Le débat « science
et foi » se faisait naguère à partir dune
dogmatique bien assurée puis à partir dun réel
tangible, distinct du regard quon pouvait porter sur lui. Le ciel
était en haut, le monde tangible bien visible sous nos pieds
! Or, aujourdhui, depuis la mécanique quantique, le réel
se « déchosifie », se rapproche plus du probable
(donc de lincertain), de lénergie ou de lEsprit
(le vivant nous échappe). Les notions de lespace, de lobjet,
de lEsprit et de la causalité doivent être repensées
en philosophie des sciences. Elles doivent être aussi repensées
par les croyants-douteurs modernes et post-modernes que nous sommes.
« Déjà la physique classique nous apprenait qualors
que le caillou est pour nous le symbole du plein, il est,
en fait, principalement constitué de vide (le vide entre les
noyaux et les électrons). Mais la non-séparabilité
nous laisse entendre quà rigoureusement parler il nexiste
même pas en qualité dêtre distinct. Que son
état quantique est enchevêtré
(cest le mot technique) avec celui de tout le reste de lunivers
» (Traité de physique et de philosophie, Fayard, 2002,
p. 25). Bernard dEspagnat, contre la vision classique (mécaniste)
du monde, prend ensuite limage de larc-en-ciel qui existe
de façon indépendante de nous, mais certaines de ses propriétés
dépendent de notre observation ! Il en serait de même pour
les atomes ! Pas plus que Dieu, le monde ne serait donc un objet «
en soi ». Avec les deux réponses qui suivent aux questions
que je lui ai posées, Bernard dEspagnat montre précisément
quen ce qui concerne la vision du monde, notre appréhension
du réel est une construction intellectuelle collective ; elle
nous conduit à une attitude dhumilité devant une
vérité et une réalité qui toujours se dérobent.
Michel
Jas
Michel
Jas : Que pourriez-vous dire du monde des galaxies ou des particules
qui nous entoure et nous traverse ?
Bernard dEspagnat :
Saint Augustin est arrivé au christianisme par lintermédiaire
du platonisme et, comme le Platon du mythe de la caverne, il jugeait
que nos sens nous trompent. Selon Étienne Gilson il avait même
une théorie de la sensation qui allait très loin dans
ce sens. Il jugeait en effet que linférieur ne peut modifier
le supérieur, de sorte que nos sensations ne sont pas passives
mais actives. Nous les construisons, en somme, nous-mêmes, car
lincitation externe qui les provoque nen détermine
pas les détails. On peut voir là une sorte de préfiguration
de la thèse kantienne selon laquelle ce que la recherche empirique
(y compris la scientifique) nous révèle ce nest
pas le Réel en soi mais seulement les phénomènes
: le Réel vu à travers le prisme, partiellement ou (selon
Kant) totalement déformant de notre équipement sensoriel.
Or ce que létude de la mécanique quantique ma
montré cest quen cela lintuition de saint Augustin
et de Kant était juste. La recherche scientifique nous fait certes
connaître la « réalité empirique »,
dans laquelle nous sommes, ici-bas, totalement immergés, mais
celle-ci lensemble des phénomènes
est, en ce qui concerne ses structures contingentes, essentiellement
une construction collective de notre esprit, et il est devenu impossible,
pour des raisons en provenance de la physique elle-même, de lidentifier
au réel en soi, alias à lÊtre ou à
lUn.
Ce que je dis du monde des galaxies et des particules
élémentaires cest donc précisément
cela. Les unes et les autres ne sont que des phénomènes,
cest à dire des modes dapparence à nos yeux
dun Quelque Chose, auquel discursivement nous navons, très
probablement, pas vraiment accès. Quil en aille ainsi en
ce qui concerne les premières, les particules dites élémentaires,
cest ce qui résulte de lanalyse serrée de
la théorie des phénomènes rangés sous cette
appellation. Et pour ce quil en est, tant des objets à
notre échelle que des galaxies cela sinfère du fait
que la théorie en question paraît bien être universelle.
Certes, lidée que la science, si apte à
la synthèse des phénomènes, ne nous décrit
pas la réalité-en-soi est assez difficile à assimiler.
On se dit que si nos descriptions scientifiques sont si efficaces dans
la prévision de ce que lon observera ce ne peut être
que parce que ces descriptions sont conformes, en gros, à cette
réalité. Et bien entendu la simplification que toute vulgarisation
entraîne nous renforce encore dans cette opinion. Mais il faut
savoir que les scientifiques sont beaucoup moins affirmatifs à
cet égard et que, en particulier, presque tous les grands fondateurs
de la si puissante physique du XXe siècle (qui se continue au
XXIe !) sont parvenus à leurs découvertes par un cheminement
de pensée écartant tout à fait lopinion en
question.
M. J. : On parle de quatrième dimension, de matière
noire ou de théorie des cordes. La gravitation serait une déformation
de lespace-temps. Les débats « science et foi »
passionnent les croyants ou agnostiques que nous sommes. Le scientifique
est-il conduit à croire à quelques « mondes parallèles
» ?
B. E. : Lun des inconvénients de la vulgarisation
est de mettre sur le même pied ce qui est scientifiquement assuré
et ce qui est conjectural. Pour lheure la matière noire
est une énigme et les théories des cordes et des «
mondes parallèles » de simples hypothèses. En revanche
le fait que la gravitation nest quune déformation
de lespace-temps a été confirmé par nombre
dobservations astronomiques et on peut dire que la totalité
des physiciens et astrophysiciens le tiennent aujourdhui pour
assuré. Quant à savoir si cet espace-temps nest
lui-même quun phénomène, comme ma réponse
à la question précédente semble le suggérer,
on ne peut encore laffirmer. Mais il reste que déjà
la réduction de la gravitation à une déformation
de lespace-temps, constitue un exemple qui vient à lappui
du contenu de cette réponse puisquil établit que
même un phénomène, la force de la pesanteur, que
nous percevons avec la plus grande évidence nest finalement
quune apparence. Je déplore que les limites de cette communication
maient obligé à rester schématique et, de
ce fait, un peu abrupt.
Pour en savoir plus : Bernard dEspagnat, Traité de physique
et de philosophie, Fayard, 2002