En dix ans, deux cinéastes
français, G. Mordillat et J. Prieur, sont devenus aux yeux des
médias des experts sur lhistoire de Jésus et sur
les commencements du christianisme. Les historiens sétonnent,
les exégètes râlent, les Églises sinquiètent,
mais les non-spécialistes et le grand public se sentent stimulés
et envoient leurs essais gardés secrets ou refusés par
les éditeurs, pour lecture, pour recevoir quelques encouragements
à continuer, sans espérer des compliments : je pense quil
faut se réjouir de leur initiative.
À
lapproche de lan 2000, les évangiles étaient
encore la chasse gardée dune élite reconnue par
les Églises ; et cette élite avait abandonné les
pistes de savoir les plus fondamentales, celles qui ne mènent
pas à un profit ecclésial direct : fréquentation
des lieux de culte, participation aux uvres des Églises.
Les recherches sur la vie de Jésus en étaient restées
à cette grande énigme : sa vie fut courte et banale, puis
il fut reconnu comme Dieu ; mais les prémices de cette divinité
reconnue demeuraient invisibles. Les recherches sur lhistoire
des évangiles étaient arrêtées : on se contentait
de reproduire une vague théorie trop simpliste pour rendre compte
de la complexité des livres, en distinguant une source de paroles
et une autre de récits, plus ou moins confondue avec Marc. Enfin,
lidée même de sinformer sur les manuscrits
et les variantes semblait un détour inutile, dautant quil
risquait dentraîner des corrections de trajectoire dans
un discours consensuel bien réglé
Déjà, les livres de Jean-Paul Roux (Jésus,
Fayard, 1989) et de Jacques Duquesne (Jésus, Flammarion
Desclée de Brouwer, 1994) sur Jésus avaient montré
un début de contournement de la forteresse doù sortaient
des paroles dautorité plutôt que les éléments
dun débat ouvert. Mais avec la télévision,
les deux cinéastes vont beaucoup plus loin. Bien informés
dès 1995 des écrits de cette élite, ils ont produit
ces deux séries télévisées, lune de
douze et lautre de dix films, après avoir interrogé
individuellement une trentaine de chercheurs pour chaque série,
en choisissant de préférence les voix les plus diverses
de cette élite (ou supposée telle) et en faisant dire
à chacun, devant un large public, ses questions, ses hésitations
et le début de ses réponses, en général
tronquées pour laisser la question au téléspectateur
plutôt que lui asséner la « bonne » réponse.
Les questions étaient souvent originales : comment
crucifiait-on au temps de Jésus ? Jésus avait-il des frères
? Ont-ils eu la tentation de constituer une dynastie après sa
mort ? Ce sont de vraies questions, mais elles nont rien à
voir avec la foi ni avec la piété, ni avec la théologie
en tant que telle ; elles participent à létude de
lévangile comme livre plutôt que comme référence
de la foi. Et telle est bien la perspective des deux cinéastes
: lintérêt des évangiles tient aussi à
ce quils sont étonnants de complexité ; ils ont
un long passé : deux à trois générations
ont contribué à leur écriture, davantage encore
au témoignage des manuscrits. Alors, comme un Socrate muet, ils
ont interrogé les Gorgias, Protagoras et Alcibiade de notre temps
et mis en lumière, par leur parole, les ombres de leur écriture,
avant quelle devienne définitive. Le résultat est
parfois difficile à suivre, mais quimporte, il ne sagit
pas pour eux de prendre la place des enseignants, mais seulement de
rendre compte de cet enseignement, den montrer tantôt la
rigueur, tantôt les faiblesses, tantôt les acquis, tantôt
les doutes, et dy associer des interlocuteurs imprévus,
pour dire la diversité de la réception de Jésus,
bien au-delà du seul visage que les exégètes tendent
aujourdhui à admettre.
Ces émissions originales ont été
regardées par près dun million de téléspectateurs
chacune, en moyenne ; soit un total cumulé approchant les vingt
millions. Cela montre quil existe une large demande pour en savoir
davantage sur le sujet. Les personnes interrogées ont eu, selon
le cas, le plaisir de découvrir de nouveaux experts avec lesquels
on peut débattre, ou le déplaisir de voir émerger
des concurrents de leur propre discours. Il ne faut pas sétonner
que ces émissions aient déplu à certains ; mais
on nest pas tenu de les suivre et lon peut préférer
le dialogue à la parole dautorité.
Christian
Amphoux
De Gérard Mordillat et Jérôme Prieur :
Deux séries télévisées sur Arte :
Corpus Christi : enregistrement en 1995, diffusion en avril 1997 et
1998 ; parmi les intervenants : C. Amphoux, P.M. Boismard, P. Geoltrain,
C. Grappe, P. Grelot, M. Hengel, J.P. Lémonon, D. Marguerat,
E. Nodet, E. Norelli, Ch. Perrot, D. Schwartz, J.M. Sevrin, G. Theissen,
E. Trocmé ; disponible en vidéocassettes ;
Lorigine du christianisme : enregistrement en 2002, diffusion
en avril 2004 ; C. Amphoux, P. Beatrice, P.A. Bernheim, F. Bovon,
P. Fredriksen, P. Geoltrain, C. Grappe, M. Hengel, S. Légasse,
J.P. Lémonon, E. Main, D. Marguerat, E. Nodet, E. Norelli,
D. Schwartz, G. Stanton, F. Vouga ; disponible en DVD.
Deux livres au Seuil :
Jésus contre Jésus, 1999 ;
Jésus après Jésus, 2004.