Tout a commencé en 1492.
On oublie trop souvent que lAfrique Noire a été
connue par lEurope à la même époque que
lAmérique : les deux découvertes sont
quasi simultanées. A part le ruban du Nil qui na donné
accès quà une portion limitée et cloisonnée
de lAfrique tropicale (Nubie, Ethiopie), le Sahara constituait
une barrière qui na pas été franchie par
lantiquité méditerranéenne. Les Arabes,
à partir de lAfrique du Nord où ils sont installés
depuis le 7° siècle, ont été les premiers
à établir des contacts importants avec les populations
subsahariennes. Quant à lEurope, cest par la voie
maritime que se situe sa toute première relation directe avec
lAfrique Noire : les mêmes progrès de la navigation
(boussole, gouvernail,
) qui vont rendre possible laventure
vers lOuest, ont à la même époque permis
datteindre le sud du Sahara : presquîle du Cap-Vert
en 1444, cap de Bonne Espérance en 1487, continent contourné
en 1497, ce qui est tout à fait contemporain du 1492 de Christophe
Colomb. Les Portuguais sont en tête. Des échanges commerciaux,
diplomatiques et religieux sétablissent assez vite, dans
lesquels des Africains prennent aussitôt des responsabilités
: troc de produits, échanges dambassadeurs, prêtres
africains ordonnés et même un évêque congolais
sacré par Rome. Blancs et Noirs nétaient pas identiques,
mais ils se considéraient mutuellement comme des partenaires,
faisant partie de la même communauté humaine.
Cette relation sans être tendre était relativement
équilibrée et prometteuse. Elle ne durera quune
ou deux générations : pour satisfaire leur besoin en
main duvre dans les mines et plantations, les nouveaux
maîtres de lAmérique se tournent vers lAfrique
Noire, et ce sera la déportation massive et infamante que lon
sait. Du coup la relation va devenir subordination systématique
et généralisée, et liée à la race.
Dans la légalité et avec une intensité croissante
(son sommet se situe au début du 19° s.), la traite atlantique
va durer plus de trois siècles pendant lesquels la peau
blanche est un titre de commandement
, la couleur noire au contraire
est la livrée du mépris (Girods de Chantrans,
18° s.)
Les premiers profiteurs de cette opération sont bien évidemment
les Européens. A terme, lAmérique en tirera également
profit, mais elle doit compter avec sa population décimée
et ses sols et sous-sols exploités. Le perdant, totalement
perdant, cest le continent africain.
Au début les achats sont faits aux chefs africains qui possèdent
déjà des esclaves capturés le plus souvent au
cours de guerres intertribales. Mais bientôt ce seront les habitants
des différentes ethnies qui seront capturés. Les négriers
européens ne quittent pas la côte où parfois ils
sinstallent dans de solides forts de type moyenâgeux qui
leur servent à la fois de protection (surtout contre leurs
concurrents dEurope) et dentrepôts pour la marchandise
humaine en attendant son embarquement. Pour la capture, ils traitent
avec les chefs de quelques royaumes proches de la côte qui,
armés par eux et payés par troc, procèdent à
des razzias systématiques. Ce commerce ressemble à lexploitation
dune mine : tranche par tranche, de plus en plus profondément
dans les terres, 200, 500 kms bientôt 1.000 kms et souvent plus.
A partir de là, on peut deviner ce que va subir le continent
africain.
Population emportée
Dabord lhémorragie elle-même : femmes,
hommes, enfants, surtout la tranche dâge 12-25 ans.Leur
nombre est difficile à établir : probablement 15 millions
de déportés, quil faut multiplier par 3, 4, peut-être
5, pour tenir compte de ceux qui sont morts dans les attaques de villages,
dans les marches forcées vers la côte et dans l'entassement
invraisemblable du transport maritime. Elle sajoute à
la traite arabe par le Sahara et locéan Indien, dont
le chiffre est sensiblement équivalent. Nous sommes en face
de la déportation dêtres humains la plus importante
- et de beaucoup - en quantité et en durée dans lhistoire
de lhumanité.
Pays désorganisé
Mais la deuxième conséquence est plus lourde encore
pour le long terme. La menace est permanente, créant la peur,
la désorganisation des chefferies, des familles, de lagriculture.
Et ceci pendant un temps si long que le tissu social en est dissout,
la structure traditionnelle se défait, la mémoire même
disparaît. Une tempête sur dix à quinze générations
: de quoi tout laminer. En sorte que lorsquenfin cette aberrante
chasse à lhomme cesse au 19° siècle, cest
un monde malade qui se présente, paraissant vide didentité
et de culture. Ce qui va tout logiquement susciter un fort paternalisme
dans le mouvement missionnaire qui samplifiera tout au long
du siècle et un fort dirigisme dans la colonisation qui sinstallera
dans son dernier quart.Il faut longtemps pour se remettre dun
pareil choc. LAfrique noire est à la dérive.
Pour vous faire quelquidée de ce quest devenue
alors lAfrique, regardez une carte de ce continent établie
au 18° siècle ou au début du 19°. Et comparez
la avec une carte du continent américain de la même époque.Les
deux continents ont été découverts
quasi simultanément.Mais voyez la différence : en Amérique
lensemble du pays est depuis longtemps reconnu ; chaînes
de montagnes, bassins fluviaux sont tous placés sur la carte
et au bon endroit. Tournez-vous maintenant vers la carte africaine
: la côte est tracée avec grande exactitude mais lintérieur
est fantaisiste. Les grands fleuves ne seront dessinés que
dans le courant au 19° siècle (Niger 1830 par Lander, Zambèze
1864 par Livingstone, Congo 1877 par Stanley), alors que les cours
de lAmazone, du San Francisco, du Mississipi nont presque
plus de secret depuis le 17° siècle. Le lac Victoria nest
repéré quen 1858 et le kilimanjaro atteint seulement
en 1889 tandis que les Andes sont parcourues par Pizzaro dès
le début du 16° siècle.
Je sais le côté très relatif de ces explorations
à initiative européenne : les populations autochtones
ne les avaient pas attendues pour vivre et sorganiser dans ces
pays. Mais cette comparaison constitue tout de même un signe
de limmobilité et même du recul de lAfrique
noire victime dun sérieux traumatisme depuis le fameux
1492.
Structure mentale de domination installée
Une domination systématique et aussi longue dune population
sur une autre ne peut que pénétrer profondément
dans les mentalités, celles des dominants comme celles des
dominés : quand enfin lémancipation a pu être
obtenue (Angleterre 1833, France 1848, USA 1865, Brésil 1888),
la perception que lon a de lautre différent de
soi reste imprégnée par cette domination/subordination.
A léquation esclave = noir sest ajouté son
inverse beaucoup plus grave noir = esclave, ce qui nétait
pas le cas dans lesclavage de lantiquité ni dans
celui encore pratiqué en Méditerranée au 16°
s. La domination nest plus seulement un fait social, elle devient
un fait de nature, donc reçu comme immuable, indiscuté,
et elle sinstallera dans les têtes, vraie structure mentale
de racisme qui subsistera bien au-delà du moment où
linstitution de lesclavage sera abolie.
Marguerite Yourcenar, parlant de ce tournant au sud des Etats-Unis,
souligne que jusquà présent le Blanc avait méprisé
le Noir, maintenant il le hait : Les aspects légaux dune
vieille et énorme injustice prenaient fin, mais une longue
iniquité ne se laisse pas raturer dun trait de plume
Lun des groupes tient lautre non seulement pour inférieur
mais encore pour sub-humain (1). Sur cette même terre,
un siècle plus tard Martin Luther King aura à mener
contre le racisme un rude combat qui aujourdhui encore nest
pas totalement gagné.
En Europe, Blancs et Noirs sont moins directement aux prises les
uns avec les autres, cest moins brutal, mais la distance est
installée dans les esprits des uns comme des autres. Au 19°
siècle, comme si ils sentaient le besoin de justifier la subordination
dans laquelle avaient été tenus si longtemps les Africains,
de nombreux savants et penseurs ont constitué des sociétés
dethnologie à Paris, Londres, Amsterdam,
semployant
à démontrer que biologiquement (y compris lintellect)
une hiérarchie existe entre les races (angle facial, forme
du crâne, poids du cerveau,
), et ils en tirent des conclusions
péremptoires qui ont la faveur de lopinion : Lhistoire
ne jaillit que du seul fait des races blanches(Gobineau), Jamais
un homme à la peau noire na pu sélever spontanément
jusquà la civilisation (Broca), et même le
noir est plutôt fait pour manger que pour réfléchir
(Virey). Des hommes comme Saint-Simon, Cuvier, A. Comte, Michelet,
Loti, B. Constant sassocient à cette orientation.Tous
sont contre lesclavage, mais la domination subsiste dans les
têtes et souvent dans les faits. Jusquà Victor
Hugo, lami des pauvres, le chantre de la justice : en 1879 il
déclare dans une conférence : LEurope possède
toute la civilisation
LAfrique toute la barbarie.
LAfrique na pas dhistoire. Rendre
la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème,
lEurope le résoudra
Si Dieu offre lAfrique
à lEurope, cest pour quelle la développe
et quelle résolve ses (propres) questions sociales en
déversant dans cette Afrique son trop-plein de prolétaires
changés en propriétaires. Ainsi létat
desprit des meilleurs est imprégné de domination.
On ne peut mieux inviter à la colonisation. Elle sera mise
en route à la Conférence de Berlin (1885) à partir
de laquelle les puissances européennes vont se partager le
continent. Même les bonnes volontés et les réalisations
incontestables de cette période maintiendront une hiérarchie
dans les relations. Etat desprit que ne fera pas disparaître
laccession aux indépendances autour de 1960 : le changement
dans les statuts ne va pas, là non plus, être accompagné
dun changement dans les mentalités, tant lempreinte
est forte. LAfrique Noire va apparaître comme marginalisée
et
dépendante, surtout dans le domaine de la culture
et dans celui de léconomie. Plusieurs facteurs y ont
contribué : lun deux, particulièrement important,
se trouve dans leuro-centrisme - nous dirions plutôt maintenant
dans le nordo-centrisme - dont le début semble bien pouvoir
se situer en 1492.
Quen est-il aujourdhui ?
Notons dabord une évidence éclatante que lon
oublie souvent de prendre en considération : malgré
ce quelle a subi, la population dAfrique noire a survécu,
elle est là et bien là, en pleine expansion et faisant
preuve dune vitalité étonnante. Peut-on en dire
autant de la population autochtone de lAmérique ?
Si des injustices économiques évidentes demeurent,
cause démigration difficile à maîtriser,
si de nombreuses équivoques culturelles et politiques subsistent,
sil y a encore beaucoup à faire pour que dans les têtes
du Nord comme dans celles du Sud un vrai partenariat soit vécu,
celui qui sait regarder perçoit un peu partout des signes despérance.
Au sud, de nombreux jeunes (ils nont pas vécu le temps
colonial) font le compte de leurs valeurs traditionnelles, les associent
à ce que lEurope peut apporter, sont assez libres pour
reconnaître les erreurs et les faiblesses du passé, de
part et dautre, et font le bilan des éléments
positifs à leur disposition. Plusieurs ont produit ces dernières
années de belles séries darticles, douvrages
et dinterventions dans des colloques : leur réflexion
est significative. Et au-delà des intentions, des réalisations
voient le jour. Ici et là des paysans noirs ne veulent plus
subir et sorganisent. Quand un Président de lAfrique
du Sud parle dégal à égal - on pourrait
presque dire remet à sa place - un Président
des Etats-Unis, cest que les têtes se relèvent.
Au Nord, ce quil y a comme fausses manuvres dans la
coopération est de plus en plus dénoncé.On commence
sérieusement à comprendre quon ne peut plus agir
pour, mais avec, que lassistanat doit être remplacé
par la justice
et que nous sommes tous embarqués sur
le même navire.
Les raisons despérer apparaissent mais ce nest
pas encore gagné.
Le chemin doit conduire à un total partage, et on devine
le sérieux sursaut qui simpose pour atteindre une vraie
justice économique, politique, culturelle.
Mais avant tout, et comme le point de passage obligé : le
regard sur lautre complètement changé. Bien au
delà de nos dévouements et de nos gestes caritatifs,
et des bonnes dispositions au Sud comme au Nord, et des calculs de
développement et de mieux vivre : pour rendre possible et vrai
ce renouveau parvenir à une écoute et à un respect
de lautre ; percevoir dune manière toute nouvelle
lidentité de lautre différent de moi, son
être.Oui, on peut parler dune conversion des uns et des
autres, au Nord comme au Sud, quand nous cherchons à regarder
lautre comme Jésus nous a regardés.
Évangéliser la relation. La mission est loin dêtre
terminée.
Pierre
Cadier