Questionner
Ma pratique du dialogue : de la certitude à la conviction
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Aujourdhui, il nest plus possible dopposer le Dieu des chrétiens aux idoles des autres religions |
Certains cèdent à la vogue du renouveau religieux et exorcisent leur peur dun futur incertain par un retour vers les certitudes dhier. Dautres, dont je suis, préfèrent la voie de louverture risquée, forts de leur conviction. Pour nous, car nous sommes plusieurs, le temps des certitudes est fini, et fait place à celui des hommes et des femmes de conviction.
Cette voie tourne le dos aux vérités verrouillées, mais ne souvre pas pour autant aux doutes que lui reprochent trop souvent les amis fondamentalistes. La voie de la conviction nest pas semée de doutes; elle rencontre des questions.
Cest ce que je retiens de mon expérience, après de nombreuses années dun dialogue avec dautres croyants, juifs, musulmans, bouddhistes ou hindouistes, et bahais. Tant à la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix quau dialogue entre la Fédération Protestante et lUnion Bouddhiste en France, comme en dautres occasions (un voyage en Inde du sud sur les traces du père Montchanin, une semaine denseignement auprès du Dalaï Lama au monastère de Karma Ling, par exemple), jai affermi ma première conviction: tout dialogue vrai fuit la mode qui trempe les lèvres dans le potage insipide de linterreligieux. Le dialogue, au contraire, interroge sans relâche qui sy consacre et le contraint à approfondir sa foi. Sil est sincère, le dialogue est questionnement incessant et exigeant.
La première question rencontrée, bien évidemment, concerne Dieu. Aujourdhui, il nest plus possible dopposer le Dieu des chrétiens aux idoles des autres religions. Certes, les temples hindouistes regorgent de divinités statufiées de mille façons, au point de rebuter tout protestant de souche. Mais quand on aborde la pensée des grands sages hindous, on ap-prend que derrière ces représentations, une spiritualité profonde prend source à une réalité divine unique. De même chez les chrétiens orientaux, les images couvrant liconostase ne sont pas objet dadoration, mais des icônes. «Dieu au-dessus de Dieu»; cette belle formule de Paul Tillich, signifie que le mot «dieu» est langage dhomme. De même quil y a plusieurs langues humaines, il y a plusieurs noms pour dire Dieu; aucun nappréhende la réalité divine dans sa totalité. Jaime emprunter à Paul Ricur le terme de «fondamental» pour désigner la réalité divine située au cur des religions. Chaque croyant se rapproche des autres par lapprofondissement de sa propre foi. Il est engagé sur létroit chemin qui, sans cesse, décante les scories de sa tradition pour atteindre le véritable «fondamental», ou pour se laisser atteindre par lui. Là est la réponse aux fondamentalistes de toutes les traditions religieuses.
Un deuxième questionnement porte sur le Christ. Sil est chemin, est-il le «seul» chemin, comme nous lavons appris? Dialoguer avec des croyants autres que chrétiens fait découvrir chez eux tout à la fois un profond respect pour la personne de Jésus et dautres voies pour toucher au fondamental. Le choc est rude pour le chrétien, car il le contraint à une relecture attentive du Nouveau Testament, ainsi quà une réinterprétation des affirmations dogmatiques conciliaires. Pourquoi, par exemple, identifier Jésus le Fils et Dieu le Père, comme le fait le concile de Nicée-Constantinople, alors que la tradition néotestamentaire ne sy résout jamais? Ce lent travail de relecture commence à peine, le chantier est vaste, et les instances religieuses chrétiennes comme la plupart des fidèles ny semblent pas prêts.
Blason de Théodore Monod. Ce blason est volontairement interreligieux : plusieurs fleurs de différentes religions avec une même et seule racine, sans parler des inscriptions latines :«Le soleil luit pour tous», «Des fleurs différentes, une racine unique» et «Il y avait un Arbre de vie dont les feuilles servaient à la guérison des Nations» (Apocalypse). |
Dautres questions concernent lÉglise. Est-elle seule porteuse de salut pour tous les hommes? Les dialogues largement pratiqués aujourdhui éludent curieusement la question. Sil y a des traces de Dieu dans toutes les religions, comme laffirment diverses Églises, ce ne sont, précisent-elles, que des «étincelles de la vérité». Seul le christianisme, disent-elles, ouvre la voie royale à Dieu. Comment alors pratiquer un dialogue entre partenaires égaux en totale réciprocité? Et sil y a dialogue entre égaux, que faire de la mission de lÉglise? Je ne peux pas, pour ma part, mengager dans un dialogue sincère avec un croyant dune autre foi que la mienne si je désire le convertir à ma foi propre. Jai devant les yeux un frère ou une sur bouddhiste, juif ou musulman, et je ne peux mimaginer vouloir lamener par le dialogue à ma foi chrétienne. Ce serait inconvenant. Certes tout dialogue interreligieux comporte un risque et sy consacrer nest pas un acte innocent. Lexpérience du dialogue apprend pourtant quil conduit à mieux affermir ses racines. Au prix cependant de sérieuses remises en question.
Faut-il pour autant renoncer à toute action missionnaire? Oui, quand il sagit de croyants sincères dune autre foi. Avec eux il nest pas question de mission, mais de témoignage. Je ne me permettrais pas dédulcorer ce que je crois devant un tel croyant, soi-disant par respect pour sa propre foi. Lui cacher ce qui nous sépare serait lui manquer de respect. Par le dialogue pratiqué, je découvre ce que nous avons en commun sur le terrain de lexpression religieuse de nos fois réciproques: la semblable approche dune réalité ultime que je nomme Dieu, et qui est toute ma vie. En même temps, souvre entre nous le fossé de nos divergences: ma foi ne peut se fondre avec celle de lautre; de lirréductible nous sépare.
Par contre, une action missionnaire commune simpose aujourdhui à tous les croyants dans leur diversité religieuse. Je la trouve parfaitement définie par lattitude de Jésus face aux tentations de ladversaire, telle que deux évangiles nous la rapportent. Le diable cherche à séduire Jésus sur trois terrains. Dabord, celui de lavoir: se fabriquer des biens matériels, fussent-ils de première nécessité comme du pain. Ensuite, celui du pouvoir: dominer sur le monde entier. Enfin, celui du croire: se complaire dans lextase religieuse. Les hommes de notre temps cèdent à lune ou à chacune de ces tentations, cest lévidence même. Ils se laissent gagner par lappétit du pouvoir, par lattrait de léconomie de marché, ou par les séductions de livresse religieuse. Chaque religion doit faire entendre haut et fort son message prophétique propre pour mener une action véritablement missionnaire qui rappelle aux hommes quils ne vivent pas seulement de pain, mais dune Parole.
Le dialogue interreligieux nest donc pas un long fleuve tranquille. Jai soulevé quelques-unes des questions quil fait rencontrer. Jai esquissé des réponses, qui suscitent à leur tour des questions nouvelles. Si le fleuve a recueilli, en ce début de siècle, plusieurs affluents, il est loin, très loin de déboucher sur locéan. Il lui faudra sans doute traverser des rapides, chercher sa pente, prendre son rythme. En suivant le courant, chacun sur son embarcation, nous sera-t-il possible de naviguer de concert, en évitant toute concurrence inutile?
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Numéro 190 |
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