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Numéro 216
Février 2008
( sommaire )

 

Cahier : L’humanité de Jésus

Dans les évangiles Jésus pose la question : « Qui suis-je, au dire des hommes ? » (Mc 8,27). Sans doute avait-il lui-même du mal à se déterminer. De son vivant on l’a pris pour un prophète, ou pour le Messie (l’oint, le Christ) mais jamais pour Dieu, c’était impensable pour un juif.

Ce n’est qu’au début du IIe siècle que les chrétiens ont commencé à se demander quelle était sa « nature » : est-il homme, est-il Dieu lui-même, ou simplement « Fils de Dieu » (titre messianique) ?... Dans les Églises naissantes, des opinions divergentes se sont affrontées, qui ont conduit à diverses « hérésies » (mot qui signifie étymologiquement « choix »).

Michelangelo Merisi da Caravaggio (dit Le Caravage), Nativité avec Saint François et Saint Laurent (1609). Œuvre perdue, anciennement Église de San Lorenzo à Palerme. Photo D.R.

Michelangelo Merisi da Caravaggio (dit Le Caravage), Nativité avec Saint François et Saint Laurent (1609). Œuvre perdue, anciennement Église de San Lorenzo à Palerme. Photo D.R.

Arius (260-335), professe que Jésus est une créature du Père, et n’est donc pas vraiment Dieu. Des conciles se succèdent pendant des siècles pour discuter de ce problème, Nicée, Constantinople, et jusqu’au concile de Chalcédoine (451) qui proclame que Jésus est « vraiment Dieu et vraiment homme ».

Au siècle des Lumières on commence à faire la différence entre le Jésus historique, le Jésus retranscrit par les évangélistes et enfin ce que l’Église en a fait. La méthode historico-critique fait évoluer les esprits.

Aujourd’hui la recherche théologique ouvre de nouvelles pistes de réflexion. Jésus est homme et Jésus est « Christ ». Pour le théologien du Process John Cobb, le Christ n’est autre que Dieu qui transforme, « ce qui nous déplace au-delà de ce que nous avons été, ce qui nous transforme d’une manière créative et nous ouvre sur le futur » (cf. le Cahier du no 205 d’Évangile et liberté).

Dans le cahier de ce mois, deux auteurs nous parlent de l’humanité de Jésus, dans des styles très différents :

– Étienne Babut, qui a travaillé dans une école d’éducateurs spécialisés, après avoir été pasteur de l’E.R.F. en paroisse, cherche, dans une démarche très réformée, à libérer le Christ de sa divinité pour retrouver l’humanité de Jésus de Nazareth à travers les témoignages que la Bible nous a transmis.

– John Shelby Spong a été évêque anglican de Newark, dans le New Jersey, aux États-Unis. Nous avons déjà publié dans les numéros 182 et 191 d’Évangile et liberté deux chapitres de son livre Pourquoi le christianisme doit changer ou mourir (qui n’a pas été édité en France), traduit de l’anglais par Maryvone Orliac. Nous proposons ici des extraits du huitième chapitre de ce livre, qui traite également de l’humanité de Jésus. La notion de théisme que Spong combat correspond à l’idée d’un Dieu représenté sous la forme d’une entité indépendante du monde, extérieure au réel, à laquelle il serait possible de se référer comme à un être tout autre, suprême, abstrait. feuille

Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne

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Jésus dont j’ai entendu quelques témoins
par Étienne Babut

Le Caravage, Les Disciples d’Emmaüs. Londres, National Galery. Photo D.R.

Le Caravage, Les Disciples d’Emmaüs. Londres, National Galery. Photo D.R.

Le texte ci-dessous constitue une tentative de répondre à une demande adressée expressément par un ami de longue date, un frère à dire vrai. Impossible de se dérober à une telle demande, la plus fraternelle.

On a déjà fabriqué suffisamment de statues ou de portraits de Jésus : le roi chargé de libérer son peuple de la domination d’une superpuissance invincible, Jésus meilleur alibi de l’entreprise coloniale, Jésus auteur d’un message romantique où le sentiment serait LA vertu par excellence, voire le meilleur avocat du désir humain ; Jésus fondateur du christianisme, voire de l’Église, en clair celle qui s’affirme comme la seule légitime, et encore le « petit Jésus » qui, naguère, servait de caution à des parents pour gronder leurs enfants, etc. Je ne me pardonnerais pas d’en rajouter à une telle liste évidemment très partielle. Mais je ne peux non plus me cacher que le Jésus qui m’habite a subi en moi des accommodations, des arrangements du fait de mon histoire, de ma personnalité, de souvenirs.

Je voudrais donc remettre une fois de plus en chantier les leçons apprises, dont je suis pourtant très reconnaissant envers celles et ceux qui me les ont données, proches, amis, catéchètes, prédicateurs, voire enfants, même « ceux qui sont à la mamelle » (Ps 8,3). Je voudrais soumettre ces leçons retenues et ma propre étude à l’étalon du témoignage biblique, le plus sûr. Il ne saurait en effet être ramené à aucune mode, à aucune culture triomphante, à aucune exploitation tendancieuse. Jésus est trop vivant, trop libérateur pour être emprisonné dans des mémoires, des catéchismes, des rites. Mais il requiert toujours des témoins, faillibles certes, mais à qui il est demandé d’être partie prenante ! Partie prenante, mais à coup sûr débiteurs, encore et encore, des témoins bibliques. Vatican II a courageusement réaffirmé à l’adresse du peuple catholique ce primat indiscutable du témoignage biblique sur tous les autres. J’atteste volontiers qu’il a ainsi apporté une contribution irremplaçable au dialogue œcuménique, au bénéfice duquel je me range sans réticence.

Je me convaincs qu’à notre époque, il est urgent de discerner, comme premier message de Jésus, ce chemineau sans diplôme ni certificat d’honorabilité, que le Dieu de Jésus n’est pas le Tout-puissant auquel se cramponnent curieusement les Églises depuis des siècles. Elles s’avèrent pourtant incapables de résoudre les impasses dans lesquelles cette désignation non biblique engage les chrétiens. Ce n’est pas le lieu ici de passer en revue ces impasses : l’état évident de notre monde y suffit. J’ai parlé d’urgence : celle de rompre avec une notion païenne de Dieu, celle de toutes les religions : dieu comme puissance surnaturelle. De Jésus j’apprends au contraire et réapprends que son Dieu, celui qu’il nous invite à appeler Père, notre Père n’est pas à classer parmi les puissances surnaturelles que toutes les religions baptisent à leurs manières respectives. Le Dieu de Jésus, je peux dire d’Israël et de Jésus, est tout autre. Il est Père. « Quand vous priez, dites : Père ! » (Luc 11,2).

Ce refus d’un dieu tout-puissant, il faut y insister, n’est pas d’abord le résultat de ce qu’on a appelé la sécularisation : il me vient d’abord de l’écoute sans cesse reprise de la prédication de Jésus. Notre monde n’est pas le grand mécano dont Dieu serait censé s’amuser dans ses moments de loisir ! Mais il n’est pas davantage un jouet délaissé. C’est un monde visité. Ce visiteur porte le nom de Jésus. Il a reçu quelques surnoms, généralement mal intentionnés, et de nombreux titres alors que lui-même n’en a revendiqué aucun. Ma première tâche consiste donc, encore et encore, à le libérer de ces accoutrements encombrants. Libérer Dieu de son déguisement de puissance surnaturelle, libérer Jésus des costumes qui risquent de nous présenter un personnage assigné à figurer dans une cour royale. « Prenez sur vous mon joug et laissez-vous instruire par moi, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos » (Matthieu 11,29).

Jésus est toujours Jésus de Nazareth, né en – 4 ou en – 6 ( !) selon les calculs d’historiens modernes. Leurs prédécesseurs ont voulu affirmer qu’avec la naissance de Jésus commençait une « ère chrétienne », que l’histoire du monde entier prenait un tournant décisif. Pieuse intention, qui a plutôt desservi la manière propre à Jésus d’être pour le compte de Dieu le vrai souverain de la Création. Reste, malgré les démentis accumulés de fait par les chrétiens eux-mêmes, que ce Jésus, son témoignage qui culmine dans sa mise à mort et son inconcevable résurrection, ce Jésus est à la dimension du monde et de son histoire. Ce Jésus ne m’appartient pas, il n’appartient pas à une Église ni aux Églises. Il serait plutôt le « cadeau de Noël » par excellence, il est vrai pas mieux traité que bien des cadeaux de Noël qui se cassent, s’oublient, se périment.

Je veux le respecter, le chercher encore et encore, sachant qu’il ne saurait devenir un objet, objet de connaissance, de piété, de pratiques religieuses, parce qu’il est une personne unique comme toute personne, et qu’il a laissé une trace encore incontournable de nos jours, sans laisser pourtant le moindre écrit : simplement par sa prédication, son enseignement. Je sais bien qu’il n’a pas eu affaire à des journalistes ni à des reporters armés de micros et de caméras, et que sa prédication, son enseignement, ses actes accomplis en public (ou dans une maison où, par exemple, il vient de rendre la vie à une fillette considérée comme morte par les siens, ou encore chez un notable dont il a accepté l’invitation), je sais bien que tout cela m’est parvenu par l’intermédiaire de témoins, d’une chaîne de témoins, indirects mais conscients d’avoir à discerner en ce Jésus, éliminé si facilement, le porte-parole par excellence de Dieu, et même le visage que Dieu veut avoir pour nous. Je me dis souvent que, s’il y a un miracle à discerner aujourd’hui, c’est qu’il y a encore des chrétiens malgré l’état de notre monde, et après tant de contre-témoignages de la part des chrétiens, tant de crimes voulus par l’Église (l’Inquisition, par exemple !), et malgré une volonté de puissance toujours renaissante. On a ainsi parlé de « nations chrétiennes », de rois très chrétiens (Louis XIV !) ou de rois très catholiques (en Espagne), d’Europe chrétienne, de civilisation chrétienne naturellement dominante… jusqu’à l’effondrement de ce mythe. Comment comprendre qu’à notre époque, après tant de désastres, tant de violence, tant d’injustice dans nos sociétés il y ait encore des hommes et des femmes, des pauvres et même des riches qui se veulent chrétiens réellement, envers et contre tout ? Je ne trouve pas d’explication chez les historiens, ni chez les sociologues, ni chez les « psy » de toutes sortes, ni ailleurs. Mais cette persistance d’une foi chrétienne malgré son extrême diversité, malgré surtout les énormes inconséquences de ceux-là même qui se réclament de ce petit juif du temps jadis, ce n’est bien sûr pas une preuve. Mais j’ai bien lieu d’être intrigué, alerté, impressionné, voire puissamment stimulé : qui donc est là derrière ? Qu’est-ce qui peut bien éclairer cette obstination de quelques-uns à chercher dans cet homme, dans sa prédication, son enseignement, sa brève histoire telle qu’elle nous est parvenue, bien autre chose qu’une idéologie : une source de vie, effective aujourd’hui encore ?

Qu’on ne s’y méprenne pas : je ne suggère pas que la persistance de la foi constitue une preuve, celle d’une divinité à l’œuvre. Une preuve m’empêche de croire, parce qu’elle réclame de moi un ralliement raisonné, alors que Jésus me demande de croire en lui, c’est-à-dire d’engager mon existence, pas moins, sur sa qualité de témoin. La foi, c’est bien autre chose que l’adhésion à une religion ! C’est une existence engagée, pas moins !

Ce disant, je souligne l’humanité de Jésus de Nazareth, ce témoin sans autre ressources qu’une parole prêchée de mille manières et des témoins, des disciples évidemment faillibles, critiquables, voire capables de se discréditer eux-mêmes. Je me méfie du zèle divinisateur déployé par bien des théologiens et dans le discours dominant des Églises. Ce zèle me prive de Jésus, ce petit juif d’hier tellement bien ressuscité qu’il habite bien des vies, parle et écoute nos cris, nos paroles d’amour, qu’il provoque mon sourire et une paix qui ne ressemble pas à un confort égocentré.

J’ai bien sûr entendu disserter sur les « deux natures » du Christ, dont on a fait un dogme intouchable. Mais ce dogme est par trop étranger aux témoins bibliques, qui ne recourent jamais à la notion grecque de nature, jamais surtout à la notion de nature divine ! N’est-ce pas une audace aveugle que de parler de nature à propos de Dieu, comme si nous en savions quelque chose ? Et ce qui me paraît trop mal dit en termes de nature humaine à propos de Jésus prend autrement de vigueur si, à l’école des témoins bibliques, je me laisse impressionner par un Jésus qui se dévoile par la qualité de sa relation : avec ce Dieu qu’il appelait Père et qu’il nous offre d’appeler de la même manière ! Du coup avec quiconque se laisse inviter, accueillir, engager dans cette relation inséparable avec son Dieu et avec tant d’êtres humains.

À diviniser Jésus – au lieu de le considérer comme le Crucifié-Ressuscité – on me prive d’un élément essentiel de l’Évangile ! Jésus est l’homme selon Dieu, l’homme partenaire de Dieu, l’homme qui vit réellement de la Parole de Dieu, ce pain de vie que ne fabrique aucune boulangerie. Dans le monde difficile où je vis (en privilégié, je ne saurais l’oublier !), dans ce monde sécularisé et pourtant si obstiné à se fabriquer des dieux, je peux m’appliquer à demeurer une créature de Dieu, non pas méritante mais reconnaissante, puisque je suis accueilli par un amour qui me précède et ne se lasse pas. Parce que Jésus est cet homme selon Dieu, je sais que j’ai chaque jour à inventer une vie reconnaissante, activement reconnaissante. Parce que Jésus est cet homme selon Dieu, je suis libéré de la folle ambition de construire une « tour de Babel » avec d’illusoires mérites, de fragiles exploits : je veux et je peux inventer au jour le jour ma vie reconnaissante, et recommencer malgré mes échecs. Parce que Jésus est cet homme-là, je suis vacciné contre le racisme, et je suis volontiers un traitement, très libérateur au demeurant, contre la volonté de puissance, contre l’amour de l’argent, contre le besoin de me venger, contre la rancune, contre l’orgueil et le besoin de juger de haut bien des gens dont je ne peux partager la philosophie. Parce que Jésus est cet homme-là, je n’ai pas peur de la mort, ni du déclin qui m’y conduit déjà depuis un certain temps. Parce que Jésus est cet homme-là, je n’éprouve nul besoin de spéculer sur un au-delà de la mort : il me suffit d’être « avec Christ », selon la puissante expression utilisée par l’apôtre Paul. Parce que Jésus est cet homme-là, je ne saurais manquer de prochains ! Que mes insuffisances indiscutables ne me dispensent pas de dire merci ! feuille

Étienne Babut

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Que penser du Christ ?
L’humain pénètre le divin.
par John Shelby Spong

Le Caravage), Ecce Homo. Gênes, Palazo Rosso. photo D.R.

Le Caravage), Ecce Homo. Gênes, Palazo Rosso. photo D.R.

Que penser du Christ ? Qui est-il pour vous et moi ? Cette vie au premier siècle a-t-elle encore quelque pertinence pour ceux qui vivent aujourd’hui ? En quel sens, s’il y en a un, pouvons-nous l’appeler Sauveur ? Est-il un exemple qu’il nous plairait de suivre ? Y a-t-il autre chose ?

Pouvons-nous enlever du Christ l’ossature théiste du passé, qui le présentait, soit comme une divinité céleste descendue sur terre, à la manière d’un visiteur divin, soit comme un être humain, doté en quelque sorte de la puissance d’un Dieu surnaturel ? Peut-on encore parler de lui, dans un sens ou un autre, comme le « fils unique » du père céleste ?

Si tout cela ne représente plus une option pour notre temps, reste-t-il quelque chose qui permette au monde moderne de louer la personne de Jésus, pas seulement son enseignement ? Comment parler aujourd’hui du sens de la croix, sinon en considérant sa mort comme une espèce de sacrifice ? Peut-on trouver dans le symbole de la croix, quelque chose de plus qu’une tragédie humaine ? Porte-t-elle une signification de salut ? S’il en est ainsi, quelle est-elle ?

Je ne peux ni abandonner le Christ, ni vivre à l’aise avec son interprétation traditionnelle. Je ne suis pas disposé à conclure que cette façon de faire ait épuisé toutes les possibilités. Il ne m’est pas difficile d’écarter ces interprétations, mais je ne peux écarter l’expérience du Christ qui a créé le besoin de ces interprétations théistes d’hier. Je trouve toujours irrésistible la puissance du Christ.

Je suis touché par ces générations de croyants dont Jésus a enrichi et même transformé la vie. Je sens bien qu’au fil des jours, ma relation à Jésus m’a fait avancer et franchir les barrières qui limitent. Alors je le retiens jusqu’à ce que j’aie cherché de toutes mes forces, le sens de sa vie. On ne me détournera pas de cette quête, avant d’avoir atteint un niveau de vérité, situé au-delà des défenses apeurées de l’établissement théologique actuel. Je ferai bon et franc accueil à toute éventualité susceptible d’expliquer ce Jésus, de manière plus adéquate. N’était-il après tout qu’un fanatique mal compris, une victime malheureuse, ou un fou plein d’illusions ? Non, je ne le pense pas. Sans cesse quelque chose me ramène à lui. Il a pu être aussi une présence de Dieu qui se perpétue, si j’arrivais seulement à discerner un moyen de le dire dans un langage libéré des modèles théistes de Dieu dans le passé.

La seule route à suivre, à ma connaissance, pour cette recherche, c’est considérer l’humanité de Jésus, cette présence derrière les explications théistes.

Si l’amour est partie de Dieu, alors on peut certainement dire que ce Jésus vivait le sens de Dieu. Selon les évangiles, il vécut avec une constante intensité, comme si sa source d’amour s’étendait au-delà de toute limite humaine. Elle était inépuisable. C’était le don de la vie. Enfin, quand on s’en rendit compte, on pensa qu’il incarnait si profondément le sens de Dieu, qu’on affirma que l’amour présent dans sa vie était en quelque sorte, la conséquence de l’entrée en lui d’une divinité extérieure.

Quand on raconta l’histoire de sa vie, dans la première tradition évangélique, un autre aspect de son humanité retint l’attention des gens. Il possédait une capacité inouïe d’être présent, totalement présent à l’autre. Les gens qui ont partagé sa vie, ont fait l’expérience de ce que Paul Tillich appela, bien après, « l’éternel maintenant ». C’était comme si le temps s’arrêtait dans l’attention totale de ce Jésus. Il pouvait se donner aux autres à un point extraordinaire. On en voit un exemple dans son entretien avec le jeune homme riche (Mc 10,17) et avec la femme adultère (Jn 8,1-11). Il faut être en pleine possession de soi-même pour se donner ainsi à l’autre, si profondément et si totalement.

Le Caravage, Le couronnement d’épines. Vienne, Kunsthistorischesmuseum. D.R.

Le Caravage, Le couronnement d’épines. Vienne, Kunsthistorischesmuseum. D.R.

Il y a encore un autre aspect de son humanité qui n’a pas échappé à l’attention.

On a dépeint son humanité comme capable de manifester cette qualité essentielle, mais rare, de vraie liberté, la liberté d’être soi-même, en toutes circonstances. Les évangiles montrent un Jésus remarquablement libre. Il était libre de pardonner, libre de souffrir, libre d’être et libre de mourir. Les circonstances extérieures n’entamaient pas son être. C’était et c’est là un portrait étonnant. Peu importe si ces descriptions furent ou non exactes d’un point de vue littéral. En fait, elles furent un écho des impressions que fit cette personne sur les gens, et quand les évangélistes les ont rédigées, elles ont formé un rare aperçu, inoubliable et attachant, dans les profondeurs de l’humanité de Jésus. Il y avait, c’est évident, une puissance énorme présente dans sa vie.

Observons, enfin, le portrait que tracent les évangiles de ses relations avec ses disciples. Il les choisit, dit un texte, dans un groupe, après avoir passé toute la nuit en prière ou méditation (Lc 6,12-16). Il investit une grande part de sa vie sur ces douze. Les évangiles le montrent se détournant des foules, pour se concentrer sur ce groupe de disciples. Quand ils ne saisissaient pas le sens d’une parabole, il les instruisait personnellement (Mc 4,10-20). Quand ses disciples l’abandonnèrent, il aima ces déserteurs. Quand l’un d’entre eux, dit-on, le renia, quand un autre le trahit, il aima le renégat et le traître. Quand des ennemis l’insultèrent, il aima ses détracteurs. Quand ils le tuèrent, il aima ses assassins. Que peut-on faire de plus pour conformer sa vie à la signification de Dieu qui est amour ?

Voilà un être humain dans sa plénitude, qui vécut pleinement, qui aima sans compter, qui eut le courage d’être lui-même en toutes circonstances. C’était le visage humain de la signification de Dieu, compris comme source de vie, source d’amour et fondement de l’être.

Quand nous nous débarrassons de l’ossature surnaturelle théiste, à l’intérieur de laquelle on a compris cette vie à travers les siècles, il nous reste encore en vérité un extraordinaire portrait, doté d’une humanité qui semble échapper aux limites de l’humain.

À l’examen de ces données, une autre question se pose à nous, qui n’aurait jamais surgi dans l’univers théiste d’hier. Ces qualités que nous disons humaines et divines s’excluent-elles les unes les autres ? S’interpénètrent-elle ? Le divin n’est-il que la dimension des profondeurs de l’homme ? Ces deux entités seraient-elles les deux faces d’une même pièce de monnaie ? Voici une nouvelle frontière théologique, cela mérite de continuer.

La transcendance selon les conservateurs, n’est pour moi qu’un aspect de la pensée théiste du passé, qui a perdu son sens premier. Je ne crois pas, par exemple, qu’on puisse épuiser cette transcendance avec le concept d’un Dieu extérieur à ce monde, qui agit sur ce dernier grâce à son pouvoir surnaturel. Je vois plutôt la transcendance comme une dimension supplémentaire du sacré. L’immanence de Dieu pourrait être identifiée à des qualités humaines, telles que la présence d’amour, la qualité de vie et l’affirmation d’être. C’est d’abord dans cette expérience même qu’on touche Dieu. L’immanence signifie point de contact entre l’humain et le divin. La transcendance signifie l’inépuisable profondeur du divin, une fois ce contact établi. La vie humaine peut pénétrer l’infini de Dieu parce qu’on peut découvrir cet infini au cœur de toute vie humaine. Les deux ne sont pas distincts. L’humanité et la divinité vont de concert. C’est ce que voulait dire Tillich, lorsqu’il appelait Dieu « le fondement infini et inépuisable de tout être ». C’est aussi, je crois, ce que l’écrivain johannique voulait dire quand il affirmait « Dieu est amour, celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu » (1 Jn 4,16). C’est ce que les mystiques, de Maître Eckhart à John A. T. Robinson ont cherché à communiquer, quand ils ont suggéré qu’il n’y avait pas de différence spécifique entre Jésus, vous ou moi. Il était différent seulement en intensité, cette intensité de plénitude de la conscience de Dieu en Lui. Selon les mots de Robinson, il était à la fois « l’homme pour les autres », et « le visage humain de Dieu ».

Dans son être, nous voyons une révélation du Fondement de l’être. Dans sa vie, nous voyons une révélation de la Source de Vie. Dans son amour, nous voyons une révélation de la Source d’Amour. Ce sont ces aspects de sa présence humaine qui ont rendu sa vie si impressionnante et si irrésistible qu’on a été amené à parler de lui en employant les images théistes de l’antiquité. Aussi fut-il proclamé « Fils de Dieu », Verbe incarné et même deuxième personne de la sainte Trinité. C’était la seule façon, pour les chrétiens d’origine juive du premier siècle, qui ont écrit la Bible, et les chrétiens des quatrième et cinquième siècles qui ont écrit les credo, de rendre compte de leur expérience, étant donné leurs présuppositions et leur conception du monde.

Oui, Dieu est réel, intensément réel, pour moi, mais ce n’est pas un être – extérieur, surnaturel ou théiste – dont j’essaie de m’approcher. C’est plutôt une présence, qui se découvre dans les profondeurs mêmes de ma vie, dans la capacité de vivre, d’aimer, et le courage d’être. Jésus, le vivant, celui qui aime, celui qui eut le courage d’être lui-même en toutes circonstances, était, et est la vie où l’on a vu Dieu et où l’on peut toujours le voir, sous forme humaine, avec les limites de notre finitude.

Être disciple de ce Jésus n’exige pas de moi que je mette sous forme de propositions, des actes de foi littéraux en la réalité du Dieu théiste, qui est soi-disant venu sur terre et qui a vécu parmi nous, en la personne de Jésus. Cela demande seulement qu’il me donne la capacité d’imiter la présence de Dieu en lui, en vivant pleinement, en aimant sans compter, en ayant le courage d’être tout ce pour quoi Dieu m’a créé. Cela ne signifie nullement que je doive me détourner de la vie, pour entrer en contact avec le sacré, car celui-ci est en moi. Cela ne signifie pas que je doive donner ma vie, mon amour et mon être si je veux être uni à Dieu. On ne peut adorer le Dieu que je commence à comprendre, sans être en même temps un agent de vie pour les autres. Ce chemin vers Dieu m’ouvre aussi à la vérité de la sagesse d’antan qui disait : c’est en donnant qu’on reçoit, c’est en pardonnant qu’on nous pardonne, c’est en aimant qu’on est aimé, et, enfin, c’est dans la mort qu’on trouve la plénitude de la vie. Je ne peux servir le Dieu non théiste, ou ce Christ de la révélation, qu’en cherchant à construire un monde où seront ôtées toutes les barrières empêchant les hommes d’accéder à une totale humanité.

Est-ce donc un Christ divin ? Est-ce un portrait suffisant de la signification de Jésus, pour établir une continuité avec la tradition historique du Christianisme ? Je le crois, mais, en fin de compte, ce n’est pas à moi de le dire. Ce n’est peut-être pas si important que cela. Mais, à cette époque de ma vie, c’est tout au moins entrapercevoir une voie, par delà la mort du théisme et dans la compréhension du Christianisme et de la vie chrétienne, susceptible de survivre à l’exil. C’est peut-être découvrir, très superficiellement seulement, un début de réponse à la question : « Qui est le Christ pour moi ? ».

Quand je cherche les mots pour faire connaître cette conviction avec des concepts compréhensibles, c’est invariablement vers le corpus johannique que je me tourne, pour découvrir des termes utilisables. On y relève ces paroles de Jésus : « Je suis la voie, la vérité et la vie » (Jn 14,6). Jésus est, pour moi, la vérité grâce à laquelle je peux vivre avec une intégrité théologique et humaine. Jésus est, pour moi, la vie qui nous a fait connaître le sens de la vie. C’est pour cela que je l’appelle « Seigneur », que je l’appelle « Christ » et que j’affirme que c’est en lui que je rencontre Dieu. feuille

John S. Spong

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