Dans À lécoute
du silence (Paris, Téqui, 1995), Maurice Zundel lance cette interrogation:
«Le moi de lhomme est la résultante de tous les déterminismes
internes et externes quil subit, de toutes les pressions du milieu,
de toutes les sédimentations de son histoire infantile. [
]
Lhomme peut-il exister, peut-il émerger de cette jungle
interne et externe, peut-il se libérer de son moi instinctif,
peut-il cesser de se subir, peut-il devenir source et origine dun
moi-valeur qui fonderait sa dignité en faisant de lui un bien
universel, en un mot : lhomme peut-il se faire homme?»
Crise des valeurs
« Ne faut-il pas redécouvrir
lhomme Jésus de Nazareth, en refusant toute divinisation
préalable de sa personne, en oubliant les représentations
iconographiques et les récits mythologiques de sa naissance
et de sa vie qui biaisent limage dhomme quil
a été ?
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Il est aujourdhui difficile de soutenir que le monde
a un sens. Il y a déjà plus dun siècle Marx,
Nietzsche et Freud ont jeté le discrédit sur toute visée
spirituelle. La succession des guerres mondiales et leur violence extrême
laissent à penser que le penchant brutal de lhomme lemporte
toujours. Lindividualisme égoïste, les nationalismes
effrénés, les multiples corporatismes et sectarismes sont
universellement présents, alors que la mondialisation pouvait
laisser espérer une ouverture et un enrichissement des cultures.
Les repères traditionnels et les interdits fondamentaux sont
bafoués de sorte que se pose toujours la question de Sartre :
comment « ces sous-hommes que nous sommes » pourront-ils
un jour devenir des hommes ?
Les religions
Lhomme ne peut pas se passer de lespérance
dun devenir. Il se doit dêtre ouvert sur le monde,
sur les autres pour pouvoir donner et recevoir lamour auquel il
aspire. Il revendique lunicité de sa personnalité,
de sa responsabilité ; il veut sa liberté tout en ayant
consci-ence de dépendre totalement de son environnement. En fait,
il est en quête dune transcendance qui donne sens à
sa vie et qui le consacre « homme ».
Les religions devraient être pour lui la source
de cette ouverture et de cette quête en proposant un idéal
de vérité, damour ou tout simplement dhumanité.
Hélas, les institutions et les intégrismes ont formulé
des rites, des dogmes, un langage qui ont longtemps constitué
un moyen de pouvoir et qui sont aujourdhui des causes de violences
et de rejet des religions.
Jésus, lhomme authentique
« Les hommes en quête
de transcendance découvrent Dieu dans et par leur humanité
; les grandes figures des religions pourraient saccorder
pour dire que le premier et le plus grand modèle dune
humanité accomplie jusquau don de soi est Jésus.
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Ne faut-il pas redécouvrir lhomme Jésus
de Nazareth, en refusant toute divinisation préalable de sa personne,
en oubliant les représentations iconographiques et les récits
mythologiques de sa naissance et de sa vie qui biaisent limage
dhomme quil a été ? En effet, les textes bibliques
rapportent les convictions des fidèles de Jésus en leur
temps et ceci souvent de ma-nière symbolique. Il convient donc
de les réinterpréter et de constater avec G. Casalis (Culture
et Foi n°118) que « posée comme postulat, la divinité
masque le visage de Jésus mais, découverte comme résultat
de la confrontation à son exceptionnelle, quoique tout à
fait commune, humanité, elle exprime bien ce quil y a dunique
dans sa personnalité ».
Jésus a été pleinement homme ; son
comportement, le don de sa personne jusquà la mort, les
faits et paraboles quon rapporte de lui manifestent son humanité
authentique, si parfaite quelle rejoint, sans jamais véritablement
latteindre, ce que nous appelons le « divin ». Chaque
homme, dans la trace de Jésus, a pour vocation de tendre vers
cet idéal quil représente : lHomme dans son
humanité accomplie, homme libre, vrai, autonome, homme amour
qui découvre au profond de lui cette « parcelle divine
» quévoquent les orthodoxes et les mystiques de toutes
les confessions.
Cest ce que déclare Paul : « Je vis,
mais ce nest plus moi, cest Christ qui vit en moi. »
(Ga 2,20) et ce quaffirme Jésus dans la promesse de libération
quil fait aux juifs qui ont cru en lui : « Si vous demeurez
dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, vous connaî-trez
la vérité et la vérité fera de vous des
hommes li-bres. » (Jn 8,32). Être disciple de Jésus
engage lhomme dans la voie de lhumanité. Loin de
séparer lhomme du Dieu de lAncien Testament («
Je suis Dieu et non pas homme », Os 11,9), cette voie conduit
lhomme à ressentir Dieu au profond de lui.
Marcel Légaut (Introduction à lintelligence
du passé et de lavenir du Christianisme, Paris, Aubier,
1970) va dans le même sens : « Par son humanité,
Jésus est le chemin pour amener les hommes à croire en
Dieu comme lui a cru, et il est le but à atteindre qui permet
aux croyants dêtre de Dieu comme lui le fut dans son humanité.
» Le mystère de la rencontre et de la communion avec autrui
permet à lhomme de faire lapproche du sens de sa
vie et de saccomplir. Cest parmi les hommes quil rencontre,
quil côtoie, quil aime, que lhomme prend conscience
de sa « carence dêtre » ; il découvre
un peu de sa véritable humanité et le « Dieu-Humanité
» cher au philosophe N. Berdiaev. Lhomme nest lui-même
que par les autres qui lui permettent dacquérir la liberté
de se prendre en main et dêtre sujet.
Le croyant aujourdhui
Dans Devenir humain (Paris, Cerf, 2004), Yves Burdelot
affirme que cest lhumanité de Jésus qui permet
au chrétien dentrevoir le Dieu quil qualifie de Père
: « Non seulement laffirmation chrétienne ne part
pas de la conviction que Dieu existe pour déduire ce quelle
nomme la divinité de Jésus. Mais cest
en reconnaissant lexistence humaine de Jésus et en adhérant
au type dhumanité sans faille quon est invité
à croire à lexistence dun amour éternel
et personnel comme tout amour véritable quà
notre tour nous nommerons Dieu. »
Cette voie chrétienne nest pas la seule
capable damener lhomme à concevoir ce que nous nommons
Dieu en lincitant à accomplir sa pleine humanité.
Dans lIslam, le djihâd majeur, personnel
et spirituel, (non le djihâd mineur de la guerre contre les infidèles)
offre la même possibilité. Mis à lhonneur
surtout par les soufis, il consiste en un effort sur soi-même
pour lutter contre les passions individuelles, les intérêts
égoïstes et approcher ainsi dune plus grande humanité.
Eva de Vitray-Meyerovitch (Islam, lautre visage, Paris, Albin
Michel, 1995) écrit à propos dIqbal, grand philosophe
et poète pakistanais, ami de Teilhard de Chardin : « Il
croit en lhomme. [
] Cet homme, il le voit devenir, au terme
de lévolution, cet homme parfait dont parlent les soufis,
cest-à-dire lhomme accompli qui sait utiliser la
plénitude quil a acquise pour aider les hommes dans leur
marche en avant. »
Le maître bouddhiste Dainin Katagiri déclare
dans Retour au silence (Seuil, Paris, 1953) : « Parce que vous
êtes Bouddha, vous êtes à la recherche du suprême,
même si vous ne comprenez pas ce que cela signifie. » Confucius
développe la notion de Jen qui est à la fois noblesse
du ciel et dignité de lhomme. Par le Jen lhomme se
trouve en relation avec linfini mais aussi avec tous les hommes
: il peut ainsi approcher la stature dhomme véritable.
Dans Christianisme et Religion chinoise (Paris, Seuil,
1991), Julia Ching et Hans Küng citent le poète contemporain
Yang Lian qui sattache à redécouvrir les anciennes
traditions religieuses avec Dunhuang, étape importante de la
route de la soie. Voici un extrait de son poème Pèlerinage
:
« Toi, Sanwei Shan, en chemin pour nulle part,
Gigantesque miroir de cuivre
Toi qui surpasses la mesure de lhomme.
Entends le chur des curs à qui des générations
ont confié leurs rêves
Réfléchis en profondeur, puis lève la tête
Et compte les étoiles qui ne supportent pas de séteindre
en solitaires.
Ce sera la meilleure consolation
Le saint reste éternellement pacifique. »
J. Ching et H. Küng commentent : « Le poète
savait-il que dans les grottes de Dunhuang on a retrouvé aussi,
à côté décrits bouddhiques, des textes
théologiques de chrétiens nestoriens : témoignages
du plus ancien christianisme en Chine ? »
Les hommes en quête de transcendance découvrent
Dieu dans et par leur humanité ; les grandes figures des religions
pourraient saccorder pour dire que le premier et le plus grand
modèle dune humanité accomplie jusquau don
de soi est Jésus.
Robert
Serre