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N°169 - Septembre 2003

( sommaire )

Cahier :
Questions de notre temps (suite),
par Alain Houziaux

Dans ce Cahier du N° 169 :
  • Ce qui m'arrive est-ce de ma faute ?
  • Comment accepter de vieillir ?
Nous avons publié dans le cahier du N° 168, deux études :
  • Peut-on se changer ?
  • A-t-on besoin d'une religion ?

haut de la page sommaire du N°

Ce qui m'arrive est-ce de ma faute ?

Ce qui m'arrive, est-ce de ma faute ? C'est là une question que nous nous posons bien souvent, sans d'ailleurs pouvoir y répondre clairement.

Si je finis par me fâcher avec tout le monde, est-ce de ma faute ? Si je me fais mettre à la porte quatre fois de suite d'un emploi, est-ce de ma faute ? Si mes enfants deviennent les uns après les autres des bons à rien, est-ce de ma faute ? Si, à trente cinq ans passés, je ne suis toujours pas marié(e), est-ce de ma faute ?

On commence par imputer ces échecs en série au hasard ou à la malchance. Quelquefois aussi, on reporte la faute sur les autres (pour expliquer, par exemple, les échecs en amour), ou sur la société (pour expliquer les échecs professionnels) ou sur l'hérédité (pour expliquer les déboires dus à une propension à trop boire).

Et puis, on finit par se dire : je ne peux pas éternellement reporter la faute sur les autres. Inutile de chercher midi à quatorze heures. Ce qui m'arrive, c'est sans doute à cause de mon caractère, mes défauts. C'est sans doute de ma faute.

Et on peut même aller jusqu'à se dire que ce qui vous arrive, c'est peut-être aussi une forme de punition. Ainsi, par exemple, si, à quarante ans, je ne suis pas arrivé à me marier, je peux me dire que c'est parce que, lorsque j'avais vingt ans, j'ai eu tort d'écarter un fiancé ou une fiancée possible. Je me suis montré trop difficile, trop ambitieux et peut-être un peu méchant avec cette personne qui m'aimait.

Se poser la question « Ce qui m'arrive, est-ce de ma faute ? », c'est souvent douloureux et perturbant. Mais c'est aussi positif.

On cesse de reporter la faute sur les autres. On se met en face de ses propres responsabilités. On est conduit à une sorte d'auto-analyse. Et c'est incontestablement utile.

Mais, lorsque l'on se pose cette question, la réponse n'est pas pour autant simple et évidente. Et c'est pour cela que la question reste sur le mode interrogatif. On ne peut pas forcément y répondre par « oui » ou par « non ». En effet, ce qui nous arrive, on n'en est pas toujours responsable. De fait, on n'est pas toujours libre de choisir sa vie. On ne fait pas toujours ce que l'on veut. Mais cela n'empêche pas que, néanmoins, l'on puisse se sentir responsable de ses échecs, et quelquefois même coupable, et ce même si, en fait, on n'y est pour rien.

Il y a des fautes qui ne sont pas de notre faute. Mais elles restent néanmoins ressenties comme des fautes. Ainsi, si Oedipe finit par tuer son père et par coucher avec sa mère, ce n'est pas de sa faute. C'est la fatalité. Et pourtant, il se crève les yeux et se sent coupable. Souvent, on se sent coupable, même si l'on n'est pas responsable.

Dans les lignes qui suivent, nous ne chercherons pas à dire si « ce qui nous arrive », c'est de notre faute ou non. Nous chercherons seulement à élucider les circonstances dans lesquelles nous en venons à nous poser cette question. Et nous tenterons de dire ce que révèle le fait même de se poser cette question.

En effet, lorsque l'on se pose cette question, ce qui est significatif, ce n'est pas la réponse que l'on donne. C'est le fait même d'en venir à se poser cette question.

L'incompréhensible, la faute et l'angoisse

Donc, pourquoi se pose-t-on cette question ?

- Nous pouvons nous poser cette question lorsqu'une épreuve incompréhensible et inexplicable nous tombe dessus. Nous commençons par chercher une explication à ce malheur. Et faute de la trouver, nous finissons par nous dire « ce qui me tombe dessus, c'est peut-être de ma faute, même si je ne vois pas vraiment de quelle faute il pourrait s'agir ».

Prenons un exemple. Nous sommes atteints par un cancer à soixante ans. Et pourtant nous n'avons pas fumé, nous avons mené une vie normale et saine. Nous ne comprenons pas pourquoi cela nous arrive. Et cela provoque notre angoisse et nos questions. Ce que nous ne supportons pas, c'est d'être dépossédé de toute explication. Spontanément, nous pensons toujours qu'« il n'y a pas d'effet sans cause ». Il n'y a pas de hasard. Il faut trouver une cause, une explication, une faute.

Et c'est pourquoi, nous en venons à nous demander si « ce qui nous arrive, ce n'est pas quand même de notre faute ». C'est là une manière de tenter de nous ré-approprier ce qui nous arrive. En effet, nous ne supportons pas l'idée d'être un simple jouet du hasard et du destin. Nous préférons encore nous dire que nous y sommes pour quelque chose, même si nous n'arrivons pas à identifier la « faute » en question.

- Deuxième situation où cette question nous vient à l'esprit. Par rapport à la situation précédente, c'est plutôt le cas de figure inverse. Ici, avant même qu'un malheur nous frappe, nous nous sentons coupable, parce que, par exemple, nous trompons notre femme, ou parce que nous avons commis quelques forfaits. Et, ensuite, lorsqu'une épreuve nous tombe dessus, nous considérons cette épreuve comme une forme de punition et d'expiation pour cette faute, et ce même si « ce qui nous arrive » n'a aucun lien avec ce dont nous nous sentons coupable.

Bien sûr, ces deux scénarios sont quand même un peu exceptionnels et même un peu caricaturaux. Et pourtant, ils explicitent et radicalisent des processus fantasmatiques plus ou moins conscients qui pointent et affleurent en chacun d'entre nous. En effet, il y a, au fond de nous-mêmes, l'idée que tout doit avoir une explication, une justification et une cause. Et aussi celle que toute faute doit se payer un jour ou l'autre.

Ainsi, le fait de se poser la question « ce qui m'arrive, est-ce de ma faute ? » révèle chez nous une forme d'angoisse. Et cette angoisse me paraît être la manifestation psychologique d'une sorte de « sentiment religieux » latent même chez ceux qui ne sont pas explicitement « croyants ». Cette angoisse, c'est une sorte de culpabilité mal définie (que le croyant attribue au péché originel). C'est aussi une sorte de crainte devant l'incompréhensible et l'imprévisible (que le croyant appelle « la volonté de Dieu »). Et c'est aussi la crainte qu'il nous faille un jour ou l'autre payer pour une faute que nous aurions commise sans le savoir (parce que, pense-t-on, on n'échappe pas à la « Justice de Dieu »).

Bref, c'est la crainte devant l'Au-delà.

Mais n'allons pas trop vite vers les implications religieuses de notre question. Et commençons par une approche uniquement psychologique. Nous verrons que, lorsque nous nous disons « c'est peut-être de ma faute » sans pouvoir identifier en quoi cette « faute » consiste, la « faute » énigmatique en question a souvent à voir avec quelque chose que nous refoulons.

Le désir d'échouer

Premier point. Se demander « Est-ce de ma faute ? », c'est se demander : Ce qui m'arrive, est-ce que je ne l'ai pas plus ou moins voulu, même si je refoule cette idée ?

Oui, c'est vrai, il se peut que « ce qui nous arrive », nous l'ayons inconsciemment désiré, même si cela se présente comme un échec. Ainsi, si je n'arrive pas à former un couple stable, c'est peut-être parce que, au fond de moi-même, je n'en ai pas envie. Mais, bien sûr, ceci, nous le refoulons. Et c'est sans doute pour cela que nous considérons ce désir refoulé comme une « faute ».

Ce désir de ce qui, apparemment est pourtant un échec ou même un malheur, nous ne nous l'avouons pas, et bien souvent nous n'en sommes même pas conscients. Mais, le fait même de se poser la question « est-ce de ma faute ? » montre bien que nous pressentons qu'il est bien là et que, plus ou moins clairement, nous le considérons comme une faute.

Prenons, dans les Evangiles, l'exemple du jeune homme riche, (Mc 10,17-22 et aussi Mat 19,16-26). Le jeune homme riche souhaite parvenir à une sorte de perfection dans sa conduite. Du moins c'est ce qu'il prétend. Il s'adresse à Jésus pour que celui-ci lui propose des exigences de plus en plus difficiles à mettre en oeuvre. Et finalement, lorsque Jésus lui propose de vendre tous ses biens, et de donner l'argent aux pauvres, le jeune homme riche refuse. Pourquoi ? Parce que, au fond de lui-même, le jeune homme riche ne voulait sacrifier ni sa vie, ni ses biens pour devenir « parfait ». Au fond de lui-même, il avait peut-être secrètement envie d'échouer dans son désir de perfection.

De fait, l'échec, nous le « cherchons » souvent, et nous le souhaitons plus ou moins consciemment. Et c'est pourquoi, pour mieux pouvoir échouer, nous plaçons la barre trop haut ! Ce que nous prétendons vouloir, en fait, nous ne le désirons pas vraiment.

C'était peut-être le cas pour le jeune homme riche. « Quelque part » (comme on dit maintenant), cela le rassure d'avoir échoué. Ce jeune homme s'est donné le luxe d'avoir des ambitions élevées. Et, par surcroît, il a la chance, oui la chance, d'avoir échoué. Ainsi il peut garder ses biens et continuer à mener une vie pépère.

Et, me semble-t-il, c'est là une analyse que nous pouvons faire pour bien des échecs. Pour les échecs en amour par exemple. Au fond, cela nous soulage presque de pouvoir dire « encore une fois, j'ai échoué ». Cela nous permet de nous plaindre et de tenter de nous faire plaindre. Et puis cela conforte une certaine image que nous avons de nous-mêmes. « Je l'avais bien dit que cela ne marcherait pas ». Il y a une sorte de soulagement : les choses se passent comme on avait prévu qu'elles devaient se passer. Comme le dit Marguerite Yourcenar, il y a une sorte d'apaisement à se découvrir impuissant 1.

Au fond c'est assez confortable de ne pas être parfait, tout en ayant montré quelque désir de l'être. Et, de même, au fond, c'est assez confortable de rester célibataire, tout en ayant fait montre de son désir de sortir de sa solitude.

En fait, ce qui nous arrive se présente comme une double peine (la première, celle d'avoir fait des efforts pour tenter de s'en sortir, et la deuxième, celle de ne pas avoir réussi). Mais en fait cela constitue un double plaisir (celui d'avoir fait montre de son désir de s'en sortir, et celui d'avoir la chance d'avoir échoué).

Mais, bien sûr, ce désir plus ou moins refoulé d'échouer, nous le ressentons peu ou prou comme une « faute ».

La vocation et le destin

Deuxième point. La question « Est-ce de ma faute ? » peut émerger dans notre esprit dans d'autres circonstances.

Lorsqu'un malheur nous atteint, nous ne l'acceptons pas toujours. Et c'est pourquoi, plutôt que d'avoir à le subir comme une fatalité qui nous est imposée malgré nous, nous préférons quelquefois nous dire que ce malheur, nous l'avons plus ou moins voulu. Cela nous rend une forme de dignité. Nous devenons des souffrants volontaires. Le malheur cesse de nous être imposé. Nous l'utilisons et le récupérons pour faire de notre vie une sorte de « tragédie ». Et ceci nous satisfait « quelque part » (comme on dit). Le malheur enlève à notre vie sa fadeur. Il fait de nous un nouveau Job. Le malheur nous permet de tenir un rôle, celui du « juste souffrant ». Pour les autres et pour nous-mêmes, nous devenons celui qui est accablé par un destin injuste et cruel et qui, néanmoins, se fait un devoir d'y consentir.

Et, ainsi, nous pouvons en venir à nous demander si ce malheur, ce n'est pas « de notre faute », c'est-à-dire de la faute que nous l'ayons secrètement désiré puisque « nous y trouvons notre compte ». Ainsi, à la limite, nous préférons nous dire que ce qui nous arrive, « c'est de notre faute », plutôt que d'avoir à le subir purement et simplement. C'est une manière de redonner un sens et une explication à ce qui, à première vue, n'en a pas.

Prenons un exemple. Une mère n'arrive pas à s'en sortir avec ses enfants. Elle est débordée, ils lui tapent sur les nerfs. Eventuellement ils l'insultent. Et elle se pose la question « Ce qui m'arrive, est-ce de ma faute ? ». Et en fait elle répond « oui », parce que, au fond d'elle-même, elle sait bien qu'elle a voulu être une mère martyre, une mère sacrifiée. Cela lui donne une raison d'être, une raison de se plaindre et d'être à plaindre. Elle fait de sa souffrance un martyre et un sacrifice qu'elle a plus ou moins voulu.

« Elle l'a bien cherché ! », diront les gens méchants. « Au fond, c'est bien de sa faute : elle n'a que ce qu'elle a voulu ».

Et elle, elle le pense aussi, même si elle le dit différemment. Ce qui lui arrive, pense-t-elle, c'était sa vocation. C'est son « karma », comme on dit maintenant. C'est le destin qu'elle s'est donné, ou du moins auquel elle a consenti. Cette souffrance, même si elle ne l'a pas à proprement parler voulue, elle en a fait son devoir, et peut-être aussi son plaisir. Son devoir, c'est d'être une mère martyre.

Certes. Mais me dira-t-on, ce n'est pas une raison pour qu'elle puisse dire que « ce qui lui arrive, c'est de sa faute ». Dans ce cas, semble-t-il, le mot « faute » ne convient pas vraiment. Elle n'a commis aucune faute.

Mais on oublie que, en fait, le mot « faute » a deux sens différents :

. Une faute, c'est bien sûr, d'abord un manquement à la morale. Et, dans ce sens, semble-t-il, le mot « faute » ne convient pas.

. Mais le mot « faute » peut aussi être employé dans un autre sens. Et celui-là peut convenir ici. Si je dis « ce qui m'arrive, c'est de ma faute », cela veut simplement dire « ce qui m'arrive, j'y suis pour quelque chose, je l'ai bien voulu ». C'est de la faute de ce que je l'ai bien voulu. Et cela n'a rien à voir avec un manquement à la morale ni même avec un tort 2. Même une attitude vertueuse peut être une « faute ». En effet, si notre « mater dolorosa » souffre, c'est de la « faute » à sa fidélité à ce qu'elle estime être sa vocation, sa mission, son destin.

Mais, dans notre inconscient, nous faisons souvent l'amalgame entre ces deux sens du mot « faute ». Ce qui est « de ma faute », c'est-à-dire simplement « de mon fait » (parce que je l'ai « bien voulu », « bien cherché » ou tout simplement « bien accepté ») devient souvent « de ma faute », au sens moral. Et j'en viens à le considérer comme la conséquence d'une faute que je dois payer.

Ainsi, le malheur qui s'impose à moi est intériorisé sous forme de vocation à laquelle je consens, mais aussi sous la forme d'une expiation volontaire pour une faute mystérieuse et involontaire.

Si je souffre, si je consens à cette souffrance, si j'en fais une sorte de devoir, c'est parce que je la ressens comme rédemptrice pour une faute que j'ai certainement commise, même sans le savoir.

De manière plus ou moins consciente, on veut faire de son malheur une souffrance volontaire. On se tient pour responsable et même coupable du malheur qui s'impose à vous malgré vous.

Oscar Wilde disait que « devenir le spectateur de sa propre vie permet d'échapper aux souffrances de la vie ». Et de même, se considérer comme le responsable de sa souffrance permet d'en atténuer la violence et l'absurdité.

Ainsi, on le voit, le fait même d'en venir à se poser la question « est-ce de ma faute ? » est révélateur d'un désir refoulé.

Ce désir refoulé, ce peut être le désir occulté d'échouer (pour ce qui est du jeune homme riche). Ce peut être aussi le désir de se réapproprier un malheur qui vous échappe en en faisant une souffrance volontaire (c'est le cas de la « mater dolorosa »). Et ce peut être aussi le désir de vouloir donner une légitimité, une justification et même une dignité au malheur qui vous frappe en voulant le considérer comme une forme d'expiation.

On le voit, nous sommes déjà à la lisière du religieux. On se considère comme coupable, même si c'est sans raison (ce qui connote avec l'idée de péché originel). On transforme le malheur en une vocation au martyre plus ou moins exigée par « Dieu ». Et on fait d'un destin que l'on n'a pas choisi l'expiation d'une faute obscure que l'on aurait peut-être commise.

La vocation à la souffrance devient la vocation à expier une faute énigmatique. La mère martyre se dit qu'elle doit payer pour la faute de ses enfants. Car leur faute, c'est aussi sa faute, à elle, leur mère. Elle a pour mission et vocation d'expier la faute des autres3. Cela lui donne une raison d'être.

Le malheur serait-il toujours ressenti non seulement comme une vocation mais aussi comme une expiation ?

Ce qui nous arrive, est-ce une punition ?

Venons en à un dernier point. Lorsque nous nous posons la question « ce qui m'arrive est-ce de ma faute ? », nous nous posons aussi la question « ce qui m'arrive, est-ce une punition ? ».

On peut donner un exemple trivial. Un élève sort du lycée une heure avant la fin du cours. Deux heures plus tard, il a un accident avec sa mobylette. Et ce qui lui passera par la tête s'il est un peu superstitieux, c'est : « C'est le bon Dieu qui m'a puni ; ce qui m'est arrivé, c'est de ma faute ; je paye la faute que j'ai commise en séchant le dernier cours de mon lycée ».

Il y a chez beaucoup d'entre nous l'idée qu'il y a une Justice et qu'il faut d'une manière ou d'une autre « payer » pour les fautes que l'on a commises. Dans l'Antiquité, on considérait que toutes les fautes entraînaient tôt ou tard une sanction, et ce même si cette sanction prenait une forme qui n'avait rien à voir avec cette faute. C'est ce point que développent, à satiété, les « amis » de Job. Ils disent à Job : « Puisqu'il t'arrive un malheur, c'est que tu as commis une faute ; essaie donc de trouver laquelle. »

Certes, aujourd'hui, au 21° siècle, nous refoulons l'idée qu'il puisse y avoir un lien de cause à effet entre nos fautes et les malheurs qui nous frappent. Nous jugeons cette idée plus ou moins superstitieuse. Nous ne voulons croire qu'à un Dieu de grâce et d'amour, et non pas à un Dieu de punition. Mais le fait que nous continuons à répéter de manière lancinante que « Christ est mort sur la croix pour nos péchés » montre bien que, nous continuons à penser que tout péché doit être expié (même si cette expiation, en l'occurrence, est assurée par le Christ).

En fait notre besoin de trouver un sens à nos épreuves et à nos souffrances est si fort que, plutôt que de les considérer comme étant sans raison ni signification, nous préférons les imputer à une Justice qui nous ferait payer nos fautes.

Et, que nous soyons croyants ou pas, nous continuons à considérer peu ou prou le malheur comme une sorte de punition ou d'expiation.

Notre histoire personnelle serait conduite par une sorte de main invisible qui nous ferait payer nos fautes à un moment ou à un autre, sous une forme ou sous une autre. Ce serait là la manifestation d'une sorte de Justice immanente qui ferait qu'il y a « un juste retour des choses ».

Certes, cette manière de concevoir un malheur comme la conséquence d'une faute est quelque fois justifiée. Ainsi si j'ai trop bu pendant des années, je peux mourir prématurément d'une cirrhose du foie. Et si je trompe ma femme un peu trop souvent, il n'y a pas à s'étonner qu'elle puisse en venir à me quitter, etc. Mais cette idée qu'il faut un jour ou l'autre « payer » pour ses fautes passées peut aussi prendre des formes tout à fait fallacieuses qui relèvent en fait de la superstition.

Ainsi, si l'on a eu beaucoup de chance pendant un certain temps, on peut considérer qu'il est juste et équitable que l'on ait ensuite de la malchance, comme si les choses devaient s'équilibrer et comme si on devait « payer » la chance dont on a d'abord bénéficié 4. « Ce qui m'arrive, ce serait de la faute de ce que j'ai eu trop de chance jusqu'à présent », si l'on peut se permettre cette formule grammaticalement audacieuse.

Donc, prenons la question de front : Faut-il considérer le malheur qui nous frappe comme la conséquence d'une faute ?

Cette question, c'est celle que les habitants de Jérusalem posent à Jésus.

Lorsque la tour de Siloé, en s'écroulant tue dix-sept habitants de Jérusalem, on demande à Jésus : « est-ce que cette catastrophe est une punition ? Ceux qui ont été tués avaient-ils commis une faute qu'il leur fallait expier ? ». Mais Jésus leur dit clairement qu'il n'en est rien.

Et pourtant, reconnaissons-le, dans la Bible, et pas seulement dans l'Ancien Testament mais aussi dans de très nombreuses paraboles de Jésus 5, on annonce souvent des punitions et des châtiments.

Et c'est pourquoi, il faut bien s'interroger sur cette notion de punition divine et sur celle d'expiation.

Selon Jean-Pierre Dupuy 6, les menaces de punition que l'on trouve dans la Bible sont simplement faites pour inciter à un changement de comportement. Ainsi « la prophétie du malheur est faite pour éviter qu'elle ne se réalise » (Hans Jonas, cités par Jean-Pierre Dupuy).

De fait, les échecs, les malheurs et les catastrophes n'ont pas à être considérés comme des punitions. En revanche, ils peuvent être considérés comme des avertissements, comme des exhortations et comme des mises en garde.

Ainsi, si la foudre tombe sur la maison d'un voisin, ce n'est pas une raison pour considérer qu'il s'agit là d'une punition pour le voisin en question. Mais cela doit l'inciter à mettre un paratonnerre.

De la même manière, dit Jésus, si la tour de Siloé tombe en tuant plusieurs personnes, cette catastrophe n'est pas une punition pour ceux qui ont été tués. Mais, ajoute-t-il, elle constitue un avertissement pour les survivants. Elle doit inciter les habitants de Jérusalem à consolider leurs tours et à ne plus faire des constructions bâclées. Et s'ils ne le font pas, ils pourront alors être tenus pour responsables des nouvelles catastrophes qui pourront survenir 7. Ces nouvelles catastrophes seront alors « de leur faute ».

En fait, paradoxalement, dans la Bible, les catastrophes sont souvent considérées comme des bénédictions !

Ainsi, pour le Juif, l'histoire (même si elle a été une suite d'épreuves) est lue rétrospectivement comme une suite de bénédictions. Ainsi, par exemple, la sortie d'Egypte, la traversée du désert et l'entrée dans la terre promise ont toujours été lues comme une suite de bénédictions, même si, dans les faits, elles ont été une suite de difficultés et d'épreuves (la faim, la soif, les combats contre les Cananéens et les Philistins...).

Une petite histoire juive montre clairement cette attitude. Un homme se rend à la Synagogue en lisant son livre de prière. Il est tellement absorbé par ces lectures qu'il ne voit pas un caillou sur le chemin. Il trébuche, perd l'équilibre et se rattrape de justesse. Il lève les yeux et voit un poteau dans lequel il allait se cogner. Et il dit : « bénis sois-tu Seigneur pour ce cailloux qui m'a empêché de heurter ce poteau ». Il continue sa route et cette fois-ci il percute un autre poteau. Il lève les yeux et voit une jeune femme avec une poussette. Et il dit « bénis sois-tu Seigneur pour ce poteau qui m'a empêché de blesser cette femme et son enfant ». Il poursuit sa route, toujours aussi absorbé par sa lecture et reçois une fiente d'oiseau sur le front. Il lève les yeux au ciel, l'air soucieux. Il réfléchit un bon moment jusqu'à ce que son regard s'illumine : il a trouvé : « bénis sois-tu Seigneur de ne pas avoir donné des ailes aux vaches ».

La chance des échecs

Ainsi l'échec, et même le malheur, peuvent être bienfaiteur. A quelque chose malheur est bon.

Prenons l'exemple de Jésus. Il a essayé de prêcher parmi les siens à Nazareth. Il n'a pas réussi. S'il échoue, ce n'est pas de sa faute. De fait, nul n'est prophète en son pays. Ce serait de sa faute seulement s'il s'obstinait à aller contre les lois de la nature, de la société et du bon sens.

Et Jésus tire profit de l'échec. Il décide que non seulement il cessera de prêcher parmi les siens mais que bien plus il ciblera sa prédication sur les païens. Ainsi il rebondit sur l'échec. Désormais, sa mission sera d'annoncer que ceux qui viennent de l'Orient et de l'Occident, c'est-à-dire les païens, siègeront au banquet du Royaume au même titre que les fils d'Israël (Mat 8,11).

De fait, l'échec est tout simplement révélateur. Il nous appelle à en finir une fois pour toute avec des exigences impossibles et avec des situations qui ne nous conviennent pas. Nous ne sommes pas fait pour le mariage ! Et bien tant pis, ou tant mieux, choisissons un autre chemin. Et nous ne nous en porterons que mieux.

Prenons un autre exemple. Pierre, le disciple de Jésus, échoue lorsqu'il veut marcher sur les eaux (Mat 14,20). Il veut se prouver qu'il peut faire comme le Christ. C'est de l'infantilisme ou de l'angélisme. En échouant, Pierre apprend qu'il est comme tout le monde et qu'il doit marcher tout simplement sur la terre ferme.

Et de ce point de vue la pensée chinoise, et aussi la pensée hébraïque sont fort utiles. En chinois, le mot échec (ou crise) est composé de deux idéogrammes dont l'un signifie « danger » et l'autre « opportunité ». Et, c'est vrai, cette étymologie change tout dans la manière de voir l'échec. L'échec est aussi une opportunité et une chance. Et la pensée juive va dans le même sens. En hébreu, le soir (c'est-à-dire l'échec) est l'antichambre du matin (c'est-à-dire d'une nouvelle opportunité). En effet, au lieu de dire « il y eut un matin, puis il y eut un soir », le Juif dit « il y eut un soir et il y eut un matin » (cf Gen 1). Et quand on lit l'histoire des patriarches, celle de Jacob en particulier, il faut la lire dans cette optique là. Dieu change l'échec en opportunité, de même qu'il change le mal en bien (Gen 50,20).

A ce sujet, l'histoire du jeune Saül (1 Samuel 9) est tout à fait significative. Alors qu'il était enfant, Saül était chargé de garder des ânesses de son père. Et ces ânesses s'égarent. Le jeune Saül part à leur recherche. Il ne les trouve pas. Il va consulter Samuel, une sorte de devin et de prophète. Et Samuel lui apprend qu'il deviendra roi d'Israël. Ainsi l'échec dans la recherche des ânesses a été le chemin d'une opportunité et d'une chance bien plus grande.

Et sur ce point, le Nouveau Testament reste fidèle à l'esprit du judaïsme. Jésus est l'illustration même de cette manière de tirer profit de l'échec. L'échec n'est pas une faute, loin de là. Il serait presque un don du ciel d'où l'on peut tirer une victoire. C'est dans cette optique là que l'on peut comprendre que, dans le Nouveau Testament, l'échec de la Croix est presque, à la limite, considéré comme une volonté de Dieu afin que puisse éclater une victoire sans commune mesure avec l'échec. « Si le grain meurt, il peut porter beaucoup de fruits » dit l'Evangile de Jean (Jean 12,24).

Ainsi, lorsque nous en venons à nous dire « ce qui m'arrive, c'est de ma faute », nous pouvons quelquefois ajouter « bienheureuse faute ! » (félix culpa), comme si l'échec, bien loin d'être une punition, était plutôt une sorte de grâce et de tremplin qui nous fait rebondir vers une vie nouvelle.

Alain Houziaux

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1 « Il y a un apaisement au fond de toute grande impuissance » Marguerite Yourcenar, Alexis ou le traité du vain combat, Plon 1929.

2 En droit (du moins en droit civil), une « faute », c'est ce qui suscite un dommage dont on doit être tenu pour responsable, même si aucune « faute » (au sens moral et pénal) ne peut être reprochée.

3 Les chants du Serviteur (Isaïe 52-53) le montrent clairement : « Ce sont nos souffrances qu'il a portées... et nous l'avons considéré comme puni... mais il était blessé pour nos péchés, brisé pour nos iniquités. »

4 Cette manière de voir est bien connue de ceux qui jouent au loto ou qui investissent en Bourse. Sept années de vaches grasses, puis sept années de vaches maigres. C'est ce que l'on appelle le « principe de Joseph » Cf Genèse 41,1-4.

5 On peut penser à toutes les paraboles où Jésus promet aux récalcitrants qu'ils seront jetés dans la géhenne, « là où il y a des pleurs et des grincements de dents ». La parabole des talents qui annonce que l'on retirera son talent au troisième serviteur (qui a agi selon le principe de précaution en enfouissant son talent) en est un exemple. La parabole du serviteur à qui son maître refuse de faire grâce parce qu'il refuse de remettre sa dette à celui qui lui doit de l'argent (alors que son maître lui a remis la sienne) en est une autre. Il est livré aux «tourmenteurs » jusqu'à ce qu'il ait tout payé (Matthieu 18,21-35).

Et les lignes qui, dans l'Evangile de Luc, précèdent immédiatement notre texte, constituent un autre exemple de ces prédictions de malheur : « lorsque tu vas avec ton adversaire devant le magistrat, tâche en chemin de te dégager de lui, de peur qu'il ne te traîne devant le juge, que le juge ne te livre à l'agent, que l'agent ne te mette en prison ».

6 Jean-Pierre Dupuy Pour un catastrophisme éclairé, Seuil 2002.

7 C'est dans ce sens qu'il faut comprendre l'exhortation de Jésus à se convertir, et à changer d'attitude sous peine d'être à leur tour tués (Luc 13,6).

Cet article paraîtra prochainement dans un ouvrage collectif aux Editions de l'Atelier. L'ouvrage collectif comportera trois autres contributions sur le même thème.

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Comment accepter de vieillir ?

La vieillesse fait peur, beaucoup plus que la mort. C'est ce que dit Jacques Brel : « Mourir cela n'est rien, Mourir la belle affaire, Mais vieillir... ô vieillir. »

Le poids des ans

Mais, en fait, que signifie « avoir conscience de vieillir » ? C'est loin d'être évident.

La notion de vieillissement est très différente de celle de maladie. Si mon intestin est malade, je m'en aperçois, même si, dès qu'il est guéri, je n'y pense plus. En revanche, je continue à vieillir sans vraiment m'en rendre compte.

« Si les autres vous voient vieillir, nous, paradoxalement nous ne le percevons qu'accidentellement dans ces moments où le corps se dérobe aux exigences de l'action. Nous avons toujours le sentiment d'être le même à travers le temps qui passe » 1. C'est un peu comme lorsque l'on est dans un train. Nous avons l'impression d'être immobile et que c'est le paysage qui change. Lorsque nous vieillissons, nous avons l'impression de rester le même et que c'est le monde et les autres qui changent.

C'est après coup que je réalise que j'ai vieilli, et par comparaison avec ce que j'étais avant.

Si je me vois sur une photo d'il y a trente ans, je me rends bien compte que j'ai vieilli. Mais c'est comme si cette photo représentait quelqu'un d'autre que moi. Ce n'est que par un effort de mémoire que je peux me comparer à celui que j'étais à vingt ans lorsque je séduisais les filles et montais les escaliers quatre à quatre.

Ainsi, avoir le sentiment de vieillir, c'est d'abord se souvenir de ce que l'on a été. Le sentiment de vieillir, c'est peut-être surtout la tristesse de ce souvenir.

Prendre conscience que l'on vieillit, c'est aussi commencer à calculer son âge non pas par rapport à la date de sa naissance mais plutôt par rapport à la date probable ou possible de sa mort. Ainsi je calcule que, ayant soixante ans et espérant vivre jusqu'à soixante-quinze, il me reste donc quinze ans à vivre, c'est-à-dire la même période qu'entre 45 et 60 ans, ce qui bien sûr me paraît très court (alors que la même période entre l'âge de 10 ans et l'âge de 25 ans me paraît, elle, avoir été très longue !).

Une vie « diminuée » ?

Le fait de vieillir nous fait peur.

Pourquoi ? Parce que vieillir, c'est se sentir « diminué ». Une vie « vieille » est une vie « diminué » 2. C'est vrai : j'entends de moins en moins bien ; je marche moins vite et moins longtemps qu'avant. Mais je ne comprends pas pourquoi cela nous éprouve tellement. En fait, être « diminué » c'est un peu comme conduire une voiture de quatre chevaux après avoir conduit une voiture de huit chevaux. A dire vrai, cela ne me dérange pas. D'abord parce que cela se fait insensiblement, et ensuite parce que cela ne change pas considérablement la qualité de ma vie. Je me souviens de mon père qui était devenu très sourd et qui écoutait toujours autant de musique. Et il n'avait pas l'impression d'y prendre moins de plaisir.

En fait, les menus plaisirs de la vieillesse nous procurent la même quantité de plaisir que les plaisirs soi-disant intenses de la jeunesse. Certaines dames âgées éprouvent un énorme plaisir à déguster une profiterolle enrobée de chocolat. Et les déplaisirs soi-disant énormes de la vieillesse ne nous affectent pas forcément davantage que les déplaisirs soi-disant sans importance de la jeunesse. Perdre son époux à quatre-vingts ans ne vous éprouve pas forcément plus que de perdre un emploi à trente.

C'est vrai, on est très souvent impressionné par le fait que les personnes âgées ont une vie « diminué ». Jacques Brel dit et chante « Les vieux ne bougent plus ; leurs gestes ont trop de rides ; leur monde est trop petit. Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit ». Mais, me semble-t-il, ceci est vrai surtout pour des observateurs extérieurs. Je ne suis pas sûr que les personnes âgées le ressentent aussi fort. Elles ne souffrent sans doute pas autant qu'on pourrait le penser de cette vie étriquée.

La chanson de Jacques Brel a été écrite par un homme de 40 ans. Et ce qu'elle montre, c'est le regard d'un homme de 40 ans sur la vieillesse. Ce qu'elle montre, ce n'est pas la vieillesse, c'est la peur de vieillir.

Comment accepter de vieillir ?

Comment accepter de vieillir ? Je répondrai : en s'y prenant très tôt.

De façon générale, il faut « faire son deuil » avant d'être effectivement en deuil. Ainsi, pour se préparer à perdre son père et sa mère, il faut s'y prendre bien avant leur mort et faire son deuil de leur mort à venir pendant qu'ils sont encore vivants. Il faut penser sans cesse au fait qu'ils ne seront plus là alors qu'ils sont encore là. Et lorsque leur mort vient effectivement, cela est beaucoup plus supportable parce que le travail de deuil a déjà été fait.

Et, me semble-t-il, c'est la même chose pour ce qui est du deuil de sa jeunesse. Il faut « travailler à vieillir » avant d'être vieux. Il faut vivre en se sachant vieux et en se sentant vieux bien avant d'être effectivement vieux. Et lorsque l'on deviendra effectivement vieux, cela sera moins pénible parce que on aura été « vieux » depuis longtemps.

Je sais bien que ce que je dis là s'oppose à toute l'idéologie actuelle. On dit « Il faut rester jeune le plus longtemps possible, il faut se sentir jeune le plus longtemps possible, il faut prendre la pilule Viagra, il faut retarder le vieillissement, il faut apprendre les mille et une façons de préserver son capital jeunesse, il faut porter des jeans après cinquante ans passés ».

Eh bien non ! Il faut, très tôt, travailler à devenir vieux comme on fait un travail de deuil. Cela peut commencer très tôt. Je me souviens d'une catéchumène de seize ans qui disait à ma fille de quatorze ans : « Qu'est-ce que je me sens vieille ! ». Eh bien, cette jeune fille supportera sans doute mieux d'être vieille quand elle sera effectivement vieille.

Et l'on peut également « travailler à vieillir » lorsque l'on a trente ans, lorsque l'on a cinquante ans... Ce travail de deuil à propos des pertes subies à chaque âge de la vie est essentiel. Il permet d'aborder la vieillesse en douceur, comme si de rien n'était.

Le deuil d'avoir à vieillir et à devenir vieux, on ne le vit vraiment qu'une seule fois dans sa vie. Et mieux vaut le faire le plus tôt possible.

La peur de vieillir

La peur de vieillir, c'est un peu comme la peur de la retraite. On a peur avant la retraite. Mais, quand on est à la retraite, cela ne se passe pas si mal que cela.

Ce qui est éprouvant, ce n'est pas tant le fait de vieillir, c'est plutôt la peur de vieillir. Mais, comme on dit, il y a sans doute plus de peur que de mal.

En fait, je le dis tout net, je considère que la vieillesse a des avantages considérables sur l'adolescence, la jeunesse et l'âge mûr. Ainsi, à mon avis, lorsque l'on a trente-cinq ans, le plus dur est derrière soi. Et à plus forte raison lorsque l'on en a soixante ou quatre-vingt.

En fait, on peut éprouver des souffrances physiques considérables à 30 ans, et aussi et surtout des souffrances psychologiques et relationnelles intenses, d'abord avec ses parents, puis à l'intérieur du couple, puis avec les enfants-adolescents, et aussi avec les collègues, les concurrents, les supérieurs hiérarchiques.

Contrairement à ce que l'on pense, quand on est jeune, on n'a pas « tout pour soi ». On peut être très malade, très malheureux et se sentir très exclus.

Et lorsqu'on est jeune, on a un inconvénient supplémentaire : on n'a pas le droit d'être malheureux et surtout pas le droit de se plaindre. Au contraire, lorsqu'on est vieux, on a le droit non seulement d'être plaint mais aussi d'être à plaindre. On n'a plus besoin de « porter beau ». On n'a plus besoin de « faire semblant » ni de jouer un rôle. Alors que, lorsqu'on est jeune, on a presque le devoir d'être ambitieux et de réussir. Lorsqu'on est vieux, on peut, enfin, être sans prétentions et sans ambition. On a enfin le droit d'être ce que l'on est. Et on peut se donner le droit d'avoir des défauts.

En fait, me semble-t-il, la vieillesse autorise une certaine liberté. Car l'homme est libre lorsqu'il considère sa vie comme un manteau qui ne tient que par un cordon et qui peut à tout instant se défaire. Il est libre parce qu'il n'a plus rien ni à perdre, ni à gagner, ni même à conserver.

Dernièrement, un livre a paru sous le titre « Le désir de vieillir » 3. Ce titre peut paraître scandaleux. Et pourtant, c'est vrai. De même que l'enfant a un désir de grandir et de devenir plus vieux, l'adulte peut avoir aussi un « désir de vieillir », et ce même s'il le refoule.

C'est en particulier vrai sur le plan sexuel. Désirer ne plus désirer. Mais c'est aussi vrai sur d'autres plans. Ne plus avoir le devoir de rester jeune, de faire jeune, de penser jeune. En fait il y a un désir de vieillir comme il y a un désir de la retraite.

L'ennui

Ce qui fait peur dans la vieillesse, ce n'est pas tellement la souffrance (les médicaments peuvent la diminuer), ce n'est pas tellement la solitude (on peut s'en accorder), c'est surtout l'ennui.

Mais je voudrais dire ceci. Il ne faut pas confondre l'ennui avec la solitude. La solitude est tout à fait supportable et même agréable, lorsqu'on ne s'ennuie pas. Elle ne devient pénible que lorsqu'elle suscite l'ennui. Ainsi l'ennui est le seul véritable problème.

A propos de l'ennui, je ferai quelques remarques.

- Première remarque. L'ennui n'est pas l'apanage de la vieillesse. On s'ennuie à tous les âges. Châteaubriand prétendait s'être ennuyé dès le ventre de sa mère. L'enfant s'ennuie beaucoup : l'école, les vacances, les « je ne sais pas quoi faire ! ». Les jeunes aussi s'ennuient et pas seulement pendant les heures de cours. On sait que la délinquance n'est qu'une forme d'ennui. Et l'on s'ennuie aussi beaucoup à l'âge mûr en couple, au travail, en week-end, en famille, sans famille... Il n'est pas du tout certain qu'on s'ennuie d'avantage quand on est vieux.

- Deuxième remarque. On ne s'ennuie pas forcément quand on est vieux. En effet, l'ennui procède souvent d'une énergie qui ne trouve pas à s'employer. Et c'est pourquoi, si l'on a moins d'énergie (comme c'est le cas lorsque l'on vieillit), on s'ennuie moins. Il est rare que les personnes âgées disent qu'elles s'ennuient, et ce parce qu'elles font les choses beaucoup plus lentement.

- Troisième remarque. Il existe peut-être un « remède » à l'ennui. Ce n'est pas le divertissement. Et ce n'est pas non plus l'activité, contrairement à ce que tout le monde pense (« si tu t'ennuies, fais quelque chose, remue-toi » entend-on dire). Bien au contraire, le remède à l'ennui, c'est le contraire même de l'activité. En effet, c'est la paresse.

Je m'explique. L'ennui, c'est souffrir de ne rien faire. La paresse, c'est jouir de ne rien faire. Au fond, lorsque l'on s'ennuie, il suffit peut-être de se dire : « Et si, au lieu de m'ennuyer, je me mettais à paresser un peu ! ».

- Quatrième remarque. En fait, l'ennui peut aussi être une chance. Parce qu'il vous incite à trouver des palliatifs. Et ces palliatifs, c'est tout ce qu'on n'a pas trouvé le temps de faire dans votre vie. En fait, ces palliatifs, c'est l'essentiel. C'est regarder un coucher de soleil, regarder des enfants jouer, écouter de la musique. On peut enfin s'adonner à l'essentiel de la vie. Et l'essentiel de la vie, c'est de vivre ce qui vous plaît vraiment. Plus on vieillit, plus on comprend que la vie est belle.

Le sentiment d'inutilité

Chez les personnes âgées, le sentiment d'inutilité et sans doute plus important et plus intense que l'impression d'ennui. En tout cas, il est plus fréquemment exprimé.

A ce propos, je dirais ceci : ce sentiment d'être inutile, certes on peut le ressentir. Mais il n'est pas justifié.

Lorsqu'un de nos proches disparaît, il nous manque. Mais ce n'est pas parce qu'il nous était utile. Ce n'est pas à cause de ce qu'il faisait pour nous. Il nous manque tout simplement parce qu'il n'est plus là. C'est pourquoi il faudrait rassurer les personnes âgées. Il n'est pas nécessaire qu'elles fassent quelque chose d'utile pour être utiles. Il leur suffit d'exister.

Je dirais aussi ceci. Plus une personne est dépendante et inutile, plus elle est utile. Parce que, de la sorte, elle permet à d'autres de devenir utiles.

Je constate souvent, à quel point, dans une maison de retraite, une personne de quatre-vingt cinq ans donne l'opportunité à des personnes de quatre-vingts ans de se rendre utiles, en lui rendant visite, en la conduisant à table 4 ...

Je dirais encore ceci aux personnes âgées : « Si vous vous sentez inutiles, n'ayez crainte, les lis des champs le sont aussi, ainsi que les oiseaux du ciel, et bien des nocifs coûtent plus cher à la société que vous.

La vie est un cahier dont chaque jour tourne la feuille. Le matin, vous écrirez au bas de la page encore blanche ce petit mot : Amen.

Et au-dessus de cette signature, laissez s'écrire les lignes de votre journée avec leurs pleins et leurs déliés, leurs plaintes et leurs sourires. Et votre consentement préalable ôtera à ce jour son poison d'amertume et d'inutilité ».

La mort

Je n'ai pas encore parlé de la mort. En effet, pour moi, vieillir ce n'est pas se préparer à mourir. C'est d'abord profiter de la vie qu'il vous reste à vivre et ce d'autant plus intensément que l'on sait que l'on va mourir. Comme le dit Gide : « c'est une constante pensée de la mort qui donne du prix au plus petit instant de la vie ».

J'aime beaucoup cette phrase. Et j'aime beaucoup aussi cette parabole du cardinal de Richelieu. Il écrit à peu près ceci.

Je descends le fleuve de ma vie comme si j'étais embarqué sur un esquif léger et fragile. Un jour, je le sais, je déboucherai dans l'océan sauvage, et ma petite embarcation, renversée et culbutée, me jettera dans la mort. Mais d'ici là, il m'est donné de descendre de tout son long le fleuve de ma vie.

Il y a deux manières de descendre ce fleuve. La première, c'est de rester à l'avant de la barque, les yeux fascinés par le moment où tout culbutera vers la mort. Je ne pense pas que ceci soit souhaitable.

La deuxième manière, c'est de s'asseoir à l'avant de la barque mais en tournant le dos à la mort qui vient, c'est-à-dire à l'aval du fleuve vers lequel on descend. Ainsi, adossé à la mort, je regarde la barque qui est là devant mes yeux. Et dans la barque, il y a ceux qui sont embarqués avec moi. Je m'accule à la mort qui vient pour mieux ouvrir les bras au présent de la vie. Et je me hâte de vivre l'essentiel au milieu des futilités.

Mourir guéri

Ce qui importe, à mon avis, c'est de « mourir guéri » 5 .

« Mourir guéri », l'expression peut surprendre. Mais elle est parlante par sa forme paradoxale. Guéri de quoi ? Je répondrai « guéri de la vie », de ses souffrances et de ses blessures. Mourir guéri, c'est mourir réconcilié avec la vie et avec sa vie.

Mourir guéri, c'est mourir en ne gardant de la vie que le parfum de bonté de quelques visages rencontrés. Mourir guéri, c'est mourir en ayant, bien longtemps avant sa mort, remisé à jamais le bâton des rancunes, et vidé ses poches des colifichets et des broutilles qui les encombraient, pour pouvoir aller ainsi vers une mort claire et limpide.

Dans la Bible (Prov 16,31), la vieillesse n'est pas considérée comme une punition pour ce qui a été vécu pendant la vie, comme s'il fallait tôt ou tard « payer » les fautes et les excès que l'on a commis pendant sa vie. Bien au contraire, elle est considérée comme une récompense, comme si, à la fin de sa vie, on « rattrapait », par le bonheur d'une pacification et d'une sérénité, tous les malheurs et les souffrances de la jeunesse et de l'âge mûr.

Sans doute faudrait-il concevoir la vieillesse non comme la phase terminale d'une maladie, celle des souffrances de la vie, mais plutôt comme une forme de convalescence, afin de mourir guéri des épreuves que l'on a dû endurer pendant son existence.

Mourir guéri, c'est mourir « consolé » de sa vie. Cette « consolation », l'Evangile de Luc (Luc 2,25-28) l'évoque comme une forme de promesse faite au vieillard Siméon. Il lui est promis qu'il ne mourra pas avant d'avoir connu la « consolation », c'est-à-dire avant d'avoir trouvé le Consolateur (le Messie).

Mourir guéri, c'est mourir consolé d'avoir vécu sa vie.

Dans le grec du Nouveau Testament, « consolateur » et « consolation » ont un sens très fort. Le « consolateur », c'est l'avocat (cf. I Jean 2,1), celui qui vous « défend » lorsque vous êtes accusé.

Mourir guéri, c'est mourir en ayant trouvé ce qui peut « défendre » la vie que l'on a vécue. Cela nous est quelquefois difficile. Lorsque l'on devient amer, en vieillissant, cela n'est pas forcément vis-à-vis des autres, cela peut être aussi vis-à-vis de soi-même et de la vie que l'on a vécue.

Plût au ciel que l'on puisse alors découvrir qu'un Autre, le Consolateur, défend notre vie à notre place.

Oui, mourir guéri, cela peut être mourir en étant guéri d'avoir eu une vie que l'on trouve indéfendable. Cela peut être mourir guéri d'avoir eu une vie que l'on juge absurde et qui n'a été vécue que pour rien. Et c'est peut-être cela l'ultime forme de la sagesse, ou l'ultime forme de la foi en la grâce.

Mourir guéri, lorsque l'on est vieux, c'est mourir en ayant découvert ceci : tu as le droit d'être vieux, tu as le droit d'être triste, tu as le droit d'être inutile. Et c'est aussi découvrir ceci : tu as le droit d'avoir eu, même avant d'être vieux, la vie que ta as eue, même si tu la trouves peu reluisante. Et tu as ce droit par grâce.

En fait, la vieillesse, c'est le moment où nous avons la possibilité d'éprouver toute la force de cette maxime de Saint-Paul et de Luther : Notre vie, quelle qu'elle soit, a une justification et cette justification lui est donnée par grâce seule. Lorsque, étant vieux, nous sommes tentés de considérer notre vie comme inutile et sans justification, nous pouvons nous écrier : Mais si ! mais cette justification, ce n'est pas à moi de m'ingénier à la trouver ; cette justification, elle lui est donnée et conférée, gratuitement, pour rien, sans raison, sans justification et par grâce seule.

C'est lorsque nous ne pouvons plus fournir aucun justificatif pour justifier notre vie que nous pouvons découvrir la liberté de pouvoir dire : je vis pour rien, je vis par grâce.

La vie est un cadeau. Tu as le droit de vivre de tout son long le fleuve de la vie, même si tu ne sais pas pourquoi il t'a été donné de vivre. Oui, sache-le, même maintenant que tu es vieux, la vie est encore un cadeau qui t'est fait, même si elle ne t'a pas fait de cadeaux.

Alain Houziaux

____________________________________________

1 Bernard Andrieu, in Le besoin de vieillir, sous la direction de J.C. Reinhardt et J. Bouisson, L'Harmattan, 2001, page 31.

2 Lorsque tu seras vieux, « tu seras dans l'obscurité comme lorsque la lumière du soleil pâlit. Tu ressembleras à un gardien qui tremble de peur devant la maison, à un homme vigoureux qui se courbe, à une servante qui arrête de moudre, à une femme qui cesse de paraître à sa fenêtre » (Eccl 12,5-7).

3 Op cit.

4 Une étude de l'Université du Michigan montre que les personnes âgées qui consacrent au moins une partie de leur temps à aider les autres présentent un risque de mortalité de 60 % inférieur aux séniors qui se replient sur eux-mêmes. « Quotidien du Médecin », mardi 19 novembre 2002.

5 Nous tenons cette expression de André Comte-Sponville.

Cet article paraîtra prochainement dans un ouvrage collectif aux Editions de l'Atelier. L'ouvrage collectif comportera trois autres contributions sur le même thème.

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