Elian
Cuvillier
Il ne faut surtout pas essayer
de défendre la conception du monde et de l'univers autant que
les représentations proposées par cette littérature.Ni
les défendre, ni d'ailleurs les disqualifier.Il faut les interpréter,
c'est-à-dire tenter de découvrir ce qu'elles disent
de l'homme devant Dieu, de l'homme dans le monde, de l'homme face
à ses semblables et de l'homme face à son destin. Il
ne s'agit donc pas de se mettre en quête de prédictions
matérielles, de renseignements chronologiques, mais de la compréhension
de l'homme dans le monde qui se donne à connaître dans
le texte. Une compréhension susceptible de permettre à
ses auditeurs de vivre en nouveauté de vie, devant Dieu et
devant leurs frères en humanité.
Proclamant la proximité du salut et de la délivrance,
la littérature apocalyptique oscille ainsi entre spéculation,
consolation et exhortation. C'est bien cela que chacun des textes
étudiés a essayé de faire : adresser à
ses auditeurs un message d'interpellation et d'espérance qui
puisse permettre à chaque croyant de se situer dans ce monde
et d'y vivre d'une fidélité renouvelée à
l'Evangile.
Tentons d'illustrer une actualité possible de l'Apocalypse
de Jean. Pourquoi Jean de Patmos a-t-il écrit ? Quelque chose
de fondamental s'est passé qui l'a bouleversé et irrémédiablement
mis debout comme témoin, sujet d'une parole. Pour Jean c'est
l'événement pascal. Nous devrions dire plus exactement
un anti-événement dans l'ordre de ce monde : la crucifixion
de Jésus de Nazareth, signe d'échec et de malédiction,
et sa résurrection, confession de foi de la victoire d'un crucifié
sur la mort. Cet événement, Jean le reçoit comme
un appel à s'élever contre la logique du monde dans
lequel il vit. Pour lui, cet événement conteste la situation
antérieure et les logiques en place autour de quoi s'organise
la société romaine.Etre fidèle à cet événement,
pour Jean, c'est proclamer que la réalité de ce monde
n'est pas le dernier mot. Que le slogan du pouvoir impérial
auquel tous sont invités à adhérer n'est pas
le bon.
Et quel est ce slogan ? On pourrait le résumer ainsi : "Il
y a ce qu'il y a". Les choses que vous voyez sont la vérité
: la puissance impériale, l'ordre impérial, la pax romana,
l'organisation hiérarchisée du monde.C'est ce qu'il
y a. Et c'est bien ainsi.Pour Jean, être fidèle à
l'événement pascal, c'est proclamer exactement le contraire
:"il y a ce qu'il n'y a pas", à savoir que, contre
toute apparence et contre le monde, le Christ a vaincu la mort et
les puissances.En conséquence de quoi, la réalité
présente n'est que mensonge et illusion, à savoir la
puissance romaine et sa volonté d'englober toute la réalité
de l'existence humaine est une tromperie diabolique. N'oublions pas
que, outre Babylone, Rome, en tant que figure du pouvoir impérial
qui s'idôlatre, est aussi désignée, dans l'Apocalypse,
par les figures bibliques de Sodome, l'Egypte et... Jérusalem
(cf. 11,8).
Concrètement, quest-ce que cela signifie ? il existe de multiples
manières de répondre à cette question. Au plan
politique, l'Apocalypse de Jean soulève la question du totalitarisme
; au plan économique, l'Apocalypse s'interroge sur les conséquences
sociales de la logique impériale ; au plan religieux, l'Apocalypse
est un vivant plaidoyer pour la liberté d'expression d'une
minorité.Illustrons la pertinence de l'Apocalypse sur un plan
peut-être plus inhabituel, à savoir la question anthropologique
: qu'est-ce que l'homme ? une question sur laquelle la société
romaine du premier siècle et Jean de Patmos ont des avis diamétralement
opposés.
Dans ce monde romain cohabitent une revendication extrême
d'universalité (l'oïkouméné, la "terre
habitée" comme limite de l'Empire) et une hiérarchisation,
un cloisonnement tout aussi extrêmes de la vie en société
: l'être humain n'existe que par la place qu'il occupe : homme
libre/esclave ; juif/païen ; romain/barbare ; homme/femme.Au
contraire, l'événement pascal proclame que, devant Dieu
et en Christ, il n'y a plus de différences entre les personnes.
Que l'individu, quel qu'il soit, est aimé et reconnu indépendamment
de ses fonctions, qualités objectives ou héritages.
Et que cela seul fait naître le véritable universalisme.Que
la seule marque qui identifie l'individu comme sujet n'est pas la
marque de la bête qui indique aux yeux de tous la classe à
laquelle chacun appartient, mais la marque visible, le nom nouveau
inscrit dans le "livre de vie", nom caché donc protégé
des puissances, connu seulement de celui qui le reçoit (2,17).Bref,
l'événement pascal, c'est, pour Jean, la naissance de
l'individu comme être unique devant Dieu et qui constitue, avec
les hommes de toutes langues, nations et tribus, la foule immense
qui rend un culte à l'agneau.
Quelle est la pertinence de cet événement au début
du troisième millénaire ? Nous sommes dans une société
qui oscille entre un universalisme abstrait, uniformisant et réducteur
et un communautarisme clos, une société fragmentée
en de multiples communautés, chacune revendiquant des droits
particuliers. Entre l'illusion du village mondial et l'illusion des
ghettos identitaires.Mais toujours reste la lancinante question qui
taraude chacun des pions de ce jeu de société aux dimensions
du monde que nous sommes : qu'est-ce que l'homme ? Qu'est-ce qui fait
qu'un être humain est un sujet ? Notre société
conduit à penser qu'un sujet est évaluable par ses propriétés
objectives ou par ses appartenances : classe sociale, race, histoire,
généalogie, éducation, appartenance politique,
etc. Que l'essentiel est de porter la marque qui atteste mon appartenance
à un groupe, une société.Sans me rendre compte
que je suis prisonnier d'un prêt à penser uniformisant,
un "politiquement correct" qui me contraint à faire
exactement comme tout le monde, alors même que je m'imagine
être profondément original et particulier.Il est à
craindre que la bête moderne soit beaucoup plus forte que la
bête du premier siècle, voire peut-être même
que les bêtes de tous les siècles passés, nazisme
et stalinisme confondus. Plus forte parce qu'avançant masquée.
A l'inverse, l'événement Christ conduit à proclamer
que l'individu naît d'une Parole qui le précède.Cette
Parole le constitue comme sujet unique et aimé, indépendamment
de ses qualités, héritages ou relations. Cette Parole
le revendique contre les pouvoirs qui l'oppressent et voudraient en
faire un numéro ou un pion. Cette Parole affirme que l'individu
appartient à une famille dépassant les frontières,
les ghettos, les particularismes identitaires. Elle affirme que cette
famille est constituée d'hommes, de femmes et d'enfants de
toutes tribus, langues et nations qui ne vivent que de se reconnaître,
dans le Christ, frères et soeurs aimés de Dieu.
Cette communauté n'est pas le lieu où l'on se choisit,
où l'on se retrouve par affinités, mais l'espace où
chacun peut vivre d'un "nom nouveau" reçu de Dieu
(cf. 2,17) et d'une même dignité dans l'attente du monde
nouveau, de la "nouvelle Jérusalem", lieu de repos
véritable où nul ne connaîtra plus "ni deuil,
ni cri, ni souffrance, car le monde ancien aura disparu" (21,4).Une
attente active, faite de fidélité à l'événement
qui me constitue comme individu unique en communauté de destin
avec ses frères.Un individu qui se laisse creuser, travailler
par cette Parole bouleversante. Cette Parole affirme, avec Dietrich
Bonhoeffer, qu'à cause de Jésus Christ "les grandes
choses sont petites, et que les petites sont grandes, que ce qui est
exact est faux, et ce qui est faux exact, que ce qui est désespéré
est riche de promesses, et que ce qui est plein d'espoir est contesté.
Elle affirme que la croix signifie victoire, et la mort vie"1.
Une conviction que Jean de Patmos n'aurait certes pas reniée.
Elian
Cuvillier
Professeur à l'Institut de Théologie à Montpellier
Extrait de la brochure "Les apocalypses du Nouveau Testament"
Service Biblique Evangile et Vie.Edition du Cerf 67 pages 18 x 19
35 F. Cf Evangile et Liberté : Chronique des livres.
1. D. BONHOEFFER, Si je n'ai pas l'amour..., Genève : Labor
et Fides, 1972, p. 262.