Dabord étudier le texte en profondeur
Il est assez convenu
dans le protestantisme réformé et luthérien, dans
les milieux dÉglise, mais aussi parmi les spécialistes
de la Bible et les théologiens, de résister à réduire
la Bible à un recueil de textes qui ne seraient que des «
prétextes ». Est stigmatisé ici le geste de se servir
dun texte biblique sans lavoir étudié avec
profondeur et sérieux et afin de rendre légitimes une
option théologique, une vision spécifique du monde, une
approche particulière de lexistence humaine.
Cette méfiance est largement positive. Elle nous
rappelle tout dabord que le texte biblique nest pas celui
que nous avons nous-mêmes écrit. Il nous plonge dans une
histoire qui nest pas la nôtre, il nous rapporte des expériences
que nous navons pas vécues, il nous présente des
points de vues que nous ne partageons pas forcément. Prendre
au sérieux le texte biblique, revient donc à sexposer
à une différence qui élargit lhorizon de
notre foi et de nos réflexions. Cette confrontation à
une altérité nous révèle ainsi que Dieu
nest pas limité à ce que nous en disons. Il peut
être pensé, cru, expérimenté de manières
variées, selon les sensibilités, les contextes, les histoires
de chacune et de chacun.
Refuser de faire de la Bible un livre-prétexte,
entend aussi nous rappeler que, celle-ci, du fait même de son
altérité, nous questionne plus quelle ne nous cautionne.
Nous retrouvons ici lun des gestes caractéristiques de
la Réforme, celui de soumettre lÉglise, et tout
ce quelle pense et met en pratique, à lautorité
des Écritures. Comme lécrit, à juste titre,
Freddy Durrleman, le fondateur de la Cause : « le protestantisme,
cest lÉglise jugée par lÉcriture.
» Ce geste relativise de fait nos doctrines et nos institutions
et inscrit lÉglise dans le courant dune réforme
permanente. Nous pourrions même affirmer ici que ce principe rend
le protestantisme fondamentalement libéral. En acceptant de se
soumettre à la Bible, lÉglise fait le choix de louverture
au questionnement, à la critique, à la nouveauté.
Soumise à une autorité autre, linstitution ecclésiale
demeure toujours relative, elle ne puise pas son autorité en
elle-même pas plus quelle nest un but en soi.
Ne pas se contenter dun texte « prétexte
» est enfin une manière de récuser ce fondamentalisme
pratique qui se satisfait dun petit air de Bible pour justifier
tout et nimporte quoi. Comme si la simple allusion biblique rendait
le propos plus autorisé, plus juste et plus vrai. Or ny
a-t-il pas une véritable mauvaise foi à se réfugier
derrière la légitimation dun texte pour ne pas assumer
pleinement la liberté de ses convictions personnelles ?
Mais lÉvangile nest-il pas toujours
au-delà des évangiles ?
Cette mise en garde
comprise et partagée, elle ne saurait cependant épuiser
les bonnes raisons de maintenir, malgré tout, la possibilité
dune Bible lue et utilisée comme
prétexte.
La méfiance à légard du texte
utilisé comme « prétexte » a bien souvent
voulu réduire la prédication à nêtre
quune étude biblique et à limiter la créativité
théologique en lobligeant à simplement transcrire
intellectuellement les données de la Bible. Une telle démarche
oublie que lautorité des Écritures demeure avant
tout celle de la Parole de Dieu qui, conjointement, anime le texte et
son lecteur. Or cette Parole, ne peut-elle pas nous saisir profondément
à travers un détail que le petit mot dun simple
verset suffit à nous livrer ? La dynamique propre dun récit
biblique, sa puissance suggestive, sa force poétique, ne sont-elles
pas capables, à elles seules, de ravir notre entendement, de
stimuler notre imagination, de nous saisir profondément ? Un
verset est parfois tout un monde
Sa simple lecture suffit parfois
à faire naître en nous une parole résolument évangélique
par sa capacité à dire la grâce pour tous et pour
chacun.
La lecture immédiate dun texte ne peut-elle
pas aussi, presque à son insu, donner vie à lÉvangile
? Pensons à la Théologie de la Libération ou à
ces théologies du « tiers-monde »
Celles-ci
sont bien souvent lexpression dhommes et de femmes qui ont
trouvé dans la Bible une parole qui les libère de loppression
et qui les encourage dans la lutte pour un monde meilleur. Il y a, selon
nous, une véritable indécence à leur reprocher
de se référer à des textes bibliques à des
fins identitaires ou idéologiques. Pourquoi nos méthodes
en exégèse seraient-elles les seules valables ? Et pourquoi
une approche supposée critique, rigoureuse et désintéressée,
devrait-elle servir de norme universelle à notre approche théologique
de la Bible ? Quand le texte biblique est devenu une telle source de
vie, nest-il pas lheureux prétexte à un Évangile
réellement vécu ? La proclamation de lÉvangile
nest en rien conditionnée à lexcellence de
lexégèse
Lune des grandes vertus de la Bible, nest-elle
pas, aussi, de nous offrir des images, des récits, des versets,
qui nous accompagnent dans nos pensées, qui aiguisent notre imaginaire
et relancent nos réflexions ? Lautorité de la Bible
ne repose pas sur sa capacité à dire le sens, à
délivrer un savoir sur Dieu, sur lexistence humaine et
sur le monde. La Bible fait réellement autorité en autorisant
chacune et chacun à librement chercher et construire ce sens.
La Bible est ici pré-texte à travers sa capacité
à nous projeter au-delà delle-même, pour nous
provoquer à la parole et nous inciter à écrire
une nouvelle page dÉvangile. De même que Dieu est
toujours au-delà de Dieu, lÉvangile nest-il
pas toujours au-delà des évangiles ?
« On peut même se demander
en fin de compte si la prédication doit toujours se faire
seulement par une parole exprimée et si elle ne peut pas
aussi s'effectuer par une action sans parole. Il est certain que
l'action peut avoir le caractère d'une interpellation.
Mais il s'agit seulement alors d'une action qui peut valoir comme
prédication chrétienne. [..]L'uvre d'Albert
Schweitzer ne s'offre-t-elle pas à nous comme une prédication
par l'action ? »
Rudolf Bultmann, Foi et compréhension,
Paris, Seuil, 1969, vol. II, p. 153
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A trop vouloir inféoder la réflexion ou
la prédication à létude rigoureuse de la
Bible, ne courons-nous pas, enfin, le risque de rendre quelque peu archaïques
nos théologies et notre foi ? Ne risquons-nous pas de rester
tributaires dimages et de concepts qui brident notre créativité
et nous ramènent sans cesse à des figures du passé
? Une exégèse trop savante risque bien souvent de nous
replier sur le texte et de nous empêcher de le réactualiser
avec vivacité ? En prédication, lobjet de la lecture
biblique nest précisément pas de colporter ce que
le texte dit depuis deux mille ans, mais de recueillir ce quil
nous dit ici et maintenant. La théologie est appelée à
la créativité, à faire de nouvelles propositions
théologiques. Il ne sagit pas simplement pour elle de trouver
les mots contemporains pour dire les intuitions dantan. Il sagit
dinventer la foi ! Il convient de créer de nouveaux rapports
possibles à la transcendance.
Si le travail biblique reste pour le prédicateur
une source intarissable de stimulation et de remise en question, il
ne garantit en aucune manière la qualité dune prédication.
Le prédicateur doit cesser de se sentir coupable de ne pas consacrer
les heures quil na pas à cette exégèse
savante, prétendument objective et gratuite. La Bible est juste
offerte à sa prédication pour quil y puise de quoi
permettre à chacun dêtre, simplement, saisi par la
Grâce. La prédication se doit dêtre une Bonne
Nouvelle, une parole bonne et neuve, créatrice, libre, motivante.
Cest à ce prix que la Bible ne sera pas ce livre musée
pour une foi dantiquaire, mais un livre de vie ; tout simplement.
Raphaël
Picon