Allocution adressée au Mémorial
de Caen lors des cérémonies commémoratives des
60 ans du débarquement allié.
Quel Dieu a pu laisser faire cela, et se taire ? Comment croire en
Dieu après Auschwitz ? Cette question qui, à sa manière,
relance celle de Job devant le mal radical, ébranle en profondeur
la légitimité du discours théo-
logique et lexpérience de la foi. Faut-il alors congédier
le Dieu « Seigneur de lhistoire » et sen remettre
à la seule impuissance dun Dieu soucieux, en devenir et
solidaire ? Mais la foi nest-elle pas toujours, et nécessairement,
une révolte contre la fatalité, une résistance
contre le désenchantement, une quête dinfini au cur
même de la finitude humaine ?
Le silence
Cest en valorisant le silence que jaimerais commencer
cette conférence et recevoir la question qui nous est posée
; ce silence qui vient au secours de ces mots devenus insignifiants
devant la douleur. Comment dire le mal radical dont Auschwitz est devenu
le symbole ? Lhorreur effroyable nous laisse bouche bée,
sans voix, car rien du drame vécu ne peut être totalement
porté au langage, repris dans les mots et devenir objet de communication.
Cest toujours plus encore, ou pire, ou autrement que le récit
que nous pouvons en faire ou entendre.
Les photos qui illustrent cet article ont été
prises au Mémorial des Martyrs de la Déportationà
Paris qui a été conçu par larchitecte
Georges-Henri Pingusson (1894-1978) et inauguré par le
Général de Gaulle le 12 avril 1962. Situé
à la pointe Est de lÎle de la Cité au
chevet de la cathédrale Notre-Dame, ce Mémorial
est une des uvres les plus emblématiques de cet architecte
qui, dans les années 1930, était membre de lUnion
des Artistes Modernes aux côtés de Mallet-Stevens
et qui a travaillé dans laprès-guerre à
la reconstruction de la Sarre.
Larchitecture frappe par le recueillement
auquel elle invite. Les 200.000 morceaux de verre rétro-éclairés
qui illuminent le couloir reproduit en couverture représentent
tous les Français morts en déportation dans les
camps nazis lors de la Seconde Guerre mondiale. Gravé au-dessus
de lentrée on peut lire: «Pardonnne, noublie
pas» et face à lentrée: «Pour
que vive le souvenir des deux cent mille français, sombrés
dans la nuit et le brouillard, exterminés dans les camps
nazis».
Ce monument est accessible gratuitement au public
tous les jours de 10 à 12 et de 14 à 17 heures (19h.
davril à septembre)
|
Silence par pudeur aussi, pour ne pas de suite reprendre et enfermer
lévénement dans le cours de nos phrases et dans
nos catégories de pensée. Lévénement
est toujours hors norme, hors cadre, il excède dans la brutalité
même de son avènement toute logique et toute causalité.
Ce qui arrive peut certes être raccroché à une histoire
particulière, et cest bien ce que nous montrent les premiers
éléments dexposition du Mémorial de Caen
qui évoquent, entre autres, les méfaits économiques
de la crise de 1929 pour introduire la deuxième guerre mondiale.
Auschwitz est inscrit dans une série de faits, est précédé
par une histoire. Il nen demeure pas moins que ce qui sy
est passé excède toute prévisibilité. Il
porte en lui un excès dhorreur et de mal quaucune
causalité, quaucune série de faits ne parvient fondamentalement
à expliquer. Et cest précisément la mesure
de cet extra-ordinaire qui nous fait résister devant la parole
afin de ne pas la banaliser dans le déploiement si familier de
nos vocabulaires.
Silence respectueux aussi, devant la douleur et la plainte dautrui
pour leur donner le temps de se dire et pour ne pas déjà
se les annexer. Il y a toujours quelque chose de moralement douteux
à vouloir sidentifier au drame de lautre. Cette modalité
de la compassion nie le caractère toujours si singulier de la
souffrance. Comme si nous étions tous les victimes dAuschwitz.
Comme si, dans un tout autre domaine, sans équivalence à
celui-ci, nous fûmes « tous américains » le
11 septembre 2001. La parole nous sert bien souvent de paravent devant
le gouffre béant de la souffrance dautrui, comme une ultime
manière dapprivoiser le mal, de le mettre à distance
de soi. Il y a, paradoxalement sans doute, une dimension fortement libératrice
à lidée dun Dieu silencieux. Un Dieu de silence,
cest aussi un Dieu qui nous laisse nous raconter, déployer
lintrigue de nos vies, nous dire en toute vérité.
Silence enfin, car qui oserait faire du mal un objet de spéculation
? Prétendre pointer lorigine du mal, en expliquer le pourquoi,
risque toujours de le relativiser, de linscrire dans un système
qui lui confère de fait une raison dêtre. Lexpliquer
revient à lintégrer à une vision du monde
et à un système de sens. Le philosophe Emmanuel Kant a
fortement souligné la dimension proprement indéchiffrable,
« inscrutable » du mal. Et cela pour rappeler quil
appartient à la définition même du mal de nous renvoyer
à un inexplicable, à quelque chose qui excède et
dépasse nos compétences et possibilités rationnelles.
Le silence ne relève pas ici dune défaite de la
pensée, mais plus précisément dune pensée
qui saccepte dans ses propres limites, qui sait quelle ne
peut pas tout comprendre, tout intégrer, tout dire. Il sagit
de valoriser une pensée qui ose reculer devant une explication
dès lors que celle-ci risque de justifier linjustifiable
et de trouver ainsi des circonstances atténuantes.
Il y aurait dailleurs quelque chose de gênant, pour ne
pas dire de douteux, à faire dune telle horreur un objet
de conférence. Lorsque le philosophe Hans Jonas écrit
dans Le Concept de Dieu après Auschwitz 1 que « Auschwitz
» met en question le Dieu de lhistoire, ne confère-t-il
pas encore à ce drame une fonction, ne serait-ce que questionnante
et déconstructive ? Auschwitz, dans la radicalité du mal
quil symbolise, impose le silence, et va jusquà mettre
en question la possibilité même de toute question. Il ny
a plus que la plainte à entendre et à recueillir. Et puis
vient la révolte.
La révolte
Les textes en inserts sont les poèmes qui
ont été gravés dans la pierre du monument
de lÎle de la Cité à Paris
|
Cest vers elle que souvre le deuxième temps de notre
parcours.
La révolte est celle déposée devant un monde
devenu barbare, monstrueux, capable de cette horreur irracontable, que
même les mots ne peuvent contenir.
Révolte aussi devant un monde tellement obscur quil est
parfois si difficile de discerner le bien du mal. Comment ne pas être
tourmentés par le fait de vivre dans un monde où il est
parfois impossible de savoir que faire pour accomplir un bien ou pour
ne pas faire de mal ? Chacun sait, et ce constat a quelque chose dhorrible
et de terrifiant, que certains maux conduisent à un bien et que
certains biens aboutissent à des maux cruels.
Mais la révolte sénonce aussi comme cet homme
devenu ce loup pour lhomme, incapable de contenir ses fantasmes
de toute-puissance et refusant de saccepter dans ses propres limites.
Voulant toujours plus, cet homme pour qui rien nest jamais assez,
refuse en somme dêtre né, cest-à-dire
dêtre mortel, de ne pas tout pouvoir, tout penser, tout
dominer, tout réduire à lui. Cet élan vers le toujours
plus est comme un poison distillé à la surface du monde.
Révolte aussi contre ces majuscules meurtrières qui,
au nom de leurs idéaux, commentent les plus grands crimes 2.
Cest au nom de la liberté quon assassine, au nom
de la tolérance quon exclut
Cest la philosophe
Hannah Arendt, qui explique, à de nombreux endroits de son uvre,
que le totalitarisme, le mal du mal, est précisément de
vouloir imposer un bien comme si les autres nexistaient pas, comme
si nous pouvions fort bien nous passer des autres.
Révolte contre ce monde obscur, révolte contre cet homme
si avide de toute-puissance quil en vient à nier les autres,
et révolte, aussi, contre une certaine idée de Dieu.
On sait comment limpossibilité de penser ensemble la
toute-puissance de Dieu et sa bonté souveraine, devant les souffrances
injustes, celles des innocents, motive fortement lathéisme.
Si Dieu est bon et tout-puissant pourquoi tolère-t-il alors le
mal, pourquoi ne sy oppose-t-il pas ? On se rappelle ici quAlbert
Camus, dans La peste, faisait dire au héros athée de son
roman, le docteur Rieux, quil refuserait toujours daimer
une création où des enfants souffrent, sont torturés
et condamnés à mort par la maladie.
Nous aimerions citer aussi ces quelques lignes dAlfred de Vigny,
écrites dans son Journal à la date du 15 septembre 1862,
sous la mention Jugement dernier : « Ce sera ce jour-là
que Dieu viendra se justifier devant toutes les âmes et tout ce
qui est vie. Il paraîtra et parlera, il dira clairement pourquoi
la création et pourquoi la souffrance et la mort de linnocence,
etc. En ce moment, ce sera le genre humain ressuscité qui sera
le juge, et lÉternel, le Créateur, sera jugé
par les générations rendues à la vie 3. »
Ce nest
pas seulement lidée dun Dieu qui peut tout et qui
fait tout qui sécroule à Auschwitz ; ce Dieu qui
serait le grand Seigneur de lUnivers et qui aurait tout pensé,
voulu, organisé. Meurt aussi à Auschwitz lidée
dun Dieu resté les bras croisés pour nous laisser
li-bres. Un Dieu qui aurait de lui-même décidé du
haut de sa splendeur de se mettre en retrait pour nous rendre indépendants,
autonomes et majeurs. Comment aimer et croire encore en un Dieu qui
se contente de permettre un mal quil pourrait empêcher ?
Devant ce Dieu de la grande maîtrise, nous pourrions bien vouloir
nous associer à Ivan Karamazov dans le roman de Dostoïevski
et reprendre, nous aussi, notre billet dentrée
«
Cest par amour pour lhumanité, dit Ivan, que je ne
veux pas de cette harmonie. Je préfère garder mes souffrances
non rachetées et mon indignation persistante, même si jai
tort ! Dailleurs, on a surfait cette harmonie ; lentrée
coûte trop cher pour nous. En honnête homme, je suis même
tenu à le rendre au plus tôt. Cest ce que je fais.
Je ne refuse pas dadmettre Dieu, mais très respectueusement
je lui rends mon billet 4. »
Mais la révolte, la colère, le refus, ne sont-ils que
le dernier bastion de lespoir ? Dire non, nest-ce pas toujours
aussi faire entendre un oui ? Résister, refuser, condamner, nest-ce
pas toujours pointer la possibilité même chancelante dun
autrement ? Salutaire révolte qui nous pousse à sortir
de nous-mêmes, à refuser de nous laisser emmurés
dans le silence et prisonniers de la souffrance. Courageuse révolte
qui exprime et qui porte en elle lespoir dun autrement.
La mémoire
Et cet autrement sera déjà un acte de mémoire.
Se souvenir, résister à loubli, conserver une trace
pour ne pas oublier. Ne pas oublier pour ne pas que tout cela ne soit
pour rien. La mémoire est comme chargée ici de faire uvre
de la seule rédemption qui reste : celle de sauver lavenir
avant même quil ait commencé. Se souvenir pour empêcher
la répétition, pour briser la fatalité. Plus jamais
ça ! Ce mémorial ici à Caen est bel et bien une
uvre rédemptrice, une sentinelle contre le pire dont lhumain
est capable, un projet pour lavenir. « Construire la paix
» est précisément le nom donné à la
dernière section de ce lieu.
Mais comment
faire de la mémoire un devoir ? Dans son ouvrage intitulé
La mémoire, lhistoire, loubli, le philosophe Paul
Ricur pose ainsi la question : « Comment est-il possible
de dire tu te souviendras, donc tu déclineras au futur cette
mémoire qui se donne comme la gardienne du passé ? Plus
gravement, poursuit le philosophe, comment peut-il être permis
de dire tu dois te souvenir, donc tu dois décliner la mémoire
au mode impératif 5. »
Ce travail de la mémoire relève dun devoir à
travers notamment la notion de dette. Cest Paul Ricur qui
précise que cette idée de dette est inséparable
de celle dhéritage. Nous sommes redevables à ceux
qui nous ont précédés dune part de ce que
nous sommes. « Le devoir de mémoire ne se borne pas à
garder une trace matérielle, scripturaire, des faits révolus,
mais il entretient le sentiment dêtre obligés à
légard de ces autres [
] qui ne sont plus 6. »
Obligés à légard de ces autres, nous le
sommes parce quils nous ont transmis une part de ce que nous sommes,
mais aussi parce que leur passé demeure celui de notre propre
présent. Auschwitz, et tous les drames de notre siècle
passé, simposent à nos devoirs de mémoire
car ils constituent le passé, non dépassé, de notre
propre présent. Ils tissent toujours et encore la trame de notre
histoire commune. Sobliger à la mémoire, cest
reconnaître que ce qui sest passé, nous concerne
encore dans notre présent, que ce passé-là est
coextensif à notre présent. Cest la prise de conscience
de ce « commun », de cette notion dhéritage
et de cette contemporanéité du passé qui est nécessaire
pour rendre cette mémoire obligée. Devoir de mémoire
qui, nous le voyons bien, est bel et bien une lutte contre la disparition
des traces, une résistance contre loubli pour nous ramener
là doù en partie nous venons.
Mais pour que cette mémoire soit précisément
devoir, résistance, lutte, encore faudrait-il quà
côté de cette même mémoire une place soit
aussi laissée à loubli, comme la fort bien
montré Paul Ricur dans son livre déjà cité.
Car il y a bien, dit-il, une « pathologie de la mémoire
» à pouvoir conserver, à tout mémoriser,
et à lester ainsi le temps présent de tout ce qui nest
plus. Loubli, loin dêtre seulement une distorsion
et un trouble de la mémoire, apparaît comme la condition
dune véritable mémoire ; dune mémoire
travaillée, habitée, pensée et non simplement une
accumulation impersonnelle, imposée et non sélective 7.
Se souvenir afin de sauver lavenir de la répétition
et résister ainsi à la fatalité du mal et de la
souffrance. Se souvenir car ce qui précède est notre seul
héritage et façonne notre seule histoire commune. Se souvenir
aussi pour faire que remontent jusquà nous des expériences,
des convictions, des témoignages qui peuvent refaire surface
pour nous porter vers demain, nous éveiller à un lendemain
possible.
Le réveil
Le triangle cousu au vêtement des déportés
devait, selon la couleur, indiquer la raison de la condamnation.
Cest ce signe que larchitecte du monument parisien
a utilisé pour le niches creusées dans les murs
qui portent le nom des camps de la mort et contiennent de la terre
du lieu et des cendres de victimes.
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Ce travail de la mémoire réveille en nous le souvenir
dun Dieu cru et aimé tout différemment que sous
la forme de ce grand Seigneur de lhistoire. Dieu na-t-il
pas aussi été pensé comme ayant subi le mal, limpuissance
et léchec ? La croix nest-elle pas lillustration
tragique de la propre mise en échec de la prédication
de Jésus et de limpuissance de Dieu dempêcher
le meurtre ?
Le théologien protestant Dietrich Bonhoeffer, pendu par les
Nazis, écrivait dans une lettre de prison datée du 16
juillet 1944 et recueillie après sa mort dans un livre intitulé
Résistance et soumission : « Devant Dieu et avec Dieu,
nous vivons sans Dieu. Dieu se laisse déloger du monde et clouer
sur la croix. Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi
seulement il est avec nous et nous aide 8. » « Seul un Dieu
faible peut nous venir en aide », écrit-il encore. Que
ce soit Dieu lui-même qui soit crucifié, que ce soit Jésus
de Nazareth prophète de Dieu, voilà qui revient au même
: lévénement de la croix dit la faiblesse de Dieu
et sa solidarité profonde avec tous les crucifiés.
Cest cette même idée que nous retrouvons chez le
théologien et pasteur Wilfred Monod lorsquil explique,
dans une prédication de Vendredi saint intitulée précisément
« Dieu vaincu », que Dieu ne saurait être la première
cause du mal et de la souffrance, mais quil en est, en Jésus,
la première victime.
Et Monod, loin de se morfondre de cela, y décèle, comme
Bonhoeffer, la possibilité dune vérité plus
précieuse. Dans un texte intitulé « Un athée
», Monod écrit ceci : « Cest toujours le drame
du calvaire qui recommence. Eh bien ! ce Dieu vaincu est celui qui parle
à mon cur. Je ne pourrais pas adorer une divinité
qui serait responsable de la continuation du monde actuel. On nous objecte
: Dieu ne veut pas expressément tout ce mal, il se borne à
le permettre. Oui, il le permet expressément et cela revient
au même. Alors dira-t-on que sil ne permet pas, il essaye
dempêcher ? Cest précisément lhypothèse
que je formule. Dieu sefforce et ne réussit pas toujours.
Quel soulagement de le croire ! Diminuée métaphysiquement,
la divinité est moralement grandie 9. » Mais il ne sagit
pas, pour Monod, de contester en soi la notion de toute-puissance de
Dieu, ce quil entend souligner, cest que « Dieu nest
pas encore totalement manifesté », que pour lheure,
Dieu na pas encore réalisé sa toute-puissance, Dieu
nexiste pas encore en plénitude, sa puissance est en puissance.
Dieu ne serait donc pas tant à croire comme le grand Seigneur
de lhistoire, qui peut tout et qui fait tout, mais comme une puissance
de transformation à luvre dans le réel. Et
cest là que réside le bouleversement théologique
occasionné par les grands drames de notre histoire. Comment penser
Dieu de manière crédible ? Comment aimer Dieu encore,
lui donner une nouvelle chance ? En croyant que Dieu nest peut-être
pas tant lêtre le plus puissant mais la puissance même
de lêtre. Largument de lathéisme aura
toujours raison si Dieu nest quun être parmi les autres.
Si Dieu « existe », au sens où nous pouvons dire
quune personne existe, quest-ce qui peut alors le rendre
Dieu pour nous sinon précisément sa toute-puissance ?
Mais que Dieu soit lêtre le plus puissant ou un être
impotent revient finalement au même : Dieu est toujours cet objet
que lon domine, que lon maîtrise, que lon manipule.
Si Dieu nest pas lêtre le plus puissant, il est peut-être
à penser et à croire comme la puissance même de
lêtre 10. Comme cette impulsion du début, cette force
créatrice, ce principe initial, qui permet la vie et le monde.
Dieu nest pas identifié à ce qui arrive, à
ce qui advient au monde, mais à la potentialité même
de ce monde.
Cest encore ce que dit à sa manière Wilfred Monod
lorsquil écrit 11 : « la réalité présente
est un mystère dont lorigine nous échappe ; et jappelle
Dieu leffort partout manifesté, pour transformer la réalité.
Cest un effort intelligent, moral, douloureux, sans cesse contrecarré.
» « Avoir foi en Dieu, écrit-il encore, ce nest
pas une simple croyance intellectuelle, cest un acte héroïque,
cest un enrôlement personnel au service de la vérité,
de la justice, de la beauté, de lamour. Dieu est un effort,
un appel à transfigurer le réel. » Il ne sagit
donc plus, on laura compris, de placer Dieu à lorigine
de ce qui est, mais duvrer ici même pour que Dieu
soit possible. Il ne sagit plus de spéculer sans fin sur
pourquoi le mal mais bel et bien de séveiller à
laction, pour lutter contre ce mal.
Cest à cette même conclusion que nous conduit le
philosophe Paul Ricur dans son livre intitulé Le mal. Il
écrit, au terme dun parcours qui la conduit à
présenter les différentes formes de rationalité
que la question du mal a suscitées dans lhistoire de la
pensée : « Pour laction, le mal est avant tout ce
qui ne devrait pas être, mais doit être combattu. En ce
sens, laction renverse lorientation du regard. Sous lemprise
du mythe, la pensée spéculative est tirée en arrière
vers lorigine : doù vient le mal ? demande-t-elle.
La réponse non la solution de laction, cest
: que faire contre le mal ? Le regard est ainsi tourné vers lavenir,
par lidée dune tâche à accomplir, qui
réplique à celle dune origine à découvrir
12. »
Laction
Cest bien à cette action quil nous faut nous remettre
maintenant ; une action désormais placée sous le sceau
hautement signifiant de la grâce. Quest-ce que la grâce,
en effet, sinon le simple fait davoir été possibles.
Non pas le fait dêtre ce que nous sommes, ni même
dabord dêtre aimés, reconnus, pardonnés,
mais le fait, plus originaire encore, davoir été
possibles. Car ce simple fait contient de lui-même la promesse
dun monde nouveau. La naissance est le lieu de la grâce
comme lattestation formelle dun monde qui demeure, en dépit
de tout, ouvert à lavenir, à autre chose, à
du neuf. Cest cette puissance du possible, cette force proprement
transcendante qui sincarne dans le simple fait de la natalité.
Hannah Arendt nous met sur la voie de ces propos lorsquelle
écrit, dans La condition de lhomme moderne, ce texte magnifique:
« Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines,
de la ruine normale, naturelle, cest finalement le fait de la
natalité, dans lequel senracine ontologiquement la faculté
dagir. En dautres termes : cest la naissance dhommes
nouveaux, le fait quils commencent à nouveau, laction
dont ils sont capables par droit de naissance. Seule lexpérience
totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines
la foi et lespérance, ces deux caractéristiques
essentielles de lexistence que lantiquité grecque
a complètement méconnues, écartant la foi jurée
où elle voyait une vertu fort rare et négligeable, et
rangeant lespérance au nombre des illusions pernicieuses
de la boîte de Pandore. Cest cette espérance et cette
foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la
plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des évangiles
annonçant leur bonne nouvelle : Un enfant nous est né
13. »
Nous noublions
pas que chez Arendt, ce miracle de la naissance qui sauve le monde est
affirmé au terme dun parcours qui a placé la fragilité
au cur même de laction et de lhistoire. Et cest
donc face à la mort, en tension, en lutte avec elle, que la natalité
se trouve exaltée. Telle une façon de concevoir la natalité
comme la manière ultime den finir avec les illusions de
limmortalité, de cette velléité de domination
et de toute-puissance que nous évoquions tout à lheure.
Comme une façon de dire que cest en acceptant notre fragile
humanité que la naissance simpose réellement comme
cette « interférence » qui « interrompt lautomatisme
inexorable de la vie quotidienne [
] se précipitant vers
la mort 14 ».
Mais cette grâce davoir été possibles, ce
miracle de la natalité, nest pas seulement cette impulsion
créatrice de notre vie, cette grâce traverse lexistence
pour ressurgir à chaque instant et nous ressaisir à nouveau.
Cest bien cette grâce davoir été possibles
qui nous touche à nouveau lorsque nous nous trouvons réaffirmés
dans notre être, redéployés dans le monde, éveillés
à de nouvelles possibilités dexistence. Cest
bien cette grâce qui nous saisit lorsque nous nous surprenons
capables dinnovation et daction, lorsque la bonne nouvelle
des évangiles devient la nôtre : un enfant nous est né,
le monde nous est redevenu possible.
Cette action, enfin possible, sacceptera désormais dans
sa fragilité, comme ayant pu ne pas être possible, comme
étant proprement miraculeuse, comme étant possible alors
que plus rien ne pouvait lespérer. Dieu désigne
alors cette force du recommencement. Cette puissance du matin qui fait
que malgré tout, malgré ce qui sest passé,
tout en étant contemporain à ce passé qui nest
pas dépassé, une nouveauté demeure possible. Une
étoile. Un lendemain possible.
Du silence à laction, en passant par la révolte,
la mémoire et le réveil, les drames de notre histoire
collective ne rempliront pas la dernière page de lhistoire
humaine.
Raphaël
Picon