Jacqueline
Sayerle
Dès lorigine du Christianisme,
exégètes et théologiens nont cessé
de sintéresser à Judas. Ce nest pas de leurs
écrits que je vais parler mais des uvres littéraires
où il figure, comme personnage principal ou non. Il y en a
évidemment beaucoup plus que je nen citerai. Je crois
cependant mon choix assez large et varié pour présenter
les principaux aspects sous lesquels Judas est apparu au cours des
siècles.
Il occupe une place de premier plan dans lhistoire religieuse
et de tout temps, il a suscité des questions. Il a trahi son
maître, il est en partie responsable de sa mort, doù
lhorreur quil a généralement inspirée.
Mais si cette mort était nécessaire à la Rédemption,
Judas na-t-il pas, malgré lui, collaboré à
cette Rédemption ? Et y a-t-il un salut pour lui ? A toutes
les époques, des gens simples comme des théologiens
ont médité sur son destin et certains ont espéré
pour lui la miséricorde divine. Ainsi, au 13ème siècle,
Sainte Gertrude raconte quinterrogé par elle sur le sort
de Judas, le Seigneur lui répondit : De Salomon ni de
Judas, je ne te dirai ce que jai fait, pour quon nabuse
pas de ma miséricorde. Bernanos, jeune garçon,
fait dire des messes pour une âme en peine, celle
de Judas. Péguy semble avoir été obsédé
par ce personnage, et pour montrer léternelle actualité
de ce sujet, il écrit, évoquant la nuit de Gethsémané
: Judas était prêt et le baiser montait aux lèvres
de Judas. Le baiser qui attendait depuis le siècle des siècles
ensuite retentira éternellement.
Dautre part, Judas est une énigme psychologique : pourquoi
a-t-il trahi ? Les évangélistes disent peu de chose
sur son caractère. A part Jean qui le traite de voleur et suggère
quil était cupide, ils se bornent à rapporter
des faits ou bien des paroles de Jésus. Pascal la dailleurs
très bien vu : Le style de lEvangile, écrit-il,
est admirable en tant de manières et entre autres en ne mettant
jamais aucune invective contre les bourreaux et ennemis de Jésus-Christ.
Car il ny en a aucune des historiens contre Judas
.
Nous verrons que cette discrétion (ou cette charité)
na pas toujours été observée par la suite.
Pendant de nombreux siècles, on sest contenté
du portrait stéréotypé dun homme qui réunissait
en lui tous les vices.
Mais, aux 18ème et 19ème siècles, et surtout
au 20ème, le tabou étant levé, on sest
intéressé à lui, on a essayé de percer
son mystère, voire de le réhabiliter. Auteurs chrétiens
et non chrétiens lont pris comme sujet de leurs livres.
Pour certains, il semble avoir été surtout un prétexte,
dautres ont cherché visiblement loriginalité,
voire la provocation et le scandale.
Après ce survol, voyons avec quelques détails comment
dix-neuf siècles de chrétienté se sont représenté
ce personnage. La condamnation portée contre lui semble avoir
été générale et limage quon
trace de lui se ramène à quelques traits : cest
un avare, un voleur, un envieux et un traître, bref un être
démoniaque, un damné. A ces vices, à cette trahison,
lEglise ajoute deux crimes, à ses yeux peut-être
les pires : le sacrilège (il a profané leucharistie
en partageant la Cène avec les autres disciples) et le suicide.
Et son physique correspond à son âme : il est hideux.
Quon se rappelle le visage que lui prête Giotto dans la
fresque du Baiser. On limagine en général roux
: on a souvent regardé les roux avec méfiance. A ce
propos, on cite cette anecdote : un jésuite, voulant insulter
un homme, remarque quil est roux comme Judas. A quoi linsulté
répond spirituellement : Je ne sais pas si Judas était
roux, mais je sais quil était de la compagnie de Jésus.
Antijudaïsme des premiers siècles
Très tôt ; lantijudaïsme
va accroître lhorreur quinspire le personnage :
en effet, le mot latin qui signifie Juif, Judaeus, est
très proche de Judas, qui par ailleurs est le nom dune
des douze Tribus.
Et la légende sest vite emparée de lui. Dès
le 2ème siècle, lévêque Papias racontait
quaprès sa trahison, Judas avait vu son corps enfler
démesurément, quun chariot lavait écrasé
et que ses intestins sétaient répandus à
terre.
Un Evangile apocryphe, Vie de Jésus en arabe, raconte quenfant
Judas était déjà habité par un démon.
Le petit Jésus, âgé de trois ans, faisant des
miracles par le contact de ses vêtements ou leau de son
bain, la mère de Judas conduisit celui-ci chez Marie pour que
Jésus le guérisse.
Mais Judas se mit à frapper Jésus et celui-ci à
pleurer. Et lendroit où il avait été frappé
est celui que, sur la croix, une lance perça.
Le Livre de la Résurrection par Barthélémy
raconte que la femme de Judas avait pris en nourrice le fils de Joseph
dArimathie âgé de sept mois. Miraculeusement, lenfant
se mit à parler pour prier son père de larracher
des mains de cette femme féroce (cest toute
la famille qui est maintenant comprise dans la réprobation).
Le même livre nous montre Jésus descendant dans lAmenté
(le séjour des morts pour les Coptes) et lançant contre
ce fils du diable une série de malédictions
: trente dragons incarnant tous les vices vont le dévorer.
Au moyen-age
Au 13ème siècle,
La Légende dorée montre une intéressante interférence
avec la mythologie grecque ; la mère de Judas, Ciborée,
quand elle était enceinte ayant rêvé quelle
donnerait naissance à un fils maudit, le fait exposer. Mais
il est recueilli par une reine qui lélève comme
son enfant. Ayant tué celui quil prenait pour son frère,
il senfuit jusquà Jérusalem où il
entre au service de Ponce Pilate. Surpris par le propriétaire
dun jardin où il volait des fruits, il le tue. Il épouse
ensuite sa femme. Cet homme, Ruben, était en réalité
son père et la veuve, Ciborée, sa mère. Ayant
découvert la vérité, il senfuit encore.
Cest alors quil rencontre Jésus.
On naurait pas pensé que le portrait de Judas pouvait
se noircir encore, et pourtant limagination populaire ajoute
à tous ses crimes le fratricide, le parricide et linceste.
Mais le plus intéressant, ici, cest quon reconnaît
une transposition du mythe ddipe. Il y a là une
idée profonde : Judas comme dipe sont deux figures de
la prédestination. Mais, plus malheureux qudipe,
Judas est coupable encore de la mort du fils de Dieu.
Les pires supplices sont imaginés pour ce damné. Dans
le dernier chant de LEnfer, Dante décrit le neuvième
cercle réservé aux traîtres. Lucifer y réside
: il est énorme, il a trois têtes et dans chaque bouche
se trouve un damné quil dévore. Les deux premiers
sont Brutus et Cassius, les meurtriers de César, voisinage
qui étonnera moins si lon songe que César est
le chef de lEmpire terrestre comme Jésus celui de la
cité céleste. Le troisième est Judas :
Cette âme qui là haut subit la pire peine
Est Judas lIscariot, dit mon maître. En la gueule
Est la tête et dehors il agite les pieds.
Judas figure évidemment parmi les personnages des Passions
et Mystères. Ce théâtre, né dans les abbayes
bénédictines où, pendant les fêtes de Pâques,
des clercs présentaient sous une forme dramatique des scènes
de lEvangile, a pris une énorme extension. Sorti de la
nef, il a au 14ème et au 15ème siècle, gagné
la place publique. Il était joué par des acteurs amateurs
(clercs, nobles, bourgeois) sur dimmenses tréteaux dont
la longueur pouvait atteindre quarante mètres et en décors
simultanés, sommaires mais nombreux (comme le Paradis terrestre,
le lac de Tibériade, le temple de Jérusalem, le Golgotha
et lEnfer doù jaillissaient des diables parmi les
flammes). Les représentations duraient plusieurs jours et les
textes, très longs, avaient jusquà quarante mille
vers. Judas y tenait un rôle important.
Dans La Passion Palatine, il apparaît, après la scène
où Marie oint les pieds du Seigneur dun parfum précieux,
sous les traits dun avare qui ne se résigne pas à
cette perte dargent, trente deniers au moins quil se promet
de récupérer dune façon ou dune autre.
Plus tard, chez Anne, il se révèle traître et
menteur sans vergogne. Trait peut-être dantisémitisme
: lauteur introduit ici un détail pittoresque : il manque
deux deniers pour faire le compte ; un juif les prête à
Anne, associant ainsi le peuple au crime du Temple et de Judas. Un
peu plus tard, celui-ci allie le cynisme à la trahison. Son
repentir nen apparaîtra que plus invraisemblable.
On trouve un Judas autrement complexe dans une Passion dune
qualité très supérieure, celle dArnoul
Gréban. Une des plus belles scènes de notre théâtre
est le dialogue entre Judas et Désespérance :
Judas Doù viens-tu ?
Désespérance Du parfont denfer
Judas Quel est ton nom ?
- Désespérance Désespérance
Judas-Approche et me donne allégeance
Si mort peut mon deuil alléger.
Au malheureux qui se demande si Jésus pourrait pardonner,
Marie intervenir, Désespérance répond que son
forfait est trop grand et lui tend la corde avec laquelle il va se
pendre
Judas Attends-moi, très horrible gouffre
Car sans fin en LEternel soufre
Vais mourir de mort douloureuse.
Le rôle de Judas nétait pas sans danger, étant
donné l horreur que le personnage inspirait et léchauffement
de ces immenses foules : on linjuriait, on lui lançait
des pierres, et quelquefois même il était blessé.
La tradition des Passions na pas totalement disparu : quon
pense à celle dOberammergau en Bavière.
Cest le thème dun roman de Kazantzaki : Le Christ
recrucifié. De nos jours, dans un village dAnatolie peuplé
de grecs orthodoxes vivant sous le joug dun agha turc, les habitants
décident de jouer, selon la coutume, la Passion pendant la
semaine sainte. Ils distribuent les rôles en fonction du caractère
et du physique des gens. Judas nest pas difficile à trouver
: Mais le capitaine intervint vivement : nous avons notre Judas
: Panayotis, le mange plâtre ! Impossible de trouver mieux !
Une face de sauvage, marquée par la petite vérole ;
une poigne de fer ; un vrai orang-outan !
Et, détail
plus important encore, il a les cheveux et la barbe qui conviennent
: tout rouges, comme ceux du diable . Mais quand, avec précaution,
le prêtre demande à Panayotis de rendre un service qui
nest pas agréable , lhomme se met
en colère : Je respecte le conseil des Anciens, réplique-t-il,
mais ne me demandez pas de trahir le Christ ! je refuse. Je ne ferai
pas Judas . En réalité, la représentation
naura pas lieu mais la passion sera effectivement vécue
par ces gens. Grecs, ils se révolteront contre le joug turc
et cette révolte sera sauvagement réprimée. Et
chacun des acteurs désignés aura le sort du personnage
quil devait incarner : ainsi Manolios choisi pour être
Jésus se sacrifiera pour ses frères et sera tué
par Panayotis quon avait contraint à prendre le rôle
de Judas.
Du moyen-age au XIXè siècle
Après linterdiction
des Mystères, Judas, pendant des siècles, ne figure
plus guère dans la littérature. Mais lhorreur
que sa trahison inspire se perpétue dans des superstitions
comme éviter dêtre treize à table ou de
tendre la main vers un plat en même temps quune autre
personne. Et le nom reste un symbole souvent lié à lantisémitisme.
Ainsi, au 19e siècle, pour flétrir un opportuniste dangereux,
Béranger écrit une chanson intitulée Monsieur
Judas, et, en 1920, Léon Daudet dénonce dans Le temps
de Judas la prétendue trahison des Juifs.
Comme beaucoup de personnages particulièrement célèbres
et typés, celui-ci est devenu un nom commun : on dit
un judas comme on dit un tartufe .
Plus curieux encore est cet autre sens : un judas
est une ouverture doù lon peut voir en traître
. Une expression rappelle que, selon la légende Judas
était roux : le bran de Judas (le bran est la
partie la plus grossière du son) désigne les taches
de rousseur. Le mot est même devenu adjectif : Que cela
est Judas ! sécrie un valet de Molière.
Pour qualifier la même action vile, son maître a une
expression plus relevée : Que voilà qui est scélérat
! Cet exemple montre que lemploi du mot était courant
et quil appartenait plutôt à la langue familière.
Un siècle plus tôt, Agrippa dAubigné parlait
dun jaune pâle, jaune doré, jaune Judas.
A partir du 18ème siècle, avec le progrès des
études scripturaires, le regard des théologiens et des
laïques sur Judas va se transformer. Dans un écrit intitulé
Judas Iscariot et autres essais, langlais Th. De
Quincey, à la suite, dit-il, de penseurs allemands, tente de
le réhabiliter. Tout ce quon a pensé et dit de
lui est faux, affirme-t-il. Judas estimait que toutes les conditions
étaient réunies pour que sinstaure le royaume
terrestre attendu. Mais Jésus était une sorte dHamlet
: il hésitait à agir. Judas a voulu ly contraindre.
Il est mort désespéré davoir involontairement
causé la mort de son maître. Cet intestin répandu
sur le sol, selon la légende, cest limage de son
cur brisé.
Le Judas du XIXème siècle
Une cinquantaine dannées
plus tard, dans La Vie de Jésus, uvre aussi littéraire
que théologique, Renan porte un jugement favorable et au total
assez traditionnel, mais cependant nuancé sur Judas. Il écrit
Le souvenir dhorreur que la sottise ou la trahison de
cet homme laissa dans la tradition chrétienne a dû introduire
ici quelque exagération. Ecartant comme motifs de la
trahison lavarice (lintérêt de Judas était
de continuer à tenir la caisse), lamour-propre,
il refuse de croire Jean qui veut en faire un voleur.
Pour lui, ladministrateur aura tué lapôtre,
il trouvait que le maître coûtait trop cher à sa
famille spirituelle. Il y eut peut-être dans son fait plus de
maladresse que de perversité. En tout cas, le pauvre
Judas navait pas complètement perdu le sentiment
moral, puisque voyant les conséquences de sa faute, il se repentit
et, dit-on, se donna la mort.
A peu près à la même époque, un prolongement
tardif de la vision très noire que les siècles chrétiens
ont eue de Judas se rencontre chez V. Hugo. La deuxième partie
de La Fin de Satan intitulée Le Gibet est une paraphrase poétique
et en somme très catholique de lEvangile.
Lennemi des prêtres et de la religion sy montre
plein de respect pour le Christ et ne conteste rien de ce que lEcriture
a dit. Judas apparaît dans plusieurs poèmes. On le voit
dabord recevoir dun prêtre les deniers de la trahison.
Madeleine vient confier à Marie ses soupçons : Judas
est un calculateur de fraude et de profit, Cest
un monstre
Il faut décider Jésus à
quitter Jérusalem le soir même et larracher à
Judas, son hideux compagnon.
La mère en sanglotant lui fait signe que non.
Au jardin de Géthsémané, le traître sapproche
blême et les mains crispées,
Baise Christ et le ciel sacré fut obscurci.
Jésus est arrêté :
Il ne regardait rien pour épargner Judas.
Dans Pire que Judas on voit celui-ci rapporter largent au
Temple puis se pendre
Où ? Dans quel vil ravin ? Dans quel recoin maudit
?
Est-ce à quelque vieux clou dun mur qui pourrissait
Quil attacha le nud vengeur ? Nul ne le sait,
Cette corde à jamais flotte dans les ténèbres.
Le poème suivant est une méditation sur le Champ
du potier :
Ton nom semble tragique et fait dun mot qui souffre,
Haceldama ! ce mot crie ainsi quun blessé
Nous voici au seuil du 20e siècle. Un bilan rapide montre
que les 19 siècles précédents ont vu
La formation de la légende de Judas
La constitution dun mythe en liaison avec lantisémitisme
La naissance dun personnage littéraire (essentiellement
au théâtre et en poésie)
La fortune linguistique dun nom
Le début de la réhabilitation du disciple maudit
Au XXe siècle
Nous savons que, à partir
du 18è siècle, certains penseurs ont eu de Judas une
vision moins sévère et plus nuancée. La tendance
se précise au 20è siècle, en même temps
que le personnage semble éveiller de plus en plus dintérêt
chez des écrivains tant juifs ou incroyants que chrétiens.
La production duvres où il joue un rôle important
ou capital devient abondante : livres à mi-chemin entre la
théologie et la littérature ou entièrement profanes,
et dans des genres variés : essai, théâtre, roman.Dès
maintenant on peut proposer quelques explications :
La première est la levée du tabou. Dans notre époque
de laïcité et de liberté dexpression chacun
peut impunément écrire ce quil veut sur un tel
sujet.
Dautre part la religion est à la mode. Les livres sur
la vie de Jésus se multiplient. Judas y tient nécessairement
une place, dautant plus importante que lexégèse,
en portant sur lui un regard nouveau, augmente la curiosité
quil inspire.
De plus, rappelons-nous que pendant de longs siècles il a
été considéré (il lest encore par
certains) comme la figure même du juif. Chez certains auteurs
sa réhabilitation sera une manière, plus ou moins consciente,
de lutter contre lantisémitisme.
Dailleurs, au-delà de ces motifs, on doit reconnaître
quil a de quoi devenir un héros de roman.Dès les
premiers siècles sa trahison a paru une énigme devant
laquelle on sinclinait.Les hommes de notre temps veulent la
percer. Son comportement déroutant ne décourage pas
des gens habitués aux analyses freudiennes et aux complexités
des personnages de Dostoïevski.
Je crois quil faut aller plus loin : notre époque qui
a divinisé Sade et fait un saint de Jean Genet et noublie
pas le mot de Gide : on ne fait pas de bonne littérature
avec de bons sentiments, ressent une attirance pour cet être
malheureux et maudit.
Bref, de lhorreur à lexaltation, il inspire les
sentiments et les uvres les plus divers. Sans tenir compte de
la chronologie, je parlerai successivement des ouvrages où
il reste proche du personnage traditionnel, puis de ceux qui le réhabilitent,
de ceux enfin où il est glorifié.
Personnage traditionnel
Je débuterai par un texte
situé à la charnière du 19è et du 20è
siècle, où se condense toute lexécration
de 19 siècles de christianisme à légard
de Judas. Publié en 1892, il était resté à
peu près invendu. La 2è édition corrigée
a paru en 1905. Lauteur est Léon Bloy, un catholique
frénétique qui a passé sa vie à injurier
ses contemporains. Dans son paradoxal Salut par les Juifs il condamne
lantisémitisme de Drumont tout en renchérissant
sur les insultes contre les juifs. Il leur reproche dêtre
un peuple dargent et de réunir en eux les
traits les plus ignobles. Mais cest quils sont, par la
volonté de Dieu, chargés comme le Christ de tous les
péchés du monde.
Seule leur conversion permettra à Jésus de descendre
de sa croix. Judas est évidemment limage parfaite du
juif, leur type, leur prototype, et leur surtype, si lon
veut, le paradigme certain des ignobles et sempiternelles conjugaisons
de leur avarice à ce point quon les croirait tous sortis
en même temps que les intestins, du ventre crevé de ce
brocanteur de Dieu. Il sest pendu au figuier qui navait
rien eu à donner au Christ. Quel sort attend ce maudit ? Dans
une page superbe, Bloy imagine le dialogue final entre Jésus
et lui : Rien ne le sauverait, ni les supplications de Marie,
ni les bras en croix de tous les martyrs, ni les ailes déployées
des Chérubins ou des Trônes.Il est donc damné,
et de quelle damnation !
- Jen appelle ! dit-il.
Il en a appelé ! A ce mot inouï les astres séteignent,
les monts descendent sous les mers, la face même du juge sobscurcit.
Les univers sont éclairés par la seule croix de feu.
- A qui donc en appelles-tu de mon jugement ?demande à ce
réprouvé notre Seigneur Jésus-Christ.
Cest alors que dans le silence infini, le maudit profère
cette réponse :
- Jen appelle de ta justice à ta gloire !
De la damnation à la rédemption, cest le mouvement
même que nous suivrons dans les pages que je vais consacrer
à Judas personnage de la littérature contemporaine.
Parmi les Judas infâmes quelle nous offre, en voici
deux, très différents et également odieux. Dans
le Maître et Marguerite de Boulgakov presque toute laction
se passe dans le Moscou de Staline, mais le personnage principal étant
un écrivain qui compose un roman sur Ponce Pilate, lauteur
introduit dans le récit quelques chapitres de ce roman.Ils
racontent la Passion du Christ et ses suites du point de vue du procurateur
romain. Contrairement aux exégètes soviétiques
Boulgakov croit que Jésus a réellement existé
mais il prend de grandes libertés dans lEvangile et son
Yeshoua ne ressemble guère à celui du Nouveau Testament.
Si pour le caractère Judas reste assez classique, sa vie est
profondément transformée par limagination du romancier.Cest
un jeune homme très beau. Il na quune passion,
celle de largent. Il a fait la connaissance de Jésus,
la invité chez lui, la interrogé sur ses
idées politiques, puis est allé le dénoncer aux
Prêtres. Pour éviter des troubles après la mort
de Yeshoua, Pilate charge un espion de protéger Judas. Loin
dobéir, cet homme, qui est en réalité une
incarnation du Diable, attire le traître dans un guet-apens.
Croyant courir à un rendez-vous amoureux, Judas se rend au
Jardin des Oliviers, où il est assassiné. Les tueurs
jettent la bourse ensanglantée dans la cour de Caïphe.
On le voit, ce Judas garde les trais du Judas traditionnel : traître,
cupide, il na quun avantage, sa beauté.Encore cette
beauté semble-t-elle luciférienne.
En 1907 Claudel dans Mort de Judas juge le traître en catholique
implacable mais lutilise comme un symbole : celui du manque
de scrupules, du cynisme, de légoïsme, du médiocre
bon sens en face de la folie de la croix. A la fin Judas est devenu
la figure de lintellectuel moderne, de la race des Goethe et
des Gide. Pendu à son arbre, il monologue et fait son apologie
: jétais, dit-il le plus instruit des douze
et un bon administrateur. Bien sûr, cest plus
distingué de ne pas toucher à largent, mais le
soir tout de même, quand on avait fini de considérer
les lys des champs on était heureux de trouver la soupe prête.
De temps en temps il faisait un petit virement à [son]
compte personnel, mais il avait à tenir [son] rang. Des
miracles, il en a vu, il en a même fait mais à la fin
cela lagaçait. Au moment où allait commencer une
discussion passionnante se présentait quelque cul-de-jatte
quon remettait immédiatement sur pieds, et adieu la discussion
! Les Pharisiens, eux, étaient raisonnables, ayant à
cur lintérêt national, lordre public.
Ce qui a consommé la rupture, cest le geste fou de Marie-Madeleine
qui, pour acheter de la parfumerie, a dépensé
toute sa fortune, sur laquelle il comptait.Après cela, il ny
avait plus à hésiter. Et cest la scène
du baiser. Il rendait à létat, à la religion,
à son maître lui-même un service éminent
en lempêchant désormais de troubler les faibles,
de semer dans la population le mécontentement de ce qui existe
et le goût de ce qui nexiste pas. Et voilà que
les Prêtres, au lieu de le féliciter, lui jettent avec
mépris un peu dargent. Après cela, il ny
avait quà tirer léchelle ! cest ce
que jai fait. On le voit, nous avons ici un Claudel comique,
truculent. Le comique est sans doute un peu gros, mais cette satire
de lopportunisme, du bon sens vulgaire, a de la force. Et de
tous les livres sur Judas que jai lus, cest le seul de
ce ton.
Après ces 2 textes dans lesquels un des personnages est assassiné
tandis que lautre se pend par dépit, nous nen trouverons
plus où les Judas nont même pas lexcuse du
remords, puisque lun est assassiné tandis que lautre
se pend par dépit.
Un troisième me semble une véritable provocation,
le seul dont lesprit soit vraiment sacrilège. Lintention
de J. Chessex dans Judas le transparent est sans doute de dénoncer
luniverselle cruauté et luniverselle corruption,
incidemment aussi dappâter le lecteur par des scènes
très scabreuses. Laction se passe de nos jours, en Suisse,
pendant le temps pascal et transpose avec quelles distorsions blasphématoires,
les événements de la Passion. Jésus est un mage
chef dune secte où lon pratique des violences sadiques,
Judas un vieux châtelain débauché, haineux et
criminel. Du Judas traditionnel il a des traits, les cheveux roux,
la laideur. Il épie ses fils par un judas. Il a aimé
le maître dont il a été le prêteur mais
il lui reproche de ne pas lavoir assez distingué et à
Dieu davoir fait de lui un maudit. Après une parodie
de la Cène et de la Passion, il se pendra à un figuier
stérile.
Judas complexe
Dans le Judas Iscariote dAndréev,
le personnage éponyme reste proche de la tradition : il est
cependant plus nuancé, très russe. Cest un homme
laid, jaloux et perfide. Cependant il aime Jésus. Sil
le livre, cest quil est mécontent de son inaction
apparente, déçu dans son attente dun Messie glorieux.
Après sa trahison, il éprouve dabord de la fierté
davoir été plus fort que son maître, tout
en méprisant la lâcheté des autres disciples.
Finalement il prend conscience du vide de sa vie et se suicide.
Plus complexe encore, le Judas de Lanza del Vasto est, selon lauteur,
un hérésiarque né.
Dabord disciple de Jean-Baptiste qui le chasse à cause
de ses vices, il rencontre Marie de Magdala et devient disciple de
Jésus. Cest le plus cultivé des Douze, un intellectuel,
un philosophe. Il médite sur le bien et le mal, soutenant des
thèses paradoxales, par exemple quil faut pécher
pour manifester la puissance du pardon. Malgré sa valeur, il
se sent tenu à lécart et souffre de nêtre
pas distingué par Jésus. Cest un jaloux. Lorgueil
fera de lui un traître : flatté de lintérêt
que les Prêtres lui portent, il accepte pour ne pas les froisser
(le mobile de la cupidité est désormais écarté)
largent quils lui proposent. Et puis il en veut à
Jésus de ne pas manifester sa grandeur, lentrée
dans Jérusalem sur un âne le dégoûte.Il
y a un autre grief, sorti tout entier de limagination de lauteur
: le parfum que Marie-Madeleine a répandu sur les pieds de
Jésus, cest Judas qui le lui avait offert. Néanmoins,
au dernier moment, il hésite : obligé daccompagner
Malchus jusquau jardin des Oliviers, il parcourt un vrai chemin
de croix (nous retrouverons cette passion de Judas). Mêlé
à la foule qui réclame la mort de Jésus, il est
bouleversé, hurle que son maître est innocent.Torturé,
il a ce cri paradoxal : Oh Seigneur, comme tu mas trahi
! mais ajoute : Je taime, parce que tu nes
pas un Dieu. Il décide de mourir.Mais sil devait
rencontrer Jésus dans lau-delà ? Finalement il
crie son nihilisme : Je crois en toi, en toi seul, Rien
et va se pendre au figuier que le Christ avait maudit.
Mauriac qui, dans son uvre, scrute avec délectation
les âmes des pécheurs ne pouvait pas ne pas sintéresser
à Judas. Dans sa Vie de Jésus cest le disciple
dont il parle le plus. Il porte sur lui un jugement nuancé,
mais qui reste dans la ligne traditionnelle. Il le voit comme un homme
raisonnable, désireux de réussite temporelle, et qui
sattache à Jésus dans lespoir que celui-ci
lui transmettra une partie de ses pouvoirs. Un peu voleur, il amasse
en secret un pécule quil dérobe à la bourse
commune. Peu à peu il comprend que la puissance du Christ nest
pas de ce monde.Il se dit quil est fou de gâter de pareils
dons, quil est perdu et quil va lentraîner
dans sa chute. Il faut bien tirer son épingle du jeu.Il se
fait des relations parmi les Prêtres. Il a accepté les
trente deniers pour ne pas les désobliger. Mais
il hésite encore.Il prendra sa décision au cours du
dernier repas.Et cest là que linterprétation
de Mauriac est intéressante et originale : Judas se croyait
le mal aimé Lui qui peut-être navait jamais
reposé sa tête sur aucune épaule devient
fou de jalousie. Quand il voit Jean se pencher vers la
poitrine du Seigneur. A ce moment Satan entra en lui.
Mais même alors rien nétait encore perdu pour lui,
dit Mauriac Son crime aurait pu nêtre aux yeux des
hommes que celui de Pierre. Dieu aurait eu le traître nécessaire
à la Rédemption et un saint de surcroît
Mais Judas a désespéré et lauteur nous
laisse tirer la conclusion.
Lexplication de Judas
Deux textes vont maintenant nous
proposer de la trahison une explication que nous avons déjà
rencontrée : cest la déception de Judas quand
il comprend que le royaume de son maître nest pas de ce
monde.
Il prononce un monologue de quelques pages dans En cheminant avec
Jésus de G. Suffert. Il a compris, dit-il, que Jésus
était bien le messie, mais (ny a-t-il pas ici un écho
de Claudel ?) il sest aperçu que ce messie était
fou. Il ne restait quune solution : le livrer. Ensuite sa vie
a perdu tout son sens et il sest suicidé.
Dans la pièce de D. Fabbri Procès à Judas une
troupe dacteurs juifs, pour essayer de savoir si le malheur
sans fin des Juifs a pour cause la croix quils ont dressée
sur le calvaire, refait chaque soir devant de nouveaux publics le
procès de Jésus. Chacun des protagonistes de la Passion
vient sexpliquer devant le tribunal. Judas naccepte pas
le qualificatif de traître. Et dabord, loin dêtre
un avare et un voleur, il a mis en commun tous ses biens et il était
totalement ruiné quand il a reçu les 30 deniers.Et cest
précisément son rôle de trésorier qui la
isolé. Il sest senti rejeté et a mal supporté
que Jésus ait choisi Jean et non lui pour confident. Déçu
dans son attente dun messie roi terrestre, il a pris contact
avec le Sanhedrin mais il pensait quon parviendrait à
un modus vivendi avec Jésus. Il reproche à Jean de ne
sêtre pas dressé, étant averti, pour lempêcher
de livrer son maître.
Tous les textes déjà cités peuvent paraître
bien conventionnels et très sages quand on aborde les Mémoires
de Judas de P. Bourgeade, livre irritant, provocant mais intéressant
par la dimension mythique quil donne à Judas. Cest
un roman baroque par la structure (récit linéaire mais
coupé de chapitres inattendus) et par le continuel télescopage
des époques : par exemple la Palestine est maintenant sous
domination anglaise, Pilate sappelle Sir Ponce, les parents
de Judas tiennent une station-service etc. Mais le Temple est encore
debout et lon crucifie les condamnés à mort. Le
narrateur relate comment, égaré, il a été
hébergé par le curé dune église
désaffectée, personnage dans lequel il reconnaît
Judas. Celui-ci lui raconte sa vie et sa trahison. Il
a accepté de livrer Jésus pour accomplir lEcriture.
Notons lapparition de cette explication que nous retrouverons
plus loin. Après, il a éprouvé un sentiment complexe
de douleur, de fierté et de rancune envers son maître
qui la choisi pour ce terrible rôle. Depuis 2000 ans il
expie sa faute, renaissant de réincarnation en réincarnation
et pour chaque enfant qui vient au monde [son] nom renaît,
synonyme de lucre, de lâcheté, de trahison (On
peut noter ici une interférence avec le mythe du juif errant.)
Il est maintenant le curé dune église désaffectée,
peuplée de fantômes et de bêtes. Nouveau symbole
: son agonie est devenue celle de lEglise. Après son
récit il sendort. Et le narrateur admire la beauté
douloureuse de son visage. Finalement il le tue, en le frappant avec
un crucifix, pour mettre fin à ses souffrances et à
sa punition.
La réhabilitation de Judas
Ces Judas complexes et dont aucun
nest entièrement mauvais nous mènent à
la longue série des Judas réhabilités.Je nen
étudierai que six : il se ressemblent souvent. Presque toujours
leur trahison sexplique par la naïveté
ou par un malentendu.
Dans A souffert sous Ponce Pilate de Paul Raynal, Judas, inquiet
pour Jésus qui commet des imprudences, se fie aux promesses
des prêtres qui désirent seulement disent-ils, sermonner
son maître, tandis que dans Un nommé Judas de Bost &
Puget, il veut forcer le destin, obliger Jésus en face des
Juifs et des Romains à révéler toute sa puissance
de messie. Les deux personnages, désabusés, se suicident,
mais le premier consolé et racheté, le second désespéré,
au moment même où lon apprend la Résurrection.
Plus complexe, tout en ressemblant par certains traits aux précédents,
est le Judas de A. Burgess dans lHomme de Nazareth. Tourmenté,
il cherche la paix auprès de Jésus, mais quand celui-ci
annonce sa mort prochaine, il voit là une idée morbide.Plus
inquiet encore après le scandale au Temple, il décide
de mettre Jésus à labri de lui-même et des
Romains et confie cette mission au Sanhédrin. Détrompé,
il sabandonne au désespoir et se pend. Il sera le premier
enterré dans le champ du sang.
En 1993 D. Reznikoff a publié un Judas Iscariote qui montre
une solide connaissance de lEvangile et aussi de lhistoire
et des murs juives. Son Judas est un personnage positif quelle
réussit à réhabiliter sans trop modifier les
données du Nouveau Testament. Cest un jeune prêtre
soldat de la police du Temple que son chef, craignant un complot des
Esséniens ou des Zélotes, envoie se renseigner dabord
auprès de Jean-Baptiste, puis de Jésus. Il se mêle
aux foules qui suivent celui-ci, puis à des groupes plus restreints
de disciples. Enfin Jésus le choisit comme un des Douze. Peu
à peu, intrigué puis subjugué par le Christ,
il sattache réellement à lui. Cest un juif
pieux, tourmenté, déchiré entre son devoir de
prêtre et son affection pour son maître.
Dailleurs il ne comprend pas plus que ses compagnons où
celui-ci veut les mener et qui est celui qui lenvoie et dont
il parle toujours. Lauteur adopte la thèse de certains
exégètes moderne pour qui cest Pilate qui a voulu
larrestation de Jésus. Elle disculpe en partie les prêtres.
Ceux-ci demandent à Judas, pour mettre Jésus à
labri pendant les fêtes de Pâques, de le leur amener.Il
veut tout lui expliquer, lui révéler qui il est, mais
quand il se rend au jardin des Oliviers, il voit avec horreur des
soldats romains semparer de son maître.
En 1955 Marcel Pagnol avait fait jouer un Judas. Lannée
de sa mort, en 1974, il en publie une version révisée,
précédée dune préface importante.
Il y raconte dabord comment les indisponibilités successives
de deux interprètes de Judas lont obligé à
retirer très vite sa pièce de laffiche. Elle était
dautre part en butte à des critiques venues de milieux
juifs qui, sans lavoir vue, la croyaient antisémite,
et de catholiques intransigeants convaincus que lauteur
avait reçu une somme énorme de linternationale
juive pour réhabiliter le traître.
Viennent ensuite une série darguments, à peu
près tous ceux qui ont été ou seront choisis
pour la défense de Judas : les rédacteurs des Evangiles
nétant pas encore des saints, leur témoignage
peut être contesté, et dailleurs ils se contredisent
parfois. Comment Jésus aurait-il pu choisir un homme pour en
faire un damné ? Sa trahison pour 30 deniers est invraisemblable
: il disposait de sommes bien plus considérables et aurait
pu senfuir avec la bourse. Il a trahi pour obéir à
son maître et aux Ecritures. Il a été le premier
martyr.
Le Judas de Pagnol est en effet un être jeune, pur, enthousiaste,
qui, bouleversé par les paroles de Jésus au cours du
dernier repas, finit par se persuader que son maître lui même
lui ordonne de le livrer aux prêtres. De Caïphe qui lui
offre des pièces dor, il naccepte que 30 deniers
dargent pour se conformer aux Ecritures. Désespéré
après la mort de Jésus, il retrouvera confiance devant
le tombeau de celui-ci. Trois disciples sont venus prier dans lattente
de la résurrection.Ils laccusent. Il se défend,
convaincu davoir accompli la tâche pour laquelle il avait
été choisi, mais il dit son désespoir davoir
perdu lami quil avait servi avec tendresse.Sa vie est
finie, mais il sait que le Christ nest pas venu pour sa perte.
Cest une image également favorable de Judas que nous
donne La Dernière tentation du Christ de Kazantzaki, livre
au style somptueux, foisonnant de visions, de rêves, bourré
de références à lAncien et au Nouveau Testament,
à lhistoire et à la légende du christianisme
Mais lauteur y prend de grandes libertés pour raconter,
tels quil les imagine, la jeunesse, léveil de la
vocation de Jésus et les principaux épisodes de son
ministère. Mais le récit de la crucifixion est particulièrement
scabreux : dans son délire dagonisant le supplicié
se croit libre, il retrouve Marie Madeleine, puis va à Béthanie
où, entre Marthe et Marie, il mène, jusquà
la vieillesse, la vie dun époux bigame et dun père
de famille. Ce nest quà la dernière page
que, revenu à lui sur la croix, il comprend avant dexpirer
que cela na été quune vision suscitée
par Satan.
Inutile de dire que, avant le film que Scorsese devait en tirer,
ce roman fit, en 1950, un énorme scandale et que lauteur
faillit être excommunié. Il sexplique dans la préface
: il a toujours été troublé, dit-il, par la double
nature du Christ. Il a voulu montrer que celui-ci était passé
par toutes les épreuves de lhomme qui lutte, et Satan
lattendait même sur la croix, pour une dernière
tentation.Mais de celle-ci aussi il a triomphé. Avec laide
de Judas, serais-je tentée de dire. Nous allons savoir pourquoi.
Physiquement, celui-ci est un rouquin, un homme grand
et solide. Cest un Zélote passionné, sauvage,
qui a choisi pour chef Barrabas. Il a été désigné
pour tuer Jésus quon prend pour un traître.Mais
subjugué par son rayonnement mystérieux, il lépargne
et peu à peu sattache à lui, pressentant quil
est le messie. Mais cest le royaume de la terre quil veut
conquérir avec lui. Les disciples ne laiment pas, et
lui, méprise leur lâcheté (il est vrai que Kazantzaki
ne fait pas deux un portrait flatteur !). Lui sait quil
nabandonnera jamais Jésus dont il est très proche.Et
celui-ci, que lauteur présente comme fragile, avec des
moments dincertitude, sappuie sur sa solidité et
sa fidélité. Et cest sur lordre de son maître
et malgré sa répugnance quil va trouver Caïphe
à linsu des autres disciples. Dans le délire de
Jésus, après la chute de Jérusalem, les disciples,
devenus séniles, se sont rassemblés autour de leur maître.
Judas seul est resté droit et vigoureux : Tu es une grande
âme, sombre et désespérée lui dit
Jésus. Mais voyant son maître installé dans la
tranquilité dune vie toute humaine, Judas a un cri paradoxal
: Traitre ! Ta place est sur la croix. Jésus
lui demande pardon et, à ce moment même, Satan labandonne.
Ne loublions pas : ceci se passe dans le délire du crucifié.
En tout cas nous sommes déjà au-delà dune
simple déculpabilisation et tout près de lexaltation
de Judas dont les deux livres que je vais maintenant résumer
nous offrent lexemple.
Lexaltation
Avec Jean Ferniot il est élevé
au rang de saint et de martyr, comme lindique le titre du livre
: Saint Judas. Lauteur est très bien documenté
et lon trouve chez lui lécho dautres textes
dont jai parlé. Son admiration et sa tendresse pour le
Christ sont évidentes mais il refuse le surnaturel de lévangile,
expliquant rationnellement les miracles et présentant
la résurrection de Jésus comme une imposture. Son Judas
est un bel athlète, un juif pieux. Il rencontre Jésus
au moment du baptême de celui-ci et le suit. Il devient son
confident et son trésorier et pour cela se fait haïr des
autres disciples. Ayant longtemps hésité sur la nature
de sa mission, Jésus finit par comprendre quil ne doit
pas être roi, mais victime. Il a besoin dun traître
et annonce à Judas que le rachat de lhumanité
est entre leurs mains, mais que pour son disciple ce sera au prix
dune mort ignoble et de lexécration universelle.
Judas accepte ce rôle et veille à ne pas dissiper les
soupçons de ses compagnons. Le baiser, cest le Christ
qui le lui donne, avec ces mots : Ami, aujourdhui tu seras
avec moi dans la gloire. Après la mort de Jésus
que seul, il a suivi tout au long de sa passion, Judas suggère
à Pierre de voler le corps du crucifié : Nous
croyons, dit-il, mais il faut que les autres croient aussi Il
se tue, désespéré davoir perdu un maître
aimé mais aussi plein despérance. Son dernier
cri est : Le rachat !. Il a foi dans un salut universel
et espère que son forfait apparent lavera les forfaits réels
les plus affreux et sauvera jusquà Satan. On le voit,
Judas, traître et réprouvé par amour, est plus
quun martyr et un saint, cest le corédempteur.
Borgès était un écrivain dune immense
érudition, ce qui lui a souvent permis de donner les apparences
dune très sérieuse documentation à des
personnages ou des uvres sortis tout entiers de son imagination.
Dans Fictions (recueil dont le tire nous met heureusement en garde)
un texte intitulé Trois versions de Judas présente les
prétendus travaux dun théologien allemand, Runeberg,
totalement fictif.Celui-ci, à la suite de Th. de Quincey, prétend
apporter une explication nouvelle de la trahison de Judas, qui, dit-il,
a sa place dans léconomie de la Rédemption.Il
sest sacrifié pour quun humain réponde au
sacrifice de Jésus. Il est son reflet inversé.
Cette thèse ayant été réfutée
par les théologiens de toutes les confessions, Runeberg modifie
sa doctrine : cette fois, selon lui, cest par ascétisme
que Judas a voulu savilir, se faire imputer les crimes les plus
bas : abus de confiance, délation.
Nayant pas publié son manuscrit, Runeberg le révise
encore et le fait imprimer. Il soutient que Dieu se faisant pleinement
humain doit être aussi pécheur : il est donc devenu Judas.
Epouvanté davoir découvert ce terrifiant secret,
lauteur mourra dune rupture danévrisme, espérant
que la grâce lui sera accordée de partager lenfer
avec le Rédempteur.
Avec ce texte paradoxal et scandaleux, extravagant et profond, nous
sommes arrivés au terme de nos lectures sur Judas.
Je voudrais cependant, avant de conclure, parler de quelques pages
où il napparaît quindirectement, dans une
vision de Jésus en croix.Nous sommes au Moyen Age, celui de
Charles Péguy et de son Mystère de la charité
de Jeanne dArc. Jeannette, qui nest encore quune
petite bergère, médite sur la Passion avec une religieuse,
Madame Gervaise, Jésus, dit celle-ci, a poussé sur la
croix un véritable cri de damné. Pourquoi, puisque tout
était consommé ?
Cest à ce moment-là quil devait,
quil aurait dû être heureux.
Cest que le fils de Dieu savait que la souffrance
Du fils de lhomme est vaine à sauver les damnés
Jésus mourant pleura sur la mort de Judas
Car il avait connu que le damné suprême
Jetait largent du sang quil sétait
fait payer
Que se pendait là-bas labandonné suprême
Quelque part, sous un figuier de ce pays là,
Et que largent servait pour le champ du potier.
Cest alors quil sentit linfinie agonie
Et cria comme un fou lépouvantable angoisse,
Clameur dont chancela Marie encor debout,
Et par pitié du Père il eut sa mort humaine.
Ainsi, après un Judas réhabilité, canonisé,
divinisé, nous revenons au Judas damné de la tradition.
Plus prudents que Péguy abstenons nous, comme nous y invite
G. Suffert, de juger à la place de Dieu.
Étrange destin
Au terme de ces lectures, faisons
un rapide bilan. Quel étrange destin a eu ce personnage ! Son
image, figée pendant 19 siècles, soudain sanime
dans le nôtre en une succession de métamorphoses : hideux
ou très beau, cupide ou généreux, lâche
et jaloux ou sublime dabnégation, être satanique
ou messie, il a tout été, au gré des connaissances,
des croyances, des fantasmes de ceux quil a inspirés.
Dans ces figures contradictoires, deux traits cependant se retrouvent
inchangés, à deux exceptions près : il est, au
moins en partie, responsable de la mort de Jésus, il sest
suicidé. Et cette remarque peut conduire à avancer une
hypothèse. Depuis Nietzsche le thème de la mort de Dieu
hante notre époque, qui, dautre part, commence à
se demander si nous ne sommes pas en train de préparer notre
propre mort. Dans les profondeurs de linconscient collectif,
Judas le déicide, le suicidé, ne serait-il pas une des
figures de lhomme moderne ?
Jacqueline
Sayerle
Bibliographie
- Vie de Jésus en Arabe (ou syriaque) : Ve siècle
- Livre de la résurrection de J.C. par lapôtre
Barthélémy : VIe siècle
- Jacques de Voragine. La légende dorée : XIIIe siècle
- Dante. La divine comédie : XIVe siècle
- Passion du Palatinus : début XIVe
- Arnoul Gréban. Passion : avant 1452
- Thomas de Quincey (1785-1859) Judas Iscariote et autres essais
- Victor Hugo. La fin de Satan : 1852-1886
- Ernest Renan. La vie de Jésus : 1863
- Léon Bloy. Le salut par les Juifs : 1892
- Charles Péguy. Le mystère de la charité
de Jeanne darc : 1896
- L-N Andréev : Judas Iscariote : 1907
- Paul Claudel. Mort de Judas : 1933
- François Mauriac. Vie de Jésus : 1936
- Lanza del Vasto : Judas : 1939
- Paul Raynal. A souffert sous Ponce Pilate.
- Bost & Puget. Un nommé Judas : 1954
- Marcel Pagnol. Judas : 1955
- Diego Fabbri : Procès à Jésus : 1955
- Nikos kazantzaki. Le Christ crucifié : 1955
- La dernière tentation du Christ : 1955
- M-G Boulgakov. Le Maître et Marguerie : 1962
- Antony Burgess. Lhomme de Nazareth : 1976
- J. Chessex. Judas le transparent : 1982
- Jean Ferniot. Saint Judas : 1984
- Pierre Bourgeade. Mémoires de Judas : 1985.
- Dominique Reznikoff. Judas Iscariot : 1993
- Georges Suffert. En cheminant avec Jésus : 1997
Le Judas de François Mauriac
On connaît la remarque de
François Mauriac sur Judas : Il sen est fallu de
très peu que les larmes de Judas ne fussent confondues, dans
le souvenir des hommes, avec celles de Pierre. Il aurait pu devenir
un saint, le patron de nous tous qui ne cessons de trahir1.
Le crédit en serait revenu à Matthieu, car cest
lui qui, à partir de Marc, a brodé sur le personnage
de Judas. Il le présente comme obéissant malgré
lui à un destin tracé par Dieu :
- Lorsque Jésus annonce que lun des Douze le trahira,
Judas demande innocemment : Serait-ce moi, Rabbi ?
- Tu las dit répond Jésus2
- Au moment où Judas lui donne le baiser de la trahison,
Jésus lui dit Ami, fais ta besogne3.
- Après son forfait, Judas se repent (Jai péché
en livrant un sang innocent) et se suicide4.
Les efforts romanesques de Matthieu pour faire de Judas linstrument
prédestiné, et pourtant repentant, de la crucifixion,
nont pas suffi à lui gagner une auréole et une
place parmi les saints du calendrier. Dailleurs, sanctifier
Judas nentrait pas vraiment dans les intentions de Matthieu,
et les auteurs apocryphes nont pas davantage exploité
cette possibilité.
- 1 Mauriac, Vie de Jésus, p.229.
- 2 Matthieu 26/25.
- 3 Matthieu 26/49-50.
- 4 Matthieu 27/3-10. Selon Actes 1/18-19, Judas serait mort accidentellement.
- Jésus et Jean Baptiste Laurent GUYENOT Ed.
Imago (Diffuseur PUF) 1999