Dans une conception
polythéiste, où le sort de lunivers dépend
des agissements dune multitude de divinités, lirruption
du mal et de la souffrance peut être attribuée à
des divinités maléfiques quil sagit pour lhomme
dapaiser. Pourtant la Bible hébraïque, en tant que
fondement du judaïsme et du christianisme, affirme clairement que
le Dieu dIsraël est lunique Dieu, créateur du
ciel et de la terre.
À partir dune telle affirmation monothéiste
la question du mal se pose avec une grande acuité. Le Dieu unique
et tout-puissant peut-il être à lorigine du mal ?
Mais dans ce cas, comment peut-il être le Dieu qui veut le bonheur
et lépanouissement de toute sa création ? Ou alors,
Dieu na pas voulu le mal ; mais dans ce cas comment peut-il être
le Dieu souverain et tout-puissant ?
Lautonomie du mal par rapport à Dieu est
affirmée dans plusieurs courants du judaïsme, et ceci notamment
par la figure du satan. Le substantif satan peut se traduire par «
attaquant » ou « adversaire ». Le terme peut désigner
dabord un adversaire humain, mais Satan devient ensuite le titre
donné à lagent provocateur de la cour céleste.
Dans le prologue du livre de Job, tel que nous le lisons maintenant,
les souffrances de Job sont expliquées comme résultant
dun pari entre Dieu et le satan. La même tendance à
autonomiser le mal est perceptible dans la version des Chroniques qui
raconte le recensement entrepris par David, provoquant une punition
divine. Le récit premier, en 2 Samuel 24, souvre ainsi
: « La colère de Yhwh senflamma encore contre les
Israélites et il excita David contre eux. » Lauteur
des Chroniques, qui donne une nouvelle version de la même histoire,
a radicalement changé son ouverture : « Satan se dressa
contre Israël et il incita David à dénombrer Israël.
» (1 Ch 21,1) Il est difficile de dire si Satan est ici compris
comme le vis-à-vis négatif de Dieu ou plutôt comme
une sorte de figure de la colère divine. Linsistance sur
Satan comme protagoniste du mal induit néanmoins une tendance
vers un dualisme où le mal apparaît comme virtuellement
aussi puissant que le Dieu créateur du bien. Cette vision nexiste
pas dans la Bible hébraïque. Elle se fait par contre de
plus en plus jour dans certains courants du judaïsme des époques
hellénistique et romaine, et trouve peut-être son origine
dans le dualisme du zoroastrisme. On peut imaginer que certains intellectuels
judéens aient été séduits par une telle
conception qui évitait toute implication de Dieu dans le mal.
Pour contrer de telles dérives dualistes, le « Deutéro-Ésaïe
», un prophète anonyme du cinquième siècle
avant J.-C., va défendre une thèse quasiment unique dans
la Bible : « Je suis le Seigneur, il ny en a pas dautre,
je forme la lumière et je crée les ténèbres,
je fais le shalom et le mal, moi, le Seigneur, je fais tout cela. »
(Es 45,5-7)
Cest presque le seul texte de la Bible qui affirme
explicitement que Dieu na pas seulement créé le
shalom, lordre harmonieux, mais aussi son contraire, le mal ou
le chaos. Seul Qohéleth deux siècles plus tard va dans
le même sens : « Au jour du bien, sois dans le bonheur,
et au jour mauvais regarde : celui-ci autant que celui-là, Dieu
les a faits, de sorte que lhomme ne puisse trouver ce qui viendra
après lui. » (Qo 7,14)
Certes, ce manifeste anti-dualiste ne résout pas
les questions sur le sens du mal, et les deux textes dÉsaïe
et de Qohéleth sont deux affirmations extrêmes dans le
corpus de la Bible hébraïque. Ces affirmations sont sans
doute nécessaires, voire indispensables, dans certaines situations,
mais elles ne peuvent constituer une réponse « définitive
» à la question du mal. Et cest la raison pour laquelle
ces textes se trouvent intégrés dans le canon biblique,
à lintérieur duquel une multitude de voix se font
entendre. Si nous ne voulons pas « sataniser » le mal, il
faut maintenir le côté incompréhensible du Dieu
biblique, comme le fit par exemple Martin Luther en parlant du «
Deus absconditus », du Dieu caché. Mais ceci ne permet
nullement dabuser intellectuellement du Dieu incompréhensible
pour justifier une position fataliste, que ce soit sur le plan éthique
ou sur le plan théologique.