François Cheng
écrit que « la beauté est toujours un advenir, un
avènement, pour ne pas dire une épiphanie et plus concrètement
un apparaître-là ». Cette présentation
de la beauté ne correspond-elle pas à celle du Royaume
de Dieu tel quaurait pu le décrire Albert Schweitzer, peut-être
parce que la beauté tout comme le Royaume de Dieu relève
de labsolu, de linsaisissable, de la transcendance ? Ainsi,
il me semble quon peut lire les propos de François Cheng
sur la beauté comme une méditation sur la vie, sur Dieu.
De plus, cet écrivain chinois passionné par la culture
de la vieille Europe, perçoit dans une uvre dart
la touche délicate à la fois du qui-yun le souffle
rythmique et du shen-yun la résonance divine ,
deux termes qui, associés, rappellent le rouha hébreu
ou le pneuma grec le souffle, lesprit mais aussi linspiration
et linspiration est à la fois la source des uvres
dart et source divine elle-même. Ces termes grec ou hébreu
figurent dans Ez 37,14 « je mettrai mon souffle en vous pour que
vous viviez », dans Ap 11,11 « un souffle de vie, venu de
Dieu, entra en eux », tout comme dans 2 R 19,7 « sous mon
inspiration, il [le roi Ézékias] retournera dans son pays
». La beauté est un reflet de la source divine perceptible
dans un paysage, dans une fleur, dans une uvre dart, chez
une personne. Cette perception se situe quasiment toujours dans un moment
très privilégié, éphémère,
furtif, tout à fait subjectif, un kairos (moment propice) où
une relation profonde sétablit entre le sujet de la beauté
et lobservateur, tout comme cette relation peut sétablir
entre le croyant et linfini divin.
En clair, on pourrait trouver une analogie entre la relation
au beau et la relation à Dieu : un lien, terme fondamental dans
une vie, peut-être plus fondamental que le sens dune vie,
comme le suggère Régis Debray. François Cheng exprime
en dautres termes cette intuition : « La vraie transcendance
est dans lentre. » La beauté est dans « lentre
» par exemple entre luvre dart et lobservateur
et Jésus déclare aussi à ces disciples en
Mt 18,20 : « Car, là où deux ou trois se trouvent
réunis, je suis au milieu deux. »
Le Royaume de Dieu, lui qui est dans « lapparaître-là
», ne se conçoit-il pas surtout dans « lentre
», dans la relation profonde entre Dieu et les hommes et entre
les hommes entre eux, comme nous invite à le méditer François
Cheng : « La beauté implique un entrecroisement, une rencontre
entre les éléments qui constituent une beauté,
entre cette beauté présente et le regard qui la capte.
De cette rencontre, si elle est en profondeur, naît quelque chose
dautre, une révélation, une transfiguration, tel
un tableau de Cézanne né de la rencontre du peintre avec
la Sainte-Victoire. [
] Dans lamour comme dans la beauté,
tout vrai regard est un regard croisé. Dans une authentique expérience
damour et de beauté, toute créature nest-elle
pas élevée à la dignité du créateur,
tant il est vrai que les regards échangés font naître
lun et lautre, et les font être. »
Lart est une création qui aide à
rejoindre Dieu.