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Numéro 185 - Janvier 2005
( sommaire )

Cahier : La vie de Jésus : dialogue avec Renan

par Christian Amphoux

Tout n’est pas dit aujourd’hui sur la vie de Jésus, nous rappelle Christian Amphoux. Les textes bibliques se prêtent à plusieurs niveaux de lecture. Dans le Nouveau Testament, en particulier, une lecture littérale donne une description de la vie terrestre de Jésus mais un deuxième niveau de signification permet d’y voir une histoire de la vie de l’Église naissante, porte-parole du Jésus céleste : deux périodes d’une trentaine d’années, séparées par la résurrection, qui se superposent dans un texte unique.

Christian Amphoux, chercheur au CNRS, nous apporte ici une contribution originale et forte. Il a publié plusieurs ouvrages et il a été l’un des intervenants des émissions (diffusées par Arte) Corpus Christi (1997 et 1998) et L’origine du christianisme (2004), de G. Mordillat et J. Prieur.

L’époque de la parution de La Vie de Jésus de Renan est aussi l’apogée de la production d’une imagerie jésulâtre, souvent sulpicienne, qui connaît aujourd’hui encore de «beaux jours». Nous vous en proposons ici quelques exemples en illustration, du Sacré-Cœur de Jésus à Jesus-Christ Superstar en passant par Gustave Doré…

Un sujet énigmatique

La Vie de Jésus d’Ernest Renan (1863 ; 13e éd., 1867) a eu en France un retentissement considérable. Renan aborde le sujet en historien, avec une bibliographie surtout protestante et cédant volontiers à une vision romantique de l’histoire mondiale. Avec les évangiles comme source principale, il voit en Jésus un être réel qui lutte contre le cléricalisme juif au nom d’un humanisme laïc et universel. L’Église y verra une attaque indirecte contre elle et réagira vivement à ces propos parfois impertinents. On pourrait s’attendre, quelque cent quarante ans plus tard, à ce que la question de la vie de Jésus ait progressé. Mais l’énigme centrale demeure : quel lien existe-t-il entre le ministère de Jésus, banal en apparence, et le destin unique du personnage après sa mort ?

L’énigme de la vie de Jésus

Ernest Renan (préface de 1867)

Il a existé ; il était de Nazareth en Galilée. Il prêcha avec charme et laissa dans la mémoire de ses disciples des aphorismes qui s’y gravèrent profondément. Les deux principaux de ses disciples furent Céphas et Jean, fils de Zébédée. Il excita la haine des juifs orthodoxes, qui parvinrent à le faire mettre à mort par Pilate, alors procurateur de Judée. Il fut crucifié hors de la porte de la ville. On crut peu après qu’il était ressuscité […] En dehors de cela, le doute est permis (p. 25).

ÉtienneTrocmé (1997)

Jésus était un Juif de Palestine, il est né peu avant notre ère, il a surtout vécu en Galilée, il a été prédicateur populaire et guérisseur, il a été exécuté par crucifixion à Jérusalem, vers l’an 30 de notre ère (L’enfance du christianisme, p. 30).

Le problème de la vie de Jésus a d’abord été celui de son existence : il est aujourd’hui admis par tous que Jésus a bien existé. Mais qu’a fait ou été Jésus, pour qu’à sa mort on croie à sa résurrection ? Sa vie reste un mystère. Avec R. Bultmann, l’exégèse allemande a cherché une solution dans ses paroles : certaines remonteraient au temps de son ministère ; mais quels documents avons-nous pour décider des ipsissima verba ? La question est passée du Jésus de l’histoire au Christ de la théologie.

L’énigme du Jésus historique a rebondi aux alentours de l’an 2000, et n’a pas davantage trouvé de solution. Tout ce qu’on dit de Jésus en fait un être ordinaire, durant son ministère, et rend inexplicable que la foule ait cru à sa résurrection. Car le problème historique n’est pas qu’il soit ou non ressuscité, mais que les gens y aient cru. Qu’est-ce que Jésus avait de particulier, pour ses contemporains ?

Je présente ici les conclusions d’une nouvelle enquête, comportant une étude des manuscrits des évangiles et une reprise de la question de leurs sources, dans laquelle j’ai découvert un lien insolite entre Jésus et le temple de Jérusalem. Par ce lien, Jésus inquiète les autorités juives de son temps et il remplit d’espérance les foules qui sont venues l’écouter. Le personnage rompt avec la vision romantique du pauvre Galiléen, dont le père est artisan et doit travailler de ses mains pour vivre, qui s’entoure de pauvres gens comme lui, avec lesquels il va changer l’ordre du monde et bouleverser l’histoire des hommes. Je crois qu’on peut récrire l’histoire de Jésus, en distinguant cinq phases : la naissance ; le sillage de Jean le Baptiste ; la voie du martyre ; la mort et résurrection ; enfin, le ministère céleste, après la résurrection.

La naissance

Ernest Renan (chap. 2)

Jésus naquit à Nazareth […] Toute sa vie il fut désigné du nom de Nazaréen, et ce n’est que par un détour assez embarrassé qu’on réussit, dans sa légende, à le faire naître à Bethléem (p. 97-98). En note : Jésus n’était pas de la famille de David, voir ci-dessous p. 232. (Et p. 232 : La famille de David était, à ce qu’il semble, éteinte depuis longtemps […] Mais depuis la fin des Asmonéens, le rêve d’un descendant inconnu des anciens rois, qui vengerait la nation de ses ennemis, travaillait toutes les têtes.) […] Il sortit des gens du peuple. Son père Joseph et sa mère Marie étaient des gens de médiocre condition, des artisans vivant de leur travail (p. 99).

Les récits sur la naissance de Jésus sont des compositions tardives, mais elles n’en contiennent pas moins des éléments importants pour comprendre le personnage. Voici les principaux.

La date

Jésus est bien né à la fin du règne d’Hérode, soit avant –4, comme le dit Matthieu. Mais Luc lie cette naissance au recensement de Quirinius, qui a lieu en + 6 : cela s’explique parce que l’invention de l’état civil par les Romains date seulement de + 10, et qu’à partir de ce moment, la première trace administrative d’une personne est son acte de naissance ; mais pour Jésus, il s’agit du recensement de Quirinius. Jésus a donc été identifié, à un moment de sa vie, probablement son procès, par un extrait de ce recensement, dont la mémoire se serait autrement perdue. Et les deux événements, la naissance et le recensement, se sont ensuite confondus.

Le lieu

Les évangiles font naître Jésus à Bethléem, la ville de David, qui sert à l’évidence à faire de Jésus un messie royal. Or, Jésus porte, pendant sa vie, le nom de « Jésus de Nazareth » : Jésus est-il né à Nazareth, comme le pense Renan ? En réalité, le nom de Nazareth est plus fortement symbolique que Bethléem : le mot est formé sur la racine n-z-r qui est la notion centrale du Lévitique de « consécration », s’appliquant à tout le peuple juif, qui a vocation à devenir le peuple des prêtres des autres nations. En somme, le nom de Nazareth établit un lien entre Jésus et la fonction sacerdotale. D’autant que l’appartenance géographique, dans l’Antiquité, mentionne toujours une ville ou une région, pas un village. On aurait pu dire Jésus de Galilée ; mais on dit Jésus de Nazareth. La raison de ce nom n’est donc pas géographique, sa présence ne permet pas de dire que Jésus soit né à Nazareth.

En somme, nous ne savons pas où Jésus est né ; mais Bethléem le lie au messie royal, et Nazareth, au sacerdoce de Jérusalem.

La famille

Par Joseph, Jésus descend de David et des rois de Juda. Autrement dit, il est un laïc d’ascendance royale ; il a donc la faculté de devenir un jour roi des Juifs, puisque cette fonction, dans un passé lointain, a été dynastique. Cela veut dire que Jésus est susceptible, un jour, de prendre la place de la dynastie fondée par Hérode. Par sa mère, d’autre part, Jésus est apparenté à Jean le Baptiste, qui est prêtre de naissance, par son père ; et par ce lien, Jean et Jésus sont susceptibles de former un jour un début de lignée sacerdotale, autrement dit, de restaurer un sacerdoce à caractère dynastique. Le pouvoir est alors lié à des considérations de ce genre.

Ainsi, Hérode a beau épouser la fille du grand--prêtre du temple de Jérusalem, parce qu’il est Iduméen, c’est-à-dire descendant d’Esaü et non des Douze, il ne peut devenir grand-prêtre. Il crée donc une dynastie royale vassale de Rome et s’arroge le privilège de nommer le grand-prêtre, qui cesse alors d’être dynastique. Pour une partie du peuple juif, c’est une usurpation : le grand-prêtre doit être juif et dynastique, mais il n’est pas nécessaire qu’il soit prêtre de naissance, car tous les Juifs sont appelés à former un peuple de prêtres : Jésus, en ce sens, peut devenir prêtre « selon l’ordre de Melchisédeq » et non « selon l’ordre d’Aaron », comme le dit l’épître aux Hébreux (chap. 7). Et l’ascendance davidique lui ouvre la possibilité de cumuler les fonctions royale et sacerdotale.

Jésus ne descend pas plus de David qu’Hérode d’Esaü, mais la lignée existe et c’est elle qui détermine le destin des êtres. C’est un des enseignements que l’on peut retenir de la lecture de Flavius Josèphe (historien juif né en 37 apr.J.-C.). La situation de Jésus est déterminée par sa parenté avec Jean le Baptiste et son ascendance davidique. Lui-même ne deviendra pas le grand-prêtre du temple de Jérusalem. Mais, en 62, il sera question que Jacques le soit, Eusèbe rapporte à ce sujet plusieurs témoignages concordants (Hist. eccl. 2,23). Or, Jacques, fils de Joseph, a la même généalogie que Jésus : il n’est pas prêtre, mais il peut devenir grand-prêtre grâce à la lignée créée par Jean et Jésus.

Ainsi, les liens de Jésus avec les lieux et les personnages sont tissés pour faire de lui un chef potentiel, à la fois politique et religieux. Or, son aptitude à devenir roi a été retenue, mais celle de devenir le grand-prêtre de la religion a été oubliée. Si Jésus est susceptible d’être roi, les Romains ont intérêt à l’éliminer ; mais s’il est avant tout susceptible d’être grand-prêtre, il est un danger pour Hérode et son grand-prêtre, pas pour César. D’ailleurs, la vieille dynastie sacerdotale s’est toujours accommodée de la suzeraineté des rois perses, puis grecs d’Alexandrie et d’Antioche, jusqu’à la déposition d’Onias, en - 175. L’autorité romaine n’est pas menacée par la dynastie qui pourrait naître de Jean et de Jésus.

La lignée dynastique de Jean et Jésus a bien été constituée : les frères de Jésus (Mt 13,55 / Mc 6,3) portent les noms des dirigeants de la communauté de Jérusalem : Jacques, des années 40 à sa mort, vers 63 ; Simon, cousin de Jacques, de 71 à sa mort vers 110 ; et Jude, chassé de Jérusalem en 135 avec les autres Juifs. Mais cette lignée dynastique se réclame de la succession de Jésus, tandis que la succession apostolique remonte à Pierre : la première sera reléguée.

Jean le Baptiste

Ernest Renan (chap. 6)

Vers l’an 28, se répandit dans toute la Palestine la réputation d’un certain Iohanan ou Jean, jeune ascète plein de fougue et de passion. Jean était de race sacerdotale […] Dès son enfance, Jean fut nazir, c’est-à-dire assujetti par vœu à certaines abstinences (p. 144-145). Aux époques où il administrait le baptême, il se transportait aux bords du Jourdain […] Là, des foules considérables, surtout de la tribu de Juda, accouraient vers lui et se faisaient baptiser. En quelques mois, il devint ainsi un des hommes les plus influents de la Judée […] Le peuple le tenait pour un prophète […] D’autres le tenaient pour le Messie lui-même, quoiqu’il n’élevât pas une telle prétention. Les prêtres et les scribes, opposés à cette renaissance du prophétisme, et toujours ennemis des enthousiastes, le méprisaient (p. 148-149).

Gerd Theissen (1998)

Au centre de la prédication du Baptiste se trouve un rite de purification : le baptême en vue du pardon des péchés […] La proclamation du pardon des péchés par un baptême marque une défiance à l’égard du temple, puisque le temple offrait des sacrifices et des possibilités d’expiation… Des rites de purification s’y déroulaient (dans Jésus de Nazareth.Nouvelle approche d’une énigme, Collectif, p. 143).

C’est au cours des années 20 que Jean le Baptiste se met à prêcher et baptiser. Les potentialités des récits de naissance se mettent en place : par Jean, Jésus va se trouver mêlé à une nouvelle entreprise de réforme du judaïsme par restauration du sacerdoce légitime.

La prédication de Jean

Jean prêche la venue imminente du « royaume des cieux ». Pour s’y préparer, les gens demandent à Dieu le pardon de leurs péchés ; puis ils reçoivent le baptême, rite qui vient d’Égypte et qui est concurrent de ceux du temple, puisqu’il assure le pardon des péchés. Jean prépare son auditoire à une nouvelle légitimité qui se nourrit du discrédit de la dynastie hérodienne et de ses grands-prêtres.

Le royaume de Dieu annoncé et le messie attendu ne sont pas des abstractions. Comme d’autres avant lui, Jean met en place une réforme du sacerdoce : la venue du royaume signifie que le nouveau grand-prêtre légitime vient restaurer la justice et passer en jugement les uns et les autres, sur la base de la loi internationale jadis transmise à Noé (la loi noachique, voir encadré ci-dessous) et, par elle, administrer le culte qui a vocation à devenir universel. Le baptême deviendra le rite d’entrée pour tous, hommes et femmes. Le grand-prêtre fera reconnaître son dieu par les nations et il exercera sa royauté sur le peuple juif, destiné à la prêtrise.

La loi noachique

La rédaction finale de la Genèse a prévu les bases d’une législation universelle, pour le jour où le culte de Jérusalem serait reconnu comme celui du Dieu unique. Genèse 9,1-17 donne quatre principes : (1) la fécondité, sens de la sexualité ; (2) l’interdit de certaines viandes ; (3) l’interdit du meurtre ; (4) l’alliance exclusive avec Dieu, qui vaut interdit de l’idolâtrie. C’est Noé qui reçoit les prescriptions divines, d’où le nom de «loi noachique».

Le Décalogue (Ex 20) se structure sur trois interdits tirés de ces principes : l’idolâtrie, d’un côté, avec trois commandements à propos de Dieu ; le meurtre et l’adultère, de l’autre, avec six commandements pour les relations interhumaines ; au centre, entre ces deux groupes, le commandement sur le sabbat. La structure forme la proportion du simple au double.

Le Décret apostolique (Ac 15,20-29) reprend cette loi, d’abord avec les trois principes du Décalogue suivis de la règle d’or (texte occidental), puis avec la question des viandes interdites, mais sans la règle d’or (texte alexandrin

La mouvance apocalyptique

L’auditoire de Jean se rattache à une vaste mouvance dont font partie les esséniens et les partisans de l’ancienne dynastie sacerdotale écartée du temple en - 175 : c’est la mouvance dite apocalyptique. Ses membres ont en commun leur hostilité au grand--prêtre hérodien ; en même temps, ils se distinguent des pharisiens. La tripartition du judaïsme proposé par Josèphe distingue : (1) les esséniens, qui sont une partie de cette mouvance ; (2) les sadducéens, une aristocratie laïque alliée au sacerdoce hérodien ; (3) et les pharisiens, qui sont le courant le mieux organisé, portant un intérêt modéré au temple et à ses querelles de dynastie et faisant de la loi la base d’une législation en évolution constante, à travers les paroles de ses rabbins qui constituent la loi orale, laquelle finira par se substituer à la loi écrite.

Le baptême de Jésus

En l’an 28-29, la quinzième an-née de Tibère (Lc3,1), Jésus de-mande à recevoir le baptême des mains de Jean. De toute la vie de Jésus, c’est le seul événement daté : c’est donc lui qui rattache Jésus à l’histoire, plus que sa mort ou sa naissance. Or, le baptême de Jésus s’accompagne de deux signes : (1) la descente de la colombe ; (2) et la voix céleste qui proclame Jésus fils de Dieu.

L’image de « la descente de la colombe » est un jeu avec les deux noms propres du récit : descendre se dit en hébreu y-r-d, et le nom du Jourdain vient de ce verbe ; et la colombe se dit y-w-n-h, qui donne le nom de Jonas, lequel est anagramme en grec du nom de Jean (Iôna- / Iôan-). Ainsi, les deux noms propres du récit sont porteurs d’un message repris dans l’image de la colombe qui descend. Mais que dit ce message ? Jean et Jonas renvoient à un troisième nom, Onias, qui désigne le grand-prêtre légitime, déposé en - 175 ; et la descente exprime le mouvement du ciel vers la terre, par lequel Jésus est investi de la fonction dont Onias a été spolié. En d’autres termes, Jésus est investi comme le nouveau grand-prêtre légitime, qui doit rétablir au temple le sacerdoce disparu depuis quelque deux cents ans.

L’expression « fils de Dieu » s’applique à la filiation divine de Jésus à partir des récits de naissance ; mais auparavant, l’expression s’applique à la souveraineté et à la fonction religieuse suprême. Ainsi, le pharaon est « fils de Dieu ». Jésus se voit donc conférer un titre de souveraineté qui confirme sa fonction religieuse et contient également une dimension royale, s’appliquant au peuple juif. En somme, Jésus n’est pas encore entré dans la vie publique que déjà il n’est plus un simple individu, puisqu’il vient d’être investi pour prendre la place d’Hérode et de son grand-prêtre.

L’arrestation de Jean

La suite logique de ces deux signes est l’effacement de Jean. Hérode Antipas vit sans se soucier de la loi noachique, et Jean le dénonce, en l’accusant d’adultère : il veut épouser Hérodiade, qui est à la fois sa belle-sœur et sa nièce, son désir confine à l’inceste. Jean est arrêté. Puis Hérode est idolâtre, en s’engageant auprès de sa nièce Salomé, et il est meurtrier en faisant décapiter Jean dans sa prison. Les principes sont bafoués, Hérode est indigne d’exercer la fonction de roi des Juifs et plus encore de nommer le grand-prêtre du temple.

En frappant d’indignité Hérode, Jean prépare le chemin par lequel Jésus doit rétablir le sacerdoce dynastique au temple de Jérusalem. Dans un premier temps, Jésus lui sert de porte-parole, et tout porte à croire qu’il va suivre le chemin qui lui est tracé et qui ferait de lui, aux yeux des Romains, un simple factieux. Mais Jésus en décide autrement.

La voie du martyre

Après la mort de Jean

Ernest Renan (chap. 13)

Une pensée que Jésus emporta de Jérusalem, et qui dès à présent paraît chez lui enracinée, est qu’il ne faut songer à aucun pacte avec l’ancien culte juif. L’abolition des sacrifices qui lui avaient causé tant de dégoût, la suppression d’un sacerdoce impie et hautain, et, dans un sens général, l’abrogation de la Loi lui parurent d’une absolue nécessité […] Jésus, en d’autres termes, n’est plus juif. Il est révolutionnaire au plus haut degré ; il appelle tous les hommes à un culte fondé sur la seule qualité d’enfants de Dieu […] Ah ! Que nous sommes loin d’un Juda Gaulonite, d’un Matthias Margaloth, prêchant la révolution au nom de la Loi ! La religion de l’humanité, établie non sur le sang, mais sur le cœur, est fondée. Moïse est dépassé ; le temple n’a plus de raison d’être et est irrévocablement condamné (p. 222-223).

Après la mort de Jean, le projet de Jésus change, mais, n’en déplaise à Renan, il demeure sacerdotal. Dans la première phase, quand Jean est en prison, l’enseignement est tourné vers la loi (représentée par l’image de l’eau) ; puis, quand Jean meurt, Jésus envisage de combattre le sacerdoce hérodien en provoquant sa propre mort (représentée par la nouvelle image de la semence, qui doit mourir pour germer de nouveau et porter du fruit). Jésus change alors de stratégie : au lieu de la voie attendue de la conquête ou de la négociation avec Rome, Jésus choisit une voie qui lui vient de la tradition sacerdotale, celle de la soumission à Dieu qui passe par la domination de l’ennemi, voire l’élimination du juste : c’est la voie de la prédication de Jérémie, celle que vient de suivre Jean le Baptiste. Plutôt subir la violence que la commettre. Jésus met alors au courant ses disciples. Pour eux, le choc est brutal, car ils ne sont pas préparés à un tel choix. Ils ne comprennent pas. Et le projet n’est révélé à personne d’autre. Mais il fera école plus tard, chez les chefs des premières communautés.

L’entrée à Jérusalem

Ernest Renan (chap. 23)

Le lendemain (dimanche 9 nisan), Jésus descendit de Béthanie à Jérusalem […] Le bruit de son arrivée s’était répandu […] On lui amena une ânesse, suivie, selon l’usage, de son petit. Les Galiléens étendirent leurs plus beaux habits en guise de housse sur le dos de cette pauvre monture, et le firent asseoir dessus. D’autres, cependant, déployaient leurs vêtements sur la route et la jonchaient de rameaux verts. La foule qui précédait et suivait, en portant des palmes, criait : « Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » (p. 318-319).

Au printemps de l’an 30, montant à Jérusalem quelques jours avant la Pâque, Jésus trouve un moyen de faire avancer son martyre. Il entre dans la ville assis sur un âne et entouré de ses disciples. Pour la foule surprise, Jésus se présente à elle comme le roi messianique : Voici, ton roi vient, il est assis sur un âne, le petit d’une ânesse… (Zacharie 9,9). C’est le signe d’un changement prochain. Mais les grands-prêtres, inquiets de ce que Jean le Baptiste ait un successeur, en font une autre lecture : ils y voient le moyen d’accuser Jésus devant Pilate. Les bénédictions de Jacob à ses fils disent, en effet : Le sceptre ne s’écartera pas de Juda, ni le bâton de commandement d’entre ses pieds, jusqu’à ce que vienne celui auquel il appartient et à qui les peuples doivent obéissance. Lui qui attache son âne à la vigne et au cep le petit de son ânesse… (Gn 49,10-11). Jésus, en prenant le signe de l’âne, affirme en somme que les peuples lui doivent obéissance ; et par cette lecture, il n’est plus le rival d’Hérode, mais celui de César. L’image choisie est ambiguë, elle renvoie à deux textes et elle produit un double effet : la foule espère ; et les grands-prêtres croient pouvoir éliminer Jésus, en l’accusant devant Pilate de conspirer contre Rome.

La mort et la résurrection

Le procès et la mort

Ernest Renan (chap. 24)

La marche que les prêtres avaient résolu de suivre contre Jésus était très conforme au droit établi […] Les disciples de Jésus nous apprennent, en effet, que le crime reproché à leur maître était la « séduction », et, à part quelques minuties, fruit de l’imagination rabbinique, le récit des évangiles répond trait pour trait à la procédure décrite dans le Talmud […] L’autorité sacerdotale résidait tout entière de fait entre les main de Hanan. L’ordre d’arrestation venait probablement de lui (p. 330-331).

Charles Perrot (1993)

La date de la mort de Jésus fait actuellement l’objet d’un large consensus : Jésus est mort sous le préfet Ponce Pilate en l’an 30 de notre ère, et plus précisément le 7 avril […] À l’aide du calcul astronomique, il est possible de savoir quand un 14 de Nisan est tombé le vendredi… La date du 7 avril 30 est la plus probable ; celle du 3 avril 33 reste possible aussi (Jésus et l’histoire, p. 72).

Jésus est donc arrêté quelques jours plus tard par les Romains, puis traduit devant Pilate. À aucun moment, il n’a cherché à rencontrer Pilate ni à créer les conditions d’une négociation future. Son arrestation entre dans sa stratégie. Il est jugé comme un traître à l’égard du pouvoir romain, il n’a pas droit à un procès écrit et son supplice est la croix, réservée aux esclaves. La légalité de sa mort met un terme à l’entreprise de Jean ; et elle s’accompagne de signes qui visent à retirer tout espoir à la foule des sympathisants. Une mort ignominieuse ne peut être celle d’un élu de Dieu. Le doute doit donc s’emparer des adeptes : Jésus ne les a-t-il pas trompés ?

Les apparitions du ressuscité

Le calcul des grands-prêtres est déjoué par les premières apparitions de Jésus ressuscité, car le problème de la résurrection n’est pas tant de savoir si sa nature est historique ou théologique, que de comprendre pourquoi les gens y ont cru. Cette foi est un immense défi à l’autorité religieuse du moment. Parce que Jésus représente pour elle la médiation rétablie avec Dieu, la foule ne croit pas que sa mort soit définitive et adhère spontanément à l’idée qu’il est vivant. Bientôt, il sera de retour pour juger ceux qui l’ont éliminé.

Une logique nouvelle se met en place. Puisque Jésus est ressuscité, il est vivant, mais il est physiquement absent. Sa situation est donc analogue à celle de Jean, pendant son incarcération : il a besoin de porte-parole, non d’un successeur. Depuis le ciel, il opère la médiation enfin rétablie avec Dieu. Et son retour sur terre est attendu dans un délai fort court. En attendant, la foule se presse autour des disciples et fonde avec eux la première communauté chrétienne.

Le ministère céleste de Jésus

Ernest Renan (chap. 26)

La vie de Jésus, pour l’historien, finit avec son dernier soupir. Mais telle était la trace qu’il avait laissée dans le cœur de ses disciples et de quelques amies dévouées que, durant des semaines encore, il fut pour eux vivant et consolateur. Par qui son corps avait-il été enlevé ? Dans quelles conditions l’enthousiasme, toujours crédule, fit-il éclore l’ensemble de récits par lequel on établit la foi en la résurrection ? C’est ce que, faute de documents contradictoires, nous ignorerons à jamais. Disons cependant que la forte imagination de Marie de Magdala joua dans cette circonstance un rôle capital. Pouvoir divin de l’amour ! moments sacrés où la passion d’une hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité ! (p. 356).

À mon sens, pour les premiers témoins, la vie de Jésus ne s’est pas arrêtée à sa mort. Le récit du ministère continue dans certains épisodes, à un deuxième niveau de sens, qui n’est plus compris aujourd’hui, mais qui est encore accessible. Ces épisodes forment une première tradition narrative et racontent les événements de la génération qui suit la mort de Jésus, en présentant les acteurs comme guidés par le Jésus céleste.

Conclusion

Manifestement, tout n’est pas dit, aujourd’hui, sur la vie de Jésus. La lecture littérale, qui s’impose depuis le XVIe siècle, a fait perdre de vue le deuxième niveau de sens inscrit dans les principaux livres de la Bible et dont Origène précise qu’il existe aussi dans les évangiles. Puis, l’essor de la rationalité, à partir du XVIIIe siècle, rend opaque le langage des miracles : « Ôtez les miracles de l’évangile, écrira Rousseau, et toute la terre est aux pieds de Jésus Christ ». Et le XIXe siècle, en s’affranchissant du cléricalisme, verra Jésus, avec Renan, comme un humaniste laïc, en lutte contre le sacerdoce et non comme un réformateur du sacerdoce.

Né vers - 6 et mort en l’an 30, l’essentiel de la vie de Jésus se prépare pendant cette période, et ne se déroule qu’ensuite, pendant encore un peu plus de trente ans. Telle est, du moins, la vision de Jésus que me donne l’étude des premières éditions des évangiles à travers la tradition manuscrite, qui commence par une phase où le langage fonctionne à deux niveaux de sens, et qui se nourrit de deux traditions narratives, au lieu d’une généralement reconnue, pour les évangiles synoptiques. La résurrection est à la jonction des deux périodes de la vie de Jésus, la vie terrestre, où tout se met en place, et la vie céleste, où Jésus dirige ses porte-parole pour accomplir sa mission. Dans cette deuxième partie, la conversion de Paul prend la place centrale.

Pour ses contemporains, la mission de Jésus est double : rétablir le sacerdoce légitime et réunifier autour de lui le peuple divisé. Pour le sacerdoce, la mission s’accomplit : Jésus, après sa résurrection, devient le grand-prêtre légitime désormais céleste. Mais l’unité du peuple échoue, et la vie continue, avec deux, et bientôt trois monothéismes, qui interprètent chacun de plusieurs manières l’absence actuelle du messie. feuille

Christian Amphoux

Quelques références bibliographiques :

  • F. Bovon – P. Geoltrain (éd.), Écrits apocryphes chrétiens, vol. 1, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1997. Le vol. 2 est attendu.
  • R. E. Brown, Que sait-on du Nouveau Testament ?, trad. J. Mignon, Paris, Bayard, 2000. La meilleure introduction au NT du moment.
  • B. Ehrman – M. Holmes (ed.), The Text of the New Testament in Contemporary Research. Essays on the Status Quaestionis, Mél. B. M. Metzger, Studies and Documents 46, Grand Rapids (Mich.), Eerdmans, 1995. Un manuel collectif de critique textuelle.
  • D. Marguerat – E. Norelli – J.-M. Poffet (éd.), Jésus de Nazareth. Nouvelle approche d’une énigme, Le monde de la Bible 38, Genève, Labor et Fides, 1998. Indispensable sur le Jésus historique.
  • C. Perrot, Jésus et l’histoire, nouvelle éd., Paris, Desclée, 1993.
  • E. Trocmé, L’enfance du christianisme, Paris, Noêsis, 1998.
  • G. Vermes, Enquête sur l’identité de Jésus, trad. E. Billoteau, Paris, Bayard, 2003.

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