On peut relever quatre
arguments principaux qui reviennent régulièrement dans
cette discussion.
Lamour divin banalisé
Il est devenu banal
daffirmer que Dieu nous aime, nous dira-t-on. Cette proclamation
répétitive ne nous surprend plus autant quà
lépoque où les Réformateurs firent entendre
le message de la grâce. Nos contemporains ne vivent plus dans
la terreur de lenfer. Leur dire lamour de Dieu, cest
donc, à bien des égards, prononcer un message qui, pour
eux, va de soi.
Ce reproche met en question la force dappel de
notre prédication actuelle. Daucuns iront même jusquà
dire quévoquer sans cesse la tendresse de Dieu, comme on
le fait également dans nos liturgies, est une tarte à
la crème. En réalité, proclamer la grâce
peut avoir quelque chose de neuf, voire de difficilement acceptable.
Cest peut-être cela quil conviendrait alors de mettre
en relief pour souligner loriginalité de lÉvangile.
La grâce nest-elle pas en effet une forme dinjustice
faite aux plus exemplaires qui se voient, dans lordre du salut,
logés à la même enseigne que les autres ? Le frère
aîné, si méritant, de la parabole de lenfant
prodigue en sait quelque chose. Cest donc lui, surtout, que lamour
de Dieu peut interpeller aujourdhui.
La doctrine oubliée
Défendre lidée
selon laquelle lamour du prochain est ce que lÉvangile
nous enseigne de manière prioritaire consisterait aussi à
sous-estimer limportance des doctrines, dans une vérité
chrétienne accueillie en plénitude. Sans tomber dans lexcès
indéfendable dun dogmatisme qui remplace la foi par des
croyances, comme si la foi authentique devait être confondue avec
le fait de souscrire à des dogmes conformes, il nen reste
pas moins vrai que la réflexion théologique nest
pas indifférente et superflue. Léthique ou lorthopraxie
ne suffisent pas. Aimer Dieu, selon le fameux commandement, cest
aussi laimer « de toute notre pensée » (Mt
22,37). On reproche fréquemment au christianisme son manque de
crédibilité. Il est donc plus que jamais nécessaire
de penser notre foi et de lexprimer dans des termes recevables,
ne serait-ce que dun point de vue scientifique. Cest là
une condition indispensable de survie pour le christianisme. La pensée
peut être dailleurs une manière daimer notre
prochain en répondant à ses interrogations. Elle est également
une manière daimer et glorifier Dieu qui nous la
donnée.
Un salut par les uvres
Les adversaires dune
priorité accordée à lamour du prochain redoutent
une renaissance, dans le protestantisme, dun salut par les uvres.
Il convient de prendre au sérieux une telle mise en garde. À
bien des égards, sil est juste daffirmer que lamour
du prochain est lessentiel de la vie chrétienne (voir Jn
13,35) et non pas, par conséquent, le fait de souscrire à
des doctrines, il ne sagit pas pour autant de retomber dans une
sorte de légalisme. Cet essentiel en effet ne nous sauve pas.
Là réside le paradoxe protestant. Nos actions et nos uvres
sont totalement désintéressées. « Quant à
nous, aimons, parce que Dieu nous a aimés le premier »
(1 Jn 4,19) et non pas pour que Dieu nous aime.
Une exigence culpabilisante
Enfin, on insiste sur
le fait que prêcher toujours et encore lamour du prochain
a de quoi culpabiliser celles et ceux qui nous entendent et qui savent,
pour lavoir douloureusement expérimenté, quil
est parfaitement impossible de vivre vraiment lagapè. Albert
Schweitzer, après avoir simultanément montré la
beauté du commandement de lamour du prochain et son caractère
impraticable, déclarait dans une prédication : «
Cest la grande énigme de la morale chrétienne quil
est impossible de transposer directement dans la vie les paroles de
Jésus, même avec la volonté fervente de les appliquer.
» Mais il ajoutait : « De là aussi le grand danger
de se contenter de leur faire une profonde et respectueuse révérence,
dexalter leur idéal, tout en les faisant taire dans la
vie courante. »
Ne faut-il pas alors voir dans le futur des commandements
du Sommaire de la loi une promesse et non pas un simple ordre, parce
quils ne sont précisément pas exprimés à
limpératif ? Oui, un jour « tu aimeras ton prochain
comme toi-même », et non pas simplement « aime ton
prochain comme toi-même ». La grâce est ici présente,
parce que Dieu donne ce quil ordonne. Une telle promesse ne saurait
alors être traumatisante.
Laurent
Gagnebin