coeur qui accueille. Le culte n'est-il pas toujours tenté de se présenter comme une oeuvre humaine, et une oeuvre méritoire ? La simplicité du culte est, à cet égard, la meilleure manière de dire une grâce qui ne nous appartient pas. La simplicité et la simplification du culte reviennent à le purifier de toute fausse prétention. C'est dans ce dépouillement du culte que les protestants trouveront le plus souvent le sens de la grâce, préférant d'ailleurs l'art roman à l'art gothique, et convaincus que la beauté du culte et des églises n'est pas une affaire de coût, mais de goût. L'importance de la dépense et l'étalage des dorures ne sont pas ici de mise, quand la simplicité peut exprimer si bien une qualité toute spirituelle, où la générosité consiste d'abord à recevoir et accepter, et non pas à donner d'abord.

La beauté du culte, surtout si elle implique une certaine facticité ou une démonstration de richesse arrogante, peut être un piège. C'est à juste titre que l'on parle de la beauté du diable. Le Chant du Serviteur (Esaïe 53 : 2) ne dit-il pas de ce dernier qu'il n'avait ni aspect, ni prestance, ni apparence pour attirer nos regards ? Quant à Paul, il déclare aux Corinthiens (1 Corinthiens 1 : 27-28) que Dieu a choisi ce qui est fou, faible, vil et méprisé pour confondre ce qui, dans notre monde, se croit sage ou puissant. On pourrait ajouter, en pensant au culte et aux temples, mais, simultanément à une Crèche et une Croix, que Dieu a choisi les choses les plus misérables et pauvres pour confondre celles qui sont brillantes et clinquantes.

Le pasteur Jean-Jacques von Allmen affirme dans son traité de liturgique, publié en 1984, que lutter pour une beauté vraie dans le culte, c'est d'abord mener un combat contre tout sentiment de propre justice. On ne saurait mieux dire dans la mesure où la propre justice est précisément le contraire d'une acceptation de la grâce. Il écrit là de la beauté du culte et de nos célébrations :

« Elle proteste contre le laisser aller, contre la grossièreté et le débraillé et la bonne franquette liturgiques. Le tutoiement du Seigneur, dans le culte, n'est pas une façon de lui donner des claques dans le dos, mais le tutoiement du suprême respect filial. D'ailleurs, le fait même que le culte est une rencontre entre le Seigneur et l'Eglise postule un anoblissement de cette rencontre et une glorification du Seigneur qui se rend présent. Qu'on me comprenne bien si je dis que la beauté est une condition de la formulation liturgique. J'entends par là que le culte, s'il est célébré avec foi, espérance et amour, engendre la beauté et devient critique à l'endroit aussi bien de l'esthéticisme qui a sa fin en lui-même qu'à l'endroit de la vulgarité. Le culte peut être très pauvre sans cesser d'être beau, et il a bien des chances de cesser d'être beau à vouloir être riche. Mais pauvre ne signifie ni miséreux, ni triste, ni bon marché. Pauvre signifie dépouillé non de formes ni de symboles, mais de prétention et de propre justice. » (7 Célébrer le salut. Doctrine et pratique du culte chrétien », Genève - Paris, Labor et Fides - Cerf, 1984, p. 127-128)

La simplicité du culte est une manière bien protestante de dire « à Dieu seul la gloire » ! Nous n'avons rien d'autre à faire valoir, en cette heure de recueillement et de joie, que sa Parole. Elle rayonne d'une beauté dont celle du culte, quelle qu'elle soit, n'est finalement qu'un assez pâle reflet, mais un reflet tout de même.

Il est très instructif de lire les textes laissés par trois pionniers, en trois siècles successifs, d'un renouveau liturgique : qu'il s'agisse de Jean-Frédéric Ostervald (1663 -1747) à Neuchâtel, dont « La liturgie ou la manière de célébrer le service divin » paraît en 1713 avec une préface où l'on trouve un véritable manifeste pour le renouveau du culte, plus particulièrement réformé ; qu'il s'agisse d'Eugène Bersier (1831-1889), fondateur de la paroisse de l'Etoile à Paris et dont la « Liturgie à l'usage des Eglises réformées connaîtra trois éditions » (1874, 1876, 1881) avec, là aussi, une préface résumant son projet pour améliorer le culte d'alors ; qu'il s'agisse, enfin, de Richard Paquier (1905-1985) dans le canton de Vaud où il fut l'âme du mouvement « Eglise et Liturgie » et qui publie en 1954 un « Traité de liturgique, Essai sur le fondement et la structure du culte ». Ces trois pasteurs se sont, chacun en son temps, attelés à des réformes liturgiques, estimant que, sous prétexte de fidélité évangélique, le protestantisme, réformé surtout, avait en réalité défiguré le culte, procédé en la matière à plus de déformations que de réformations, et qu'il était par conséquent indispensable de lui rendre une certaine plénitude. Mais aucun des trois, quelle que soit l'ampleur des modifications et des enrichissements proposés, n'a jamais écrit la moindre ligne contre la simplicité du culte protestant. Chacun, à sa manière, y a discerné en effet une fidélité à l'Evangile de la grâce.

Cela dit, il faut veiller à ne pas tomber dans un travers fréquent du culte protestant. Dans la mesure où la simplicité a, incontestablement, quelque chose à voir avec l'intelligibilité de ce culte, et cela dès ses origines où l'abandon du latin pour les langues vernaculaires en est une marque significative, le protestantisme a eu tendance à faire du culte une perpétuelle leçon de catéchisme. La clarté (au sens propre et figuré de ce terme) est une condition du culte ; les simples verrières, qui ont si souvent remplacé dans les temples les vitraux des églises, en sont une expression éloquente. On ne saurait, bien entendu, contester le rôle pédagogique du culte protestant et de sa prédication, surtout au début de la Réforme. On se rappelle d'ailleurs que, au temps où plusieurs cultes étaient célébrés chaque dimanche dans chaque paroisse, l'un d'entre eux, en général l'après-midi, était plus particulièrement compris comme une catéchèse. Hier, comme aujourd'hui où tant de gens ne connaissent rien à la Bible et aux confessions de foi, il importe d'offrir régulièrement à chacune et chacun, à l'heure du culte, l'occasion d'un véritable catéchisme. Le culte peut ainsi devenir le lieu et le temps d'une formation permanente Si la prédication est à la fois écoute de la Parole, proclamation de l'Evangile, interpellation hic et nunc des uns et des autres, elle est aussi enseignement dont la fonction herméneutique, à savoir d'interprétation pour aujourd'hui des textes bibliques, ne fait pas de doute. Elle peut donc parfois correspondre assez largement, même si ce n'est que partiellement, à une sorte d'étude biblique.

Mais donner sans cesse au culte tout entier une forme didactique et très cérébrale nuit au recueillement et à l'adoration. Vouloir tout expliquer sans cesse pour effacer des obscurités, refuser des mots, des expressions, voire des gestes, sujets à caution et susceptibles d'être mal compris ou confondus avec de la superstition, relève incontestablement d'une bonne intention. Mais des éclaircissements permanents risquent, sous prétexte de simplicité et de simplification, de fatiguer l'auditoire, d'ailleurs déjà si fatigué par la vie trépidante actuelle et tant de soucis divers, et de briser, et même de rendre impossible, un authentique recueillement. Ceux qui participent au culte ont besoin de ce dernier pour se retrouver et pouvoir s'ouvrir aux interpellations du sermon et y entendre l'Evangile de la consolation ; leur prière n'a pas à être brutalisée et interrompue par des commentaires didactiques. De toute façon, même si l'intelligibilité et la clarté sont une exigence du culte protestant, même si elles peuvent et doivent être obtenues par la simplicité et la simplification du discours, du développement liturgique et de ses différentes expressions parfois énigmatiques, pour ne pas dire cabalistiques, on ne saurait oublier que la foi suppose un sens du mystère à respecter. Un rite ou un poème entièrement expliqués sont-ils encore un rite et un poème ? Il convient donc, en la matière, de rechercher un équilibre entre le tout explicatif, qui exténue le culte par le rationalisme, et le tout mystérieux, qui le noie dans le flou et confine à la magie.

Même les sacrements ont, dans la perspective protestante, et principalement réformée (Zwingli, Calvin), un rôle pédagogique qui appelle la simplification et la simplicité de leur expression. Il en est ainsi non seulement parce que par eux Dieu soutient notre foi et la consolide, tant il est vrai que sans aides visuelles nous avons peine à accéder aux réalités spirituelles, mais aussi parce que les sacrements sont des symboles et, par là, peuvent et doivent devenir des signes parlants non seulement pour les initiés, mais aussi pour celles et ceux qui découvrent le culte et doivent y être présents sans s'y sentir des étrangers. Le rôle du symbole n'est-il pas justement de parler à tous et d'être explicite sans avoir à être expliqué ?

haut de la page sommaire du N°

IV La simplicite protestante et le pasteur

Le sacerdoce universel des croyants selon lequel nous sommes tous prêtres par notre baptême (voir I Pierre 2 : 9) ne signifie ni que nous sommes tous laïcs, puisqu'en toute logique si nous sommes tous prêtres, le mot « laïc » aurait dû disparaître de notre vocabulaire, ni que nous sommes tous pasteurs ; il y a en effet plusieurs fonctions ou plusieurs ministères dans les Eglises, dont, par exemple et principalement, ceux de pasteur, de diacre, de conseiller presbytéral et de docteur. Le sacerdoce universel dit que nous sommes tous prêtres et non pas que nous sommes tous pasteurs. Il n'y a donc pas d'intermédiaire obligé et clérical entre Dieu et les hommes ; l'indispensable médiation ou trait d'union d'un clergé entre Dieu et nous n'existe plus. Le sacerdoce universel supprime toute une hiérarchie complexe entre les chrétiens et représente, par conséquent, une forme de simplification de la société, plus particulièrement ecclésiale; on peut y voir les prémisses d'une certaine démocratisation. On souligne parfois, à l'heure actuelle, que les institutions ecclésiastiques protestantes d'hier et d'aujourd'hui ne sont pas véritablement démocratiques. Assurément, mais elles le sont bien davantage que beaucoup d'autres fonctionnant sur un type très monarchique. On est toujours plus ou moins démocratique et, en l'occurrence, le protestantisme l'est plus. Cette démocratisation, dont il est question ici, est du reste partie prenante d'une autre forme de simplification-démocratisation à laquelle a procédé la Réforme. Il s'agit de cette révolution culturelle considérable qui fut sienne, quand elle a désacralisé les personnes (sacerdoce universel), les lieux et les temps. Il ne s'agit pas de penser que le sacré n'existe plus, mais qu'il reflue intégralement en Dieu : « A Dieu seul la gloire » ! Face à Dieu, tous les croyants sont désormais sur le même plan d'égalité et aucune des séparations et des partitions complexes de ce monde entre le sacré et le profane n'existe plus, imposant privilèges et discriminations.

Il est très important de constater que, par exemple, dans les textes liturgiques de l'Eglise réformée de France pour la reconnaissance de ministère pastoral, il est bien spécifié que l'imposition des mains n'est pas le fait de seuls pasteurs, mais qu'y participent aussi et plus particulièrement des conseillers presbytéraux, hommes ou femmes. Imagine-t-on cela, à l'heure de l'ordination d'un prêtre, dans le catholicisme romain ? Cette fraternité, cette égalité entre chrétiens des Eglises protestantes, cette non supériorité des uns (les pasteurs) sur les autres, constituent, de manière fondamentale, une simplification qui exprime quelque chose de fort au sujet de la simplicité, de la dépossession de quelque pouvoir que ce soit du pasteur par rapport aux autres fidèles. Cela n'enlève rien à la spécificité de son ministère et à sa compétence professionnelle ; elles lui sont reconnues et doivent l'être. Mais cela colore et induit un certain type de collaboration, de relations très directes, dans la vie des paroisses protestantes.

D'aucuns se demanderont si la robe pastorale ne vient pas, hélas, cléricaliser ce que l'on prétendait décléricaliser. Il faut rappeler qu'elle n'est pas, à l'origine, un vêtement liturgique (ce qu'est une aube) ; Calvin, comme les professeurs de l'Académie (université) de Genève, la portait, par exemple, dans la rue. Elle signifie donc d'abord une compétence universitaire et désigne ainsi un grade. Cela rappelle que la Réforme a toujours exigé de ses pasteurs une formation universitaire et une grande compétence théologique. On peut aussi y voir la robe du prédicateur. Ce dernier, en chaire, s'efface ainsi (tous les prédicateurs ayant la même robe) pour faire entendre une Parole qui n'est pas fondamentalement sienne, mais celle de Dieu. Là encore, tous se retrouvent dans la commune condition d'enfants de Dieu où prédomine une égalité brisant les hiérarchies sociales et mondaines.

On ne saurait trop souligner alors l'importance exceptionnelle de la prière d'illumination prononcée avant la lecture de la Bible et la prédication. Cette in-vocation (étymologie latine) ou épi-clèse (étymologie grecque) demande à Dieu son Esprit pour nous faire entendre sa Parole à travers des mots si évidemment humains. La prière d'illumination nous dit que le culte, la lecture de la Bible et la prédication (ou le sacrement) ne sont ce qu'ils sont que par la grâce entièrement libre de Dieu et, en aucune façon, par le pouvoir d'un pasteur, aussi reconnu et digne serait-il. La robe pastorale exprime ainsi, de manière visible, ce que la prière d'illumination dit avec des mots quand elle déclare si magnifiquement en s'adressant à Dieu : « Fais taire en nous toute autre voix que la tienne ! » En prononçant une telle prière, le pasteur ne se distingue d'aucun de ses auditeurs et fait corps avec eux. Belle simplicité des fraternités devant Dieu, belle simplification (pour les réduire à néant) des hiérarchies ecclésiales ! Beau triomphe de la grâce souveraine de Dieu !

S'il fallait définir le pasteur par un mot, ne pourrait-on pas dire qu'il est essentiellement un traducteur ? Le mot paraît plus juste que celui d'interprète utilisé par Pierre-Luiggi Dubied (« Le pasteur : un interprète », Genève, Labor et Fides, 1990, plus particulièrement p. 96-97). La traduction implique en effet d'abord un travail objectif, technique, de grande rigueur scientifique, alors que l'interprétation, même si l'herméneutique obéit à des règles précises, est facilement comprise comme une entreprise trop immédiatement personnelle. Cela dit, la traduction appelle forcément un choix, donc une interprétation privilégiée parmi toutes les traductions possibles.

Traducteur, le pasteur l'est de trois manières différentes. D'abord, il doit conduire les uns et les autres, et lui en premier, à traduire l'Evangile en actes. On retrouve ici la dimension éthique du christianisme. La prière d'illumination, inspirée d'ailleurs par l'« Imitation de Jésus-Christ » ( ouvrage du XVe siècle, probablement écrit en latin par Tomas a Kempis) et dont une phrase a été citée plus haut (« Fais taire en nous toute autre voix que la tienne ! »), se poursuit ainsi en s'adressant à Dieu : « Et, de peur que nous ne trouvions notre condamnation dans ta Parole, entendue sans être reçue, connue sans être aimée, écoutée sans être mise en pratique, ouvre par ton Saint-Esprit nos esprits et nos coeurs à ta vérité. »

Ensuite, le pasteur sera un traducteur des gens à eux-mêmes, et cela à travers la relation d'aide, dans un accompagnement et un dialogue pastoral, dans des entretiens au c?ur de la visite pastorale. L'écoute première exige souvent, pour être bien maîtrisée, une formation, tant il est vrai que cette traduction-là aussi ne saurait se faire à la légère.

Mais enfin, bien entendu, le pasteur est avant tout un traducteur de la Bible. C'est d'ailleurs pour cela que les études de théologie l'obligent à un apprentissage poussé des langues bibliques, l'hébreu pour le premier Testament et le grec pour le Nouveau. Le traducteur de la Bible accomplit, plus particulièrement pour la prédication, tout un travail qui le tourne vers l'amont, une source première, des contextes divers et passés ; mais, simultanément, ce travail l'oriente aussi vers l'aval, les auditeurs d'aujourd'hui et cela par toute une entreprise d'actualisation. On pense ici à la belle maxime selon laquelle, c'est en allant vers la mer qu'un fleuve est fidèle à sa source. Les traductions de la Bible jalonnent l'histoire du protestantisme et expriment ce double mouvement. L'abandon de la Vulgate en latin, dès l'aurore de la Réforme, manifeste cette volonté de rendre à chacune et chacun un accès direct à la Bible. Traduire la Bible pour nos contemporains, c'est la rendre par conséquent accessible à tous, faire un effort immense pour la rendre compréhensible. Il y a là une tâche considérable de simplification, une fois encore. Cette entreprise, visant donc à une simplicité, à une certaine clarté, sera déprise de tout jargon. Un pasteur, voire un théologien incompréhensible, trahit sa vocation. C'est Alexandre Vinet qui, dans sa « Théologie pastorale », donnait ce conseil à ses étudiants en théologie : « Avez-vous un auditoire composé de quarante-neuf savants et d'un ignorant ? parlez pour cet ignorant. » (op. cit., p. 251) La parole de la prédication n'est pas simplement prononcée pour être dite, mais bien pour être entendue. Il y a dans la simplicité du langage un respect des autres, un souci d'être au service de tous, une manière d'écouter chacune et chacun pour se mettre à sa portée. Il est vrai que cette simplicité-là est « la vie sans phrases et sans mensonges, sans exagération, sans grandiloquence (...) la vie insignifiante (...) la vraie » (André Comte-Sponville, op.cit., p. 199), mais cette vie sans vaine prétention suppose une certaine confiance en soi. Nul besoin, en effet, de se faire mousser de manière très artificielle avec des mots savants, nul besoin de se cacher derrière un vocabulaire d'esbroufe, dont les complications et le patois de Canaan se refusent à la simple simplicité, a-t-on envie de dire.

Il ne faudrait pas que la simplicité de la prédication devienne une solution de facilité et une paresse. Il est, le plus souvent, beaucoup plus difficile d'être simple que compliqué. Simplifier correspond à une sorte de conquête et de travail long et patient, celui d'une épuration et d'un dépouillement. Seuls les vrais spécialistes, les vrais connaisseurs sont en mesure de vulgariser une pensée sans la déformer et l'appauvrir. C'est en labourant la Bible, que le pasteur saura, dans un travail théologique persévérant et de longue haleine, la traduire pour les uns et les autres. Ce n'est d'ailleurs pas parce qu'il est théologien qu'il fait des études bibliques, mais c'est parce qu'il fait ces dernières qu'il est et doit être un théologien. Avec la préparation de sa prédication, le pasteur voit sa table de travail se transformer en table de communion : communion avec Dieu, par la prière, mais aussi communion avec ceux auxquels il s'adressera, parce qu'ils sont présents à son coeur et son esprit à l'heure de cette traduction, pour eux et avec eux, de la Parole de Dieu. « Ora et labora ! » (« Prie et travaille ! »), dit la belle devise. Elle dégage l'essentiel de l'accessoire, elle vise la vie vraie, c'est-à-dire la vie simple.

haut de la page sommaire du N°

Conclusion

La notion de la simplicité occupe une place infime, voire inexistante, dans les ouvrages théologiques. C'est dans des livres de spiritualité qu'on la trouve le plus souvent mentionnée, encore que cela soit assez rarement. Certaines prédications, certains recueils de méditations religieuses ou morales, par exemple, lui accordent, en passant, une attention toute relative. On l'oppose à la duplicité, au manque de droiture et d'intégrité, on y voit une forme de sincérité et une pureté d'intention ; c'est dans ce dernier sens, d'ailleurs, qu'on se réfère alors au fameux texte de l'évangile de Matthieu où Jésus demande aux douze disciples d'être « simples comme les colombes » (10 : 16). Cela dit, ces textes relèvent de la spiritualité chrétienne en général et non, spécifiquement, d'une pensée protestante. Le mot d'humilité pourrait aussi parfois refléter quelque chose d'essentiel propre à la simplicité du c?ur et de l'esprit.

Proche de cette humilité, mais inscrite alors dans une dimension plus sociale que proprement ou exclusivement spirituelle, la simplicité est associée à l'esprit de pauvreté. On trouve cette manière de la comprendre dans la devise des Veilleurs : « Joie, simplicité, miséricorde ». Ce tiers-ordre laïque, comme Wilfred Monod caractérisait la communauté des Veilleurs, fut fondé par lui en 1923, mais à l'instigation pressante de son fils Théodore Monod. La simplicité devait là correspondre à un idéal social évangélique. Dans son autobiographie, Wilfred Monod note que c'est par honnêteté intellectuelle que la simplicité a été préférée dans cette devise à la pauvreté, dont il savait bien qu'elle serait trop souvent contredite par les faits. La simplicité devait là indiquer nettement une direction et marquer une orientation refusant une société matérialiste dominée par la quantité plus que par la qualité spirituelle de notre vie. Wilfred Monod pensait bien que la simplicité impliquait ainsi un certain nombre de renoncements et il affirmait : « L'esprit de simplicité sera, pratiquement, un esprit de simplification systématique, marqué par des retranchements qui ont valeur de symbole. » (Après la journée, Paris, Grasset, 1938, p. 329-330) La simplicité, dans une telle perspective, retrouve les chemins d'un christianisme pratique, d'un christianisme social, pour lequel l'éthique reste une voie privilégiée de la vérité chrétienne, comme cela a été longuement développé dans le présent article.

Quand il est question de simplicité en lien avec la réalité protestante en tant que telle, c'est quasiment toujours au sujet du culte, comme cela a été dit d'emblée dans l'Introduction. Des ouvrages d'auteurs aussi différents que Freddy Dürrleman, André-Numa Bertrand ou Jean-Jacques von Allmen ont déjà été cités à ce sujet. On pourrait ajouter là un exemple très significatif, celui d'André Gounelle dans son livre intitulé « Protestantisme » (Paris, Publisud, 1992, p. 97-98). André Gounelle, dans une section portant précisément sur le culte, discerne trois grandes règles qui marquent sa célébration ; à la liberté, mentionnée en troisième position, il ajoute, placée en seconde, la simplicité. Mais ce qui nous paraît très important à retenir, c'est qu'il évoque d'abord l'intelligibilité. On a vu, plus haut, que ces deux notions de simplicité et d'intelligibilité s'appelaient l'une l'autre. La suppression des offices en latin, le refus d'un langage obscur et réservé aux seuls initiés participent en effet de cette volonté où la simplicité et l'intelligibilité se conjuguent. Mais, et il convient de le noter fermement, cette exigence-là est bel et bien typiquement protestante. Lier la simplicité du culte à sa clarté correspond, d'autre part, à cette démocratisation, relevée précédemment. Dire l'Evangile dans le langage de tout le monde, c'est en effet le dire pour tous et si possible, sans exclure un seul des assistants, comme l'enseignait Alexandre Vinet insistant sur le fait que le prédicateur devait savoir parler à cet « ignorant » isolé dans un auditoire composé alors uniquement de « savants ». Il ne saurait y avoir, dans le culte protestant véritable, des paroles ou des gestes réservés à certains, devenant une sorte de privilège clérical dans le cadre d'une hiérarchie en parfaite contradiction avec le sacerdoce universel de tous les fidèles. On comprend alors comme décisive l'exigence d'une simplicité qui exprime, pour le protestantisme, infiniment davantage qu'une donnée purement extérieure et formelle. Quelque chose du protestantisme se joue bel et bien là. Cela est si vrai que Jean-Jacques von Allmen, comme on l'a vu, rattache la simplicité du culte protestant à l'affirmation du sola gratia et à un refus catégorique de toute propre justice. Paul Valéry écrit que « le vrai croyant n'a affaire qu'à Dieu, au regard duquel il n'est de subterfuges, d'escamotages, de combinaisons, de collusions, d'attitudes ni d'apparences qui comptent » (Degas Danse Dessin, - Folio Essais 323 - Paris, Gallimard, 1998, p. 13). Voilà une définition du croyant authentique que les partisans d'un « A Dieu seul la gloire ! » sans concession feront volontiers leur.

La simplicité est absente de l'immense majorité des traités de dogmatique et d'éthique, si ce n'est, dans un cas très particulier, pour affirmer la simplicité de Dieu. On exprime ainsi son absoluité, sa perfection, son unité également, puisque Dieu n'est pas, comme l'être humain, divisé d'avec lui-même et déchiré par le péché. C'était donc l'objectif du présent article : donner ou redonner à la simplicité, en perspective protestante, une place prépondérante et cela dans une réflexion proprement théologique.

Laurent Gagnebin

haut de la page sommaire du N°

Merci de soutenir Évangile & liberté en vous abonnant :)

 

 


Accueil

Pour s'abonner

Rédaction

Soumettre un article

Évangile & liberté

Courrier des lecteurs

Ouverture et actualité

Vos questions

Événements

Liens sur le www


Liste des numéros

Index des auteurs

Archives d'É&l

N° Suivant

N° Précédent


Vous pouvez nous écrire vos remarques, vos encouragements, vos questions