La liberté et
la responsabilité forment lun des couples les plus fidèles
que lon connaisse: plus je suis libre, plus je suis à même
de faire de nombreux choix. Ces choix peuvent ne concerner que moi (celui
de mes vêtements, celui de litinéraire que je vais
emprunter pour me rendre chez des amis) ou avoir des conséquences
pour dautres personnes (celui dun conjoint, celui de donner
la vie à un enfant) ou encore des conséquences à
grande échelle (celui de répandre des produits polluants
dans la nature, celui de déclencher une guerre).
Je ne suis responsable de ces choix quà
la hauteur de ma liberté: si je suis militaire, je ne suis pas
libre de ma tenue vestimentaire et je ne peux donc pas être tenu
pour responsable du choix des chaussures, du couvre-chef etc. Si la
coutume veut que les parents choisissent le conjoint de leur enfant,
on ne peut pas me tenir pour responsable de mon mariage. Dans ces deux
exemples je me contente dexécuter un choix quon a
fait pour moi. Si quelquun me demande pourquoi je suis habillé
ainsi, pourquoi jai épousé cette personne, la seule
réponse possible sera de dire que je me suis conformé
à la discipline, à la coutume, à la loi.
Nombreuses sont les situations
où le respect scrupuleux de la loi produit le contraire
de ce que vise la loi.
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Ceux qui peuvent vraiment répondre aux pourquoi
sont ceux qui ont pris les décisions, qui ont fait les choix.
Celui qui est responsable, cest celui qui peut répondre
(les deux mots sont de la même racine). Être responsable,
pouvoir répondre de ses choix, de ses actes, de ses paroles est
une manière dexprimer sa liberté. A contrario, labsence
de liberté conduit à lirresponsabilité, à
limpossibilité de pouvoir répondre.
Labsence de liberté peut être une
sécurité
Labsence de liberté nest pas forcément
un outrage à notre humanité. Elle peut savérer
être un facteur de sécurité et de repos. Prenons
le cas très théorique dune société
où tout serait codifié dans les moindres détails:
de la manière de manger à lurbanisme, en passant
par lagriculture, léducation et tout ce qui organise
notre vie. Nul naurait plus à se poser de question sur
la conduite à tenir; il suffirait de suivre le grand code de
la vie prescrit par cette société. Nul naurait à
craindre de mal faire puisquil suffirait dobéir aveuglément
à ce qui a été prévu: plus de décisions
tourmentées, plus de conflits de morale et plus de reproches
en perspective.
Prenons le cas de celui qui préside le culte dune
Église réformée. Pour ne souffrir daucune
remarque, pour ne pas avoir à répondre de telle phrase,
de telle prière quil aura dite, il lui suffit de suivre
scrupuleusement lordre liturgique et dutiliser les textes
approuvés par le Synode. Sen remettre à la liturgie
fait gagner du temps et protège de toute critique qui pourrait
être faite: le vrai responsable, cest le Synode, non celui
qui préside le culte. Apporter une telle sécurité
est lune des fonctions des rituels, des protocoles, des liturgies,
des lois. Ils permettent dagir sans avoir à réfléchir:
il suffit de suivre le mode demploi pas à pas.
Accomplir plutôt que respecter
Cette sécurité ne se gagne pas sans une
perte majeure. Car, à respecter la loi à la lettre, on
risque den perdre lesprit. Respecter la loi est sécurisant
et reposant, mais ne permet pas toujours de laccomplir dans toutes
ses dimensions. Concernant le culte, cette critique se trouve chez le
prophète Ésaïe: on respecte la liturgie, mais pas
les frères et surs, en conséquence de quoi le culte
fait horreur à Dieu (Es 1,10 et suivants; 58). Nombreuses sont
les situations où le respect scrupuleux de la loi produit le
contraire de ce que vise la loi. Ainsi, le code de la route cherche
à faciliter les déplacements des véhicules à
moteur. Il précise quil ne faut pas franchir les lignes
blanches situées sur la chaussée. Mais prenons le cas
où une voiture stationne en double file, rendant impossible la
circulation sur la chaussée à moins de franchir une ligne
blanche; que faire? Attendre que le conducteur déplace sa voiture
et créer un embouteillage pendant ce temps ou franchir la ligne
blanche pour permettre la circulation? Cet exemple anodin montre que
les lois, les protocoles, les coutumes et tout ce qui est destiné
à régler notre vie ne nous permettra pas de nous abstenir
de toute décision: beaucoup dévénements imprévus
sont comme des grains de sable qui bloquent ces mécaniques bien
huilées. En bien des occasions, se contenter de respecter la
lettre de la loi signifie ne pas agir dans le sens voulu par le législateur,
et revient à ne pas accomplir la loi.
Désobéir nest pas un droit mais
un devoir
Lexemple montre que la désobéissance
peut être une meilleure obéissance que le respect rigoureux
de la consigne. Dans ce cas, faut-il légiférer sur la
désobéissance et linscrire dans la loi elle-même?
Le protestantisme cède facilement à cette tentation. Jimagine
que nous avons le sentiment quun protestant doit pouvoir exprimer
sa protestation par le mécontentement et, de façon ultime,
par la désobéissance. À Rezé-lès-Nantes
en 1998, dans le cadre de la réflexion sur «Étranger,
étrangers», le Synode de lÉglise Réformée
de France a appelé les membres dÉglise à
«porter toutes les conséquences [dune] loyauté
critique [à légard de lÉtat], même
si elle doit conduire, en dernier recours, à la désobéissance
civile». Discrètement, cette décision synodale a
fait de la désobéissance civile une obéissance
ecclésiale. La désobéissance inscrite dans la loi
cesse, de ce fait, dêtre désobéissance. Quand
linstitution confisque lobéissance et la désobéissance,
qui devraient relever de la responsabilité individuelle, elle
rend du même coup les personnes irresponsables: désobéir
à lÉtat devient une façon dobéir
à lÉglise.
Dans le cadre du travail synodal «confesser Jésus-Christ
dans une société laïque», le risque est le
même. Nous avons, à juste titre, lintuition quil
se pourrait que nous devions désobéir à lÉtat
dans certaines situations, pour être fidèle à Dieu.
Mais faut-il prendre une décision synodale qui autorise cette
désobéissance civique? Si tel est le cas, nabandonnerait-on
pas une éthique de la responsabilité qui fait de chaque
croyant un interprète de la volonté de Dieu (ce qui nexclut
pas que linterprétation individuelle doive se confronter
avec dautres interprétations)? Désobéir,
braver une interdiction, enfreindre la loi, faire grève sont
des actes graves; ils devraient toujours être exceptionnels. Prévus
par la loi, légalisés, ils deviennent normaux, ils se
transforment en règle, perdent leur force de spontanéité,
leur puissance de subversion et trouvent une place raisonnable dans
ce quil est possible et convenable de faire. Au lieu dêtre
un devoir que nous dicte notre conscience, ces actes deviennent un droit
que nous donne lÉglise.
À partir de bonnes intentions (se préparer
à réagir dans des situations qui mettent à mal
lhumanité voire lexistence même de lhumanité)
ne risque-t-on pas, en rognant la liberté de conscience, dengendrer
une génération de croyants irresponsables? Ne risque-t-on
pas de supprimer ce que Hans Jonas, dans Le principe de responsabilité
(Paris, Flammarion, 1998, p.196), a défini comme étant
la responsabilité absolue: «la possibilité quil
y ait de la responsabilité»?
James
Woody
Dans la vie spirituelle et religieuse, je ne puis rien accepter
qui soit en dehors de la conscience personnelle ou qui la contredise,
sans risquer décarter tout phénomène
spirituel, lesprit étant avant tout liberté.
La liberté de la conscience est un bien moral suprême
et la condition même de toute vie morale.
Aucune force du monde ne peut la détruire intérieurement,
elle subsiste même lorsque lhomme est jeté
en prison ou lorsquon le mène au supplice. Mais extérieurement
on peut la violenter, rejeter son droit, en tant que droit subjectif
de la personne, socialement on peut refuser de la reconnaître;
aussi une lutte en sa faveur est-elle possible et même inéluctable.
Nicolas Berdiaeff, De la destination de lhomme,
1935
(rééd. LÂge dhomme, Lausanne,
1979
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