Agnostique ou athée : ce
nest pas dire ce quon est, mais ce quon nest
pas. Et même si toute détermination est négation,
on ne peut se définir quen négatif. Reste à
savoir ce quon est par delà ce quon se refuse à
être. Bref, lagnosticisme nest pas une doctrine,
mais, au mieux, un préambule à des choix plus personnels,
et le champ des engagements est infini. Comme quoi je ne saurais prétendre
parler au nom de tous les agnostiques ou athées. Dailleurs
juger de deux mille ans de christianisme en si peu despace serait
bien prétentieux. Ce qui suit ne sera donc jamais que lexpression
dune sensibilité, un simple avis personnel, à
défaut, dailleurs, dêtre original.
Alors vingt siècles de christianisme cela pèse-t-il
pour quelquun qui ny croit pas ?
Bien sûr, et endossant ici le rôle du méchant,
on serait en droit dattendre une critique de cette pesanteur,
après énumération des forfaits du christianisme.
Mais il nest plus, en Occident, en situation dhégémonie
idéologique (encore que!). Les réactions à ce
déclin, prenant la forme de ce quil est convenu dappeler
fondamentalisme ou intégrisme, restent minoritaires. Ce faisant,
sans doute le temps est-il venu de dépasser les querelles stériles
pour nouer le dialogue. Si les chrétiens sont moins nombreux,
peut-être nont-ils jamais été aussi chrétiens,
aussi proches du message du Christ. Et ce qui reste du christianisme,
cest dabord et avant tout, me semble-t-il, une morale,
une morale sublime, une des plus grandes morales de lhumanité,
celle du Christ des Evangiles et, notamment, du Sermon sur la montagne.
Cet étonnant message dhumanité ne cesse dêtre
stupéfiant.
Le christianisme, cest donc dabord, pour moi, ce message
dAmour ou de Charité, doté dune dimension
duniversalité qui, si elle est déjà sensible
dans lAncien Testament, ne saccomplit pleinement quavec
le Christ. Les humbles et les humiliés lont bien perçu,
eux qui furent, à laurore du christianisme, les premiers
à ladopter. Ils y trouvèrent reconnaissance de
leur dignité et réconfort. Nest-ce pas dailleurs
ce que voulait dire le jeune Marx par sa fameuse formule : la
religion, cest lopium du peuple ? Cest quen
effet, au XIXe siècle, lopium faisait partie de la pharmacopée
occidentale : la formule veut donc dire que la religion est un calmant
plutôt quune drogue. Reste que jamais un calmant na
guéri un mal : le message garde sa dimension critique, mais
sans lagressivité quon lui prête souvent.
La question est alors de savoir pourquoi, sur le plan historique,
cette morale na pas tenu ses promesses. Pourquoi, lorsque le
christianisme sest trouvé en situation dhégémonie
socio-politique, a-t-il pu saccompagner dune pratique
sociale qui nétait rien moins que charitable, en saccommodant
fort bien du servage et de certaines formes desclavage ?
Peut-être pourrait-on trouver un embryon de réponse
dans la différence entre morale et politique. Le christianisme
propose une morale, pas une politique, acceptant alors les situations
de fait à ce niveau. Le Christ sadresse plus à
la personne quà la société. Or le tout
nest pas la simple somme de ses parties : nous savons bien quun
ensemble peut présenter des propriétés nappartenant
pas aux éléments. On ne peut donc passer sans transition
de la morale régissant les rapports interpersonnels à
la politique traitant des rapports sociaux. Il existe, certes, une
pratique sociale des Eglises, mais les problèmes ny ont
pas été pensés en termes politiques. Il fallait
sy mettre.
A cet égard, on sait que nombreux sont ceux qui considèrent
que la démocratie issue de la Révolution française
est laccomplissement historique, sous forme inévitablement
laïque, du projet politique dont le christianisme était
gros. La théorie des droits de lhomme serait alors lhéritière
de la morale chrétienne. Cest que jamais la charité
chrétienne naura lefficacité des institutions
visant à établir un peu de justice sociale. Il fallait
ce relais institutionnel pour sortir des pieuses intentions si peu
suivies deffets.
La majorité des chrétiens semble en être aujourdhui
convaincue. Ainsi peut-on assister à une réconciliation
entre la République et les Eglises. Certes, les différences
de sensibilité entre agnostiques et croyants subsistent ; elles
peuvent, sur certains cas précis, dégénérer
en affrontement. On pense, notamment, aux questions tournant autour
de la sexualité. Mais cest larbre qui cache la
forêt : chrétiens et incroyants attachés à
la théorie des droits de lhomme, quelles que soient les
insuffisances de celle-ci, ont sans doute plus de convergences à
défendre que de divergences à régler. Voilà
pourquoi il ne me paraît nullement gênant, loin sen
faut, davoir à mener certains combats avec des chrétiens.
Mieux encore, cest là que le souci de la personne propre
au christianisme peut être un plus, en faisant valoir une dimension
humaine échappant à la froideur des administrations
et des institutions.
Bref, peut-être a-t-il fallu construire la politique contre
la morale. Nous nen sommes plus là et le christianisme
peut aider à réintroduire un peu de morale, un peu dhumanité
dans les rouages sociaux visant à garantir le respect des droits
de tous.
Pour moi, ce qui reste du christianisme, cest donc, dabord
et avant tout, une morale qui reste dactualité et grosse
despoirs.
Ce qui reste encore du christianisme, cest lart, source
de joies inépuisables. Mon père me fait souvent ironiquement
remarquer que je passe plus de temps dans les églises quun
pratiquant ordinaire. Cest exact, et je puis même ajouter
que je demeure plus en contact avec les textes bibliques, par le biais
de la musique sacrée, et notamment de Bach, que bon nombre
de croyants. Question de goût personnel ! Mais lart roman,
quintessence du symbolisme, lart gothique, à la fois
plus populaire dans sa sculpture et plus savant dans son architecture
(cest précisément la réussite de cette
synthèse qui époustoufle dans la contemplation dune
grande cathédrale), lactualisation du sacré au
travers des grandes partitions : qui pourrait nier que nous soyons
là en présence de sommets ?
On dira que, dans mon cas, la jouissance est purement esthétique
et ne tient pas compte du message contenu dans ces oeuvres. Oui, bien
sûr, mais lon sait aussi, depuis Kant, quest
beau ce qui est lobjet dune satisfaction désintéressée
ou encore quest beau ce qui plaît universellement
sans concept. Il nest pas plus nécessaire dêtre
chrétien pour apprécier la cathédrale de Chartres
quil nest besoin dêtre musulman pour admirer
les mosquées dIspahan ou hindouiste pour être réjoui
par les temples de Khajuraho. Ceci ne veut pas dire que la connaissance
du concept, en loccurrence de la signification théologique
de loeuvre soit négligeable, mais force est dadmettre
que la comprendre sur ce plan nen explique pas la beauté.
Reste aussi que la force dune culture se mesure aux créations
quelle est capable de susciter et, à ce niveau, le christianisme
na cessé de faire la démonstration de sa puissance
et de son succès. Pour tous !
Donc la morale et lart. On dira que tout cela est humain,
trop humain, de lhorizontal oubliant la dimension verticale
du christianisme, le sens du sacré. Oui, sans doute. Mais du
moins est-ce leffet dun choix délibéré.
Il est bien évidemment indéniable que le christianisme
est aussi relation à une transcendance dont il na pas
encore été question. Cest que, bien sûr,
cette transcendance, lagnostique en douterait, lathée
la nierait. Mais ce nest pas la tenir pour négligeable.
Le christianisme sest doublé dune réflexion
métaphysique dont la profondeur ne peut manquer de frapper
lorquon lit saint Augustin, Leibniz, Malebranche, Kierkegaard
et bien dautres. Les hypothèses ainsi émises sont
dune cohérence telle quelles ne peuvent être
négligées, même si lon refuse dy adhérer.
Cest bien connu : le pouvoir rend fou ; une pensée
monolithique, qui ne doute jamais delle-même, est une
pensée tronquée. Il est donc bien que ce message restant
vivant puisse continuer à être pris en compte, quune
lecture horizontale du monde ne se sache pas seule en compte et admette
quune autre, verticale, soit dune rare pertinence. La
métaphysique chrétienne fait ainsi contrepoids face
à certains excès dune pensée antithétique
qui oublierait ses limites. Il faut bien finir par choisir puisque
la synthèse entre ces deux lectures antithétiques du
monde est impossible. Du moins saura-t-on que ce choix est un pari,
dans un sens comme dans lautre.
Alors oui, deux mille ans de christianisme, cela pèse parce
que cette pensée a du poids, du poids pouvant faire justement
contrepoids, et non parce quelle serait un pesant fardeau.
Patrick
Grosjean