Pour ce numéro d’été,
nous avons abandonné les cahiers de réflexion théologique:
voici une nouvelle. Nous espérons qu’elle vous apportera
quelques moments de détente, sans éliminer le questionnement.
Hubert Auque est psychologue clinicien,
anthropologue, théologien protestant de formation. Il est
l’actuel président de l’AIEMPR (Association Internationale
d’Études Médico-Psychologiques et Religieuses),
qui tiendra son prochain congrès du 10 au 14 juillet 2006
à Strasbourg sur le thème «Violences et Religions».
Il vient de publier ce printemps deux romans: José (Joselito),
L’Harmattan (coll. Écritures), Paris 2005, réédition
du texte qui avait obtenu en Suisse le Prix Georges Nicole 1991.
Je vous écris de Salamanca,
L’Harmattan (coll. Écritures), Paris 2005
Sans doute en se rétablissant
pensa-t-il «j’ai failli m’étaler!» ou
«j’aurais pu me casser la gueule!» ou quelques expressions
dans ce genre, bien que dans les moments inattendus, brutaux, c’est
la langue d’origine qui repasse en premier: «Es hätte
mich fast hingeplättelt.» oder «ich wäre beinahe
auf die Schnauze gefallen.» Oui, c’est ce qu’a dû
marmonner Volker quand ses chaussures ont glissé sur le marbre
de la Comédie.
Certes, à Montpellier on n’est pas habitué à
marcher sous la pluie et sur le sol humide; les architectes-urbanistes
non plus, pensant depuis leurs bureaux d’études parisiens
que s’il pleut, c’est le déluge et qu’alors
personne n’ose s’aventurer dans les rues piétonnes
ou sur la place de la Comédie. Mais ce vendredi après-midi
de fin juin la pluie fine qui humectait le sol révélait
l’inadaptation de sa qualité et la méprise des
concepteurs.
Volker prévit lorsqu’il quitterait la place et pénétrerait
rue des Étuves de détourner le risque de chute en marchant
sur les pierres du caniveau central, mais en passant devant le Café
Riche, il eut envie de s’arrêter, de s’installer là,
à la terrasse, sur cette place qu’il ne verrait plus dans
peu de temps et qu’il venait peut-être de traverser pour
l’avant dernière fois.
Ce café, sans doute à cause de son nom lui était
toujours apparu comme le rendez-vous des bourgeois de la ville. En
s’approchant, il constata que si la terrasse était vaste,
l’intérieur était un large couloir de deux rangées
de tables occupées par des étudiantes et des étudiants
qu’il avait parfois côtoyés au campus. Il s’assit
seul en terrasse avec le sentiment étrange mais pas inconnu
d’un bilan qui se profilait, ou plutôt – car il n’aurait
pas aimé ce genre d’expression passe partout – d’un
moment où on opère une cassure dans le rythme établi,
et où on regarde le chemin parcouru: jusqu’où?
Volker vivait depuis trois années,
ici, à Montpellier; pour être plus exact, il achevait
en ce mois de juin sa troisième année d’études
commencées en octobre il y aura trois ans. Après ses
études secondaires conclues par l’Abitur puis son stage
social pendant son année diaconale il avait décidé
de planter sa tente, comme il disait, dans cette ville du rivage méditerranéen
et non ailleurs en France, une certaine logique l’ayant mené
ici à proximité des terres protestantes qu’il avait
connues quand ses parents venaient en vacances dans les Cévennes.
C’est depuis Los Rubios qu’il avait décidé
de -s’inscrire en faculté à Montpellier. Sans doute
le fait que son pasteur de Lörrach lui ait parlé des cinq
années de son ministère près de Nîmes l’avait
familiarisé supplémentairement avec cette région.
Pilar, à Los Rubios, avait aussi fréquemment évoqué
– et à ces moments-là elle usait d’un impeccable
français appris au lycée français de Barcelone
– ses voyages là-bas où elle allait, quand son
mari vivait, ranimer les liens entre le protestantisme français
et le protestantisme espagnol. Quand il fallut à la fin de
son année diaconale que Volker quitte le Centre Œcuménique
de Los Rubios, et la proximité de la mer, de Malaga, il ne
chercha guère une situation géographique similaire pour
commencer ses études en langues romanes: Montpellier s’imposa
à lui. Il aimait, même s’il n’usait que peu
de cet avantage, les commodités ferroviaires pour aller en
Espagne ou, via Mulhouse, à Lörrach chez ses parents.
Sous la pluie douce qui chantonnait
sur la bâche du Café Riche, devant la place inhabituellement
désertée, Volker convoquait ses souvenirs, les congédiait,
les gardait ou les rejetait au gré de ce moment paisible qu’il
venait de s’octroyer. Finalement, il eut envie de tenir en main
tour à tour les sept livres qu’il venait d’acheter
à la librairie Sauramps. Ce geste de possession, il l’accomplissait
rituellement chaque semaine un peu plus tard quand il rentrait chez
lui après avoir quitté le vieux. Il aimait saisir la
couverture, comparer les différentes jaquettes, jeter un œil
sur la table des matières; ce n’est qu’après
ces passages en mains que les livres pouvaient pour une semaine s’empiler
sur la table de chevet avant que sept autres viennent les remplacer
la semaine suivante. Plongeant ses doigts dans le sac plastique, il
tira donc au hasard un des romans: Le vieux qui aimait lire des romans
d’amour. Confus, honteux presque, il laissa tomber le livre dans
le sac sans vraiment le prendre en main. Qu’allait-il dire au
vieux, à son vieux? Peut-être pourrait-il traduire le
titre autrement? Non, et le titre original Un viejo que leía
novelas de amor, mis à part l’article indéfini
précédent vieux, devenu article défini dans la
traduction, ne lui apportait aucune aide pour éliminer le mot
amour. Pourtant, rien de plus facile puisque le vieux étant
aveugle ne pouvait vérifier, il n’y avait qu’à
inventer un autre titre. Or Volker dès le début de son
travail chez le vieux s’était imposé de ne pas
le tromper. C’est ce qu’il se disait, en honnête homme
qu’il tenait à apparaître à lui-même.
En fait le vieux avait organisé un plan de «collaboration
de travail», comme il était écrit, très
strict, dans lequel Volker s’était installé, en
rajoutant presque sur la minutie du cadre: «Vous achèterez
chaque semaine sept romans, vous en choisirez un seul que vous lirez
ici tous les soirs de la semaine, sauf samedi, dimanche et vacances
– en été un seul mois de vacances – à
partir de 17 heures. Vous calculerez l’heure où vous terminerez
chaque soir de la semaine au prorata des pages. Vous devrez lire en
français. Vous achèterez les sept livres le vendredi
à la librairie Sauramps où j’ai ouvert un compte;
vous me lirez les titres mais c’est vous qui après avoir
samedi, dimanche et lundi lu chez vous les sept livres, sélectionnerez
celui que vous me lirez ici tous les soirs de la semaine.» Et
le contrat – car le texte avait la tenue d’un contrat –
se terminait par cette phrase en lettres capitales: «VOUS NE
DEVEZ PAS LIRE DES ROMANS D’ AMOUR, JAMAIS.»
Lors de la première rencontre, le vieux avait tendu ce papier
à Volker et depuis ne s’était pas montré
disert: «– Bonjour, Monsieur – Bonjour, Monsieur;
– Au revoir, Monsieur – Au revoir, Monsieur.» Ce fut
cela pendant un an, quarante trois semaines, quarante trois fois:
«– Bonjour, Monsieur – Bonjour, Monsieur; – Au
revoir, Monsieur – Au revoir, Monsieur.» Puis un jour le
vieux dit: «Puis-je vous demander… votre prénom?
– Volker!»
Aujourd’hui, dans une heure, quand Volker aura quitté
le Café Riche, qu’il sera arrivé chez le vieux,
avant de repartir, de sortir de l’immeuble rue du Cheval vert,
défilera dans sa mémoire, parmi tant d’autres le
moment où le vieux l’a entendu dire son prénom:
Volker. On aurait pu croire un visage neutre, sans expression, une
sorte d’indifférence, et pourtant Volker avait perçu
derrière cette façade immuable une tension extrême.
Il l’avait alors mise au rang de ses projections car parfois,
chez des personnes âgées, se présenter comme Allemand
provoquait un a priori négatif, un mouvement de recul. Le vieux,
lui, avait attendu quelques secondes, puis avait dit: «Allemand?
– Oui, avait répondu Volker, du Bad, je viens de Lörrach»
tout en s’apercevant qu’il en avait dit plus que l’autre
lui en demandait. Le vieux avait alors prononcé hâtivement:
«À moi, vous direz: François!» Rien n’avait
changé pendant les deux années suivantes: «Bonjour,
Monsieur» c’était transformé en «Bonjour,
Volker» et le «Bonjour, Monsieur» en «Bonjour,
François». Tout au plus le vendredi soir, Volker rajoutait:
«À lundi!»; «À lundi!» disait
le vieux.
Aujourd’hui, dans une heure, Volker pourra se dire qu’il
n’avait jamais entendu une phrase complète prononcée
par le vieux, qu’il a cru qu’il lisait des romans à
un vieil aveugle français dont une seule chose l’intriguait:
pourquoi le vieux ne voulait pas entendre des romans d’amour?
Volker ne se posait aucune autre question. Le contrat avait valeur
d’interdit. On exécute. Volker exécutait recto
tono comme on le lui avait demandé et donnait l’image
d’un franco-germain sérieux et peu démonstratif
quant à ses sentiments. Ce n’est qu’en passant la
frontière au Perthus qu’il osait une expression autre.
Pris sans doute dans la verve chaleureuse outre Pyrénées,
il agissait de même. Une fois, il avait passé quelques
jours à Sant Martí de Empúries avec Cécile;
celle-ci lui avait dit à plusieurs reprises: «Je ne te
reconnais pas!» ou encore «Tu n’es pas le même
Volker!» et il s’était demandé sans risquer
un pourquoi, lequel elle préférait. Il était
ainsi, Volker: il ne posait pas de question et cela convenait parfaitement
au vieux. Une seule fois il eut envie d’interroger Marthe, la
femme qui ouvrait la porte, le faisait entrer puis deux ou trois heures
après le raccompagnait: le vieux est-il vraiment aveugle? Derrière
de petites lunettes cerclées d’acier, le vieux ne cachait
pas ses yeux bleus très clairs; si le regard était peu
animé, il n’était pas non plus figé. Devenu
aveugle il y a peu s’était dit Volker! Mais le doute s’était
infiltré. Il ne parvint jamais à interroger Marthe pendant
le bref moment où elle ouvrait la porte de l’appartement
puis celle du salon où soir après soir il trouvait le
vieux installé dans le même fauteuil tournant le dos
à la fenêtre. L’hiver une lampe orientable était
placée à côté du fauteuil de Volker: le
vieux, lui, restait dans l’ombre.
Aujourd’hui, dans une heure, Volker réalisera que Marthe
ne lui a jamais parlé, pas même «Bonjour, Monsieur»
ni «Au revoir, Monsieur», il savait seulement qu’elle
devait s’appeler Marthe puisque le vieux lors de la première
rencontre avait tendu la main vers elle en disant «Marthe».
Cette même attitude de non-questionnement jalonnait les passages
à la librairie Sauramps: on le saluait, on enregistrait les
commandes, les achats; personne n’avait engagé la conversation
sur ce tiers, le vieux. Au début, quand Volker dû dire
qu’un compte était ouvert au nom de Volker Bürger,
il s’était arrêté avant de dire: «Je
viens de la part de…», en constatant qu’il ne connaissait
pas le nom du vieux. Sur la sonnette était seulement inscrit:
2e étage, et sur l’affiche punaisée sous «offre
d’emploi», au campus Paul Valéry, il y avait marqué:
«Aveugle cherche pour lecture journalière lecteur étudiant.
S’adresser 33, rue du Cheval-vert, 2e étage.» L’absence
de nom n’avait pas retenu l’attention de Volker. C’est
plutôt le masculin lecteur qu’il avait noté comme
n’étant pas suivi ou précédé de lectrice
et qui venait en synonyme de liseur.
Après avoir accepté ce cadre rigide et plat, il s’était
installé dans ce rôle où le rythme prévaut.
Qu’il n’y ait aucun commentaire, aucun échange sur
les livres lus, aurait pu le navrer, le lasser. La fidélité
du vieux à laquelle il répondait par sa propre fidélité
lui suffisait: il pouvait gratuitement obtenir sept livres par semaine
et était confortablement payé pour les 10 ou 15 heures
de lecture ce qui lui permettait de régler sa chambre et ses
repas au restaurant universitaire, son abonnement aux transports en
commun de la ville, et avec la bourse qu’il recevait aller aux
spectacles, acheter ses billets de train et aussi les livres pour
ses études quand il ne les trouvait pas à la bibliothèque.
Il savait parfaitement qu’aucun travail ne lui permettrait de
tels avantages. D’autres auraient pu être dégoûtés
par ces lectures obligées, lui voyait un bénéfice
secondaire à ce contrat: s’habituer à lire, à
parler à voix haute. Parfois, souvent même, un texte
parcouru chez lui et lu chez le vieux, prenait un autre relief, une
autre intensité.
Au début, il n’avait su comment aborder l’interdit
écrit en lettres capitales: il était quasiment impossible
de trouver un livre où le mot amour ne soit pas écrit,
où une rencontre amoureuse n’existe pas. Puisque l’amour
est source de la vie et y occupe à des degrés divers,
et avec plus ou moins de bonheur, une place dominante: comment un
écrivain pourrait-il éviter de l’évoquer?
Tout d’abord, il chercha à respecter parfaitement l’interdit;
il commença donc par La leçon d’Allemand de Siegfried
Lenz qu’il eut la surprise de découvrir en traduction
française. Aujourd’hui, dans une heure Volker en repensant
à ce premier choix, se dira que si consciemment il ignorait
l’origine du vieux, son inconscient savait. Il poursuivit par
l’Épervier de Maheux qu’il avait lu pendant un séjour
en terre cévenole et qu’il avait commandé pour
le vieux chez Sauramps. Finalement, il resta indécis: on pouvait
trouver un thème amoureux sous jacent chez un romancier qui
donne l’apparence de se désintéresser de la chose;
a contrario les romans d’amour ne faisaient que maltraiter le
sujet. Pour en savoir plus sur le souhait du vieux, il eut suffit
de lui poser la question mais Volker, on l’aura compris, s’était
en quelque sorte par mimétisme adapté à la situation
imposée: il avait introjecté l’interdit! En conséquence,
il avait lui-même appliqué la phrase capitale en éliminant
les romans eau de rose, que de toute façon il exécrait,
et les romans où le mot amour figurait dans le titre. Les Hiroshima,
mon amour, L’amant, Moderato Cantabile et bien d’autres
de Duras ne furent jamais proposés mais Volker avait un souci
pédagogique qui sans doute donnait un autre sens à son
action que le gain financier: il tenait à parcourir la littérature
ancienne et contemporaine, française et internationale de manière
éclectique, ce dont il profitait lui-même pour contrer
sa tendance, à l’instar de tout lecteur, de toute lectrice,
à avoir des choix limités et complaisants. En vertu
de ce principe, il voulut lire au vieux un texte de Duras et c’est
alors qu’il découvrit que l’amour tu, non exposé,
est sans doute le plus vif. Le camion, le Vice-consul en était
un exemple. Le vieux ne disant jamais un mot, Volker finit par penser
que ce qu’il ne voulait pas entendre, c’était les
romans fleurettes. Peu à peu, Volker relâcha l’interdit,
et si une histoire d’amour n’était pas dominante
dans le récit, il oserait lire le roman. Parfois, le choix
de Volker parmi les sept livres était fait à l’avance:
il suffisait alors d’acheter six autres livres que celui qu’il
lirait la semaine suivante. Quand, à travers un roman, Volker
aimait écriture et thème d’un auteur, il cherchait
alors à lire tous les écrits du même auteur; il
garda cette attitude dans ses choix de lecture à l’adresse
du vieux. Ainsi, plusieurs semaines furent consacrées à
Pavese, d’autres à Maalouf, d’autres à cet
auteur Allemand, Peter Härtling, qu’il appréciait
particulièrement et dont il louait la qualité de la
traduction, modèle du genre. Aujourd’hui, dans une heure,
Volker se rappellera que lorsqu’il avait lu l’hommage d’Härtling
à Bozena, la secrétaire de son père, perdue dans
la tourmente de l’après nazisme communiste, le vieux cette
semaine-là remuait beaucoup dans son fauteuil, fermant en forme
de poings ses mains habituellement posées immuables sur les
accoudoirs du fauteuil. C’est d’ailleurs à partir
de la lecture de ce livre que Volker se mit à observer, quand
il le pouvait grâce à une ponctuation nécessitant
une pose soutenue, les attitudes corporelles du vieux. Même
si celui-ci présentait toujours le même visage de cire,
Volker devenait sensible à une ride qu’il n’avait
pas remarquée un moment avant, la position d’un doigt,
une épaule plus ou moins avancée… Mais curieusement,
ce qui était le plus expressif dans le corps du vieux était
au centre de son visage: son regard. Aujourd’hui, dans une heure,
Volker se dira: le vieux luttait pour que je ne voie rien dans son
regard! Mais il avait fini par voir. Et pourtant, ce qu’il avait
vu n’avait valeur de rien dès lors qu’il n’avait
pu rien en faire en l’associant à des mots. Le faible
langage corporel était voué à se perdre. Aujourd’hui,
dans une heure, Volker se dira encore que le vieux s’était
camisolé deux à trois heures chaque jour. Il ne saura
jamais pourquoi.
La pluie qui semblait installée
pour durer cessa subitement, et avec l’aide du vent le ciel redevint
méditerranéen. Sur l’horloge de la Comédie,
Volker vit qu’il était 17 heures. Jamais depuis trois
ans, il n’avait accepté d’avoir une minute de retard
mais aujourd’hui il venait de s’autoriser cette entorse
et il allait décider de s’en autoriser une autre: parmi
les sept livres proposés, il ne retirerait pas Le vieux qui
lisait des romans d’amour; il allait comme chaque vendredi commencer
en disant: Je viens de la librairie Sauramps et aujourd’hui j’ai
acheté deux livres de Philippe Ségur, deux de Hubert
Auque et trois de Luis Sepúlveda; il énoncerait les
titres et pour que l’effet soit plus vif, il terminerait par
Le vieux qui lisait des romans d’amour. Il ne savait pas encore
si pour cette ultime semaine, il oserait passer outre l’interdit.
C’est vers 19 heures, le livre de la semaine étant court,
quand il aurait fini non pas le dernier roman de Laurent Gaudé,
celui qui a été primé au Goncourt des Lycéens,
La mort du roi Tsongor, mais son premier, Cri, qu’il dirait au
vieux que la semaine prochaine sera la dernière semaine de
lecture pas seulement avant les vacances mais pour toujours, qu’il
allait partir de Montpellier, qu’il vivrait l’an prochain
à… Mais pourquoi donc être si loquace? Il n’y
aurait qu’à dire le strict minimum comme d’habitude,
puis il se lèverait, dirait: «Au revoir, François,
à lundi!» Et à la porte: «Au revoir, Madame,
à lundi!» Et il s’en irait rejoindre Cécile
à la plage pour la meilleure heure à cette saison: 20
heures.
Avec dix minutes de retard, il tourna à l’angle des
rues du Faubourg-de-la-Saunerie et du Cheval-vert. Il eut alors un
sentiment étrange, un peu similaire à celui occasionné
par la glissade suivie d’un prompt rétablissement. Il
sonna à la porte cochère, s’annonça et comme
d’habitude, depuis le deuxième étage, Marthe déclencha
l’ouverture automatique. Il gravit avec la même cadence
plutôt lente malgré son retard, les marches de marbre
gris, regarda un peu mieux que d’habitude l’imposante cage
d’escalier et sonna à la porte du deuxième étage.
Marthe ouvrit: «Bonjour, Madame!» Tout comme d’habitude.
Non, elle ne tendit pas la main vers la porte du salon. Elle resta
droite, maigre, sèche, enfermée dans ses vêtements
si bien adaptés à elle que Volker eut été
incapable de les décrire. Elle semblait attendre. Ce fut lui
qui finalement prit l’initiative d’aller vers la porte du
salon. Quand sa main se posa sur la poignée de porcelaine,
il y eut au même moment un cri net, cinglant: «Nein!»
Médusé, Volker la regardait sans comprendre. Après
un long soupir, Marthe reprit son souffle pour dire dans une phrase
brève: «Franz ist tot.» Volker rapidement constata
qu’il devait faire face à trois nouvelles en une: –Le
vieux était mort, –il s’appelait Franz, il était
Allemand, –Marthe qui devait s’appeler Martha était
aussi Allemande.
Et lui, il était là, Volker, figé dans ce hall
d’appartement, retenant une dernière fois tout ce qui
risquait de se répandre: un flot de questions. Martha ne lui
en laissa pas le temps. Elle poursuivit en allemand, l’invitant
à entrer dans la bibliothèque, le corps du vieux étant
dans le salon, et à attendre qu’elle lui porte l’habituel
verre d’eau. Sans penser à l’inutilité de
la chose, Volker se laissa mener jusqu’à la pièce
voisine du salon, celle qui, il allait le découvrir, servait
de bibliothèque. Là, à peine entré, il
ne vit rien; il restait debout se disant que pour supporter ces inattendus,
il devait s’accrocher à du concret, du précis:
il pensa à Cécile, à son amour pour elle, à
la plage où tout à l’heure leurs corps vivants,
désirants, rouleraient dans la sable jusqu’à la
mer. Bon, le vieux était mort mais de toute façon il
ne devait plus le voir que six fois: là n’était
pas la nouvelle principale. Il pouvait enfin laisser éclore
les questions qu’il avait tues: que faisaient à Montpellier
ces deux Allemands qui ne semblaient pas parler français? Martha
qu’il avait prise pour l’employée de maison était-elle
la compagne du vieux? Volker quand il assit son corps, se mit enfin
à regarder la pièce où il se trouvait, aussi
cossue et imposante que la cage d’escalier et que le salon. Les
murs étaient couverts de livres; seules les deux fenêtres,
la double porte de communication avec le salon et celle donnant sur
l’entrée principale, permettaient un espace entre mille
et mille livres: tous avaient été recouverts et reliés
dans la même couleur, la même peau, mono teinte, comme
tout le reste, à commencer par les vêtements de Martha
pensa Volker au moment où celle-ci entrait avec le verre d’eau.
Il voulut lui dire que puisqu’il ne lisait pas ce soir, ce verre…
Mais Martha était déjà sortie, refermant la porte
vers le hall derrière elle.
Elle veut me dire quelque chose qu’elle ne dira pas pensa Volker
qui comprit qu’il devait accepter que dans ce lieu où
la parole ne passe pas, seuls les objets renseignent.
Sans bruit venant de l’extérieur ni de l’intérieur,
Volker était le seul vivant dans ce cube calfeutré.
Je suis dans une catacombe se dit-il en se levant brusquement pour
s’en échapper. En allant vers la porte, il constata qu’aucun
auteur, aucun titre n’était gravé sur le cuir;
les rayons étaient numérotés et les volumes limités
à vingt par étagères. Volker approcha sa main
d’un des livres pour voir à l’intérieur quel
type de littérature et quelle langue cachait la peau de chagrin.
Allait-il découvrir que le vieux lisait beaucoup de romans
d’amour en allemand? Martha ne lui en laissa pas le temps: «Ihr
Briefumschlag», dit-elle en lui remettant l’enveloppe correspondant
à son mois de lecture. C’est alors, s’approchant
du hall, que Volker voulut rassembler les questions qu’il s’apprêtait
à poser à Martha; les unes et les autres se bousculaient,
s’entremêlaient comme une course sans ordre ou chacun,
chacune, veut passer en premier; il tenta d’organiser ce qu’il
projetait de dire: François, ah non Franz était-il aveugle?
Comment était-il mort? Était-il Allemand, Autrichien?
Que faisait-il en France? Depuis quand y vivait-il? Pourquoi ne parlait-il
pas français ni allemand? Et elle? Mais il n’y avait que
ce remous provoqué par les questions et les réponses
imaginaires qui venaient conjointement se frayer un chemin devançant
d’autres questions: le vieux avait-il été meurtri
par une histoire d’amour? Banal pensa Volker qui néanmoins
n’en avait pas l’expérience… Avait-il quitté
l’Allemagne étant recherché comme ancien nazi?
Depuis le temps, il aurait mieux parlé le français.
Pourquoi ne voulait-il utiliser du langage que le strict minimum?
Dans cet instant pourtant très bref entre la porte de la
bibliothèque et celle donnant sur l’extérieur il
n’y avait pas que ces questions non dites et les fausses réponses
entraînant de nouvelles questions. Des sentiments contradictoires
prirent aussi place: tout cela me dégoûte, je me suis
fait avoir… qui s’opposait à: peut-être le
vieux n’avait rien d’autre pour rêver, pour s’aimer
lui-même que mes lectures, que ma voix?
Volker mit l’enveloppe dans sa poche en sentant une épaisseur
inhabituelle et ne sut toujours pas à cet ultime moment quelle
question émettre en premier. Martha était devant lui,
tenant d’une main la porte de sortie, de l’autre son index
devant sa bouche avec pour la première fois un léger
sourire.
Volker passa la porte sans un mot, sans un serrement de mains, n’eut
pas la moindre attention pour l’escalier, ni pour la rue du Cheval
vert; il avançait sans pensée: un seul but, retrouver
la table quittée un quart d’heure avant à la terrasse
du Café Riche. Il eut envie de téléphoner à
Cécile, préféra attendre le rendez-vous qu’ils
s’étaient fixés. Il fallait d’abord assimiler
qu’un ordre a basculé pendant ce quart d’heure. Il
retrouva sa place, s’assit et avant de se détendre dans
un profond soupir, il ouvrit l’enveloppe, prit les cent cinquante
euros de la semaine en dépliant la feuille qui les enveloppaient.
Une main sans doute tremblante avait écrit: Chacun de nous
est un mystère pour l’autre, tout autre est un mystère
pour chacun de nous. Au dessous, on voyait les traces d’une autre
ligne sur laquelle la gomme n’avait pu éliminer l’empreinte
dans le papier. Volker passa la mine de son crayon dessus dégageant
entre le gris du graphite les lettres blanches qui disaient: Dieu
seul sait. Franz n’avait donc pas souhaité ce rajout à
sa phrase. Et voilà qu’une nouvelle interrogation venait
se poser.
Volker relut, oublia le rajout et partit à la plage vivre
son histoire d’amour avec Cécile.